Ken Loach

« Il faut créer du désordre dans les idées dominantes »

Photo : Sixteen film

Le livre a moins défrayé la chro­nique que le der­nier film du cinéaste. Il n’en est pas for­cé­ment moins inté­res­sant. Avec Défier le récit des puis­sants, Ken Loach confie à l’écrit, pour la pre­mière fois de manière aus­si détaillée, ce qui, dans sa vision poli­tique de la socié­té comme dans son tra­vail, relie puis­sance d’engagement poli­tique et esthé­tique de la résis­tance. Son pro­pos mêle d’ailleurs les deux dimen­sions en per­ma­nence. Ceux qui ont le pou­voir, affirme-t-il dans son petit ouvrage-mani­feste par­ti­cu­liè­re­ment éclai­rant, mettent tout en œuvre pour que le peuple ne s’oppose pas à son véri­table enne­mi, la classe diri­geante capi­ta­liste. D’où, pour l’artiste, la néces­si­té de défier le récit léni­fiant des puis­sants, d’enrayer la méca­nique, de créer du désordre dans les idées… Il s’ouvre aux lec­teurs d’Agir par la culture sur le sens de cette mission.

Rien, mais abso­lu­ment rien, n’indique, en arri­vant dans les bureaux de Six­teen Films à Londres, en plein quar­tier de Soho, qu’on pénètre dans le camp de base de l’un des plus impor­tants réa­li­sa­teurs euro­péens de notre temps. À moins que ce « rien », jus­te­ment, ne soit le fil rouge de la démarche poli­tique et ciné­ma­to­gra­phique de Ken Loach… Celui pour qui un film ne peut être « réel­le­ment poli­tique » que s’il y a « une cohé­rence entre sa sen­si­bi­li­té et son conte­nu », veille aus­si à tou­jours être impli­qué, aux côtés du pro­duc­teur, dans l’élaboration du bud­get de ses films. Il s’agit, dit-il, de s’assurer de la cohé­rence, encore, « entre les moyens mis en œuvre et le sujet du film ».

À moi­tié prix de la moyenne des films bri­tan­niques, la force créa­trice et la puis­sance d’engagement ne sont mani­fes­te­ment pas affaire de gros moyens chez Six­teen Films. Ce fil rouge tra­verse les lieux eux-mêmes. La façade grise de l’immeuble et la porte d’entrée sont les plus étroites de War­dour Street. L’escalier est à la mesure. La socié­té et sa petite équipe tiennent sur deux étages à peine. Un et demi serait plus juste. Le der­nier, où nous conduit la pre­mière col­la­bo­ra­trice du cinéaste, se résume à une petite pièce man­sar­dée sans appa­rat. Au mur, quelques affiches de films, sur le sol, deux ou trois clas­seurs semblent n’avoir pu trou­ver autre lieu de ran­ge­ment en l’absence d’étagère. Au centre, une table en bois et quatre chaises rem­paillées. Les tra­vaux de la rue percent, en même temps que la lumière de l’après-midi, à tra­vers l’unique fenêtre. Bais­sant la tête pour pas­ser sous le lin­teau de la porte, entre le « grand » Ken Loach, 78 ans, « pal­mé », « césa­ri­sé », « our­sé » (à Ber­lin). Atten­tion­né, pré­ve­nant, il s’amuse de la coïn­ci­dence de notre ren­contre et de la sor­tie en Bel­gique, le jour même, de son der­nier film.

Parmi les critiques de votre dernier film, Jimmy’s Hall, on entendait, ce matin, un journaliste cinéma regretter « l’éternel côté manichéen » de Ken Loach, qui oppose, selon lui, les gentils du peuple aux méchants de l’autorité. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

J’y suis habi­tué. Mon hypo­thèse, c’est que ce type (ou sté­réo­type) de regard est biai­sé. Il est lié à un point de vue de classes moyennes qui s’attendent tou­jours à ce que les per­son­nages de la classe ouvrière soient des vic­times, des escrocs ou des frau­deurs. Le grand cli­ché actuel, dans les médias, c’est de faire des allo­ca­taires sociaux des frau­deurs invé­té­rés ou des assis­tés per­ma­nents, qui, dans l’un et l’autre cas, pro­fi­te­raient indû­ment des allocations.

Une variante de ce regard « middle class », c’est de les voir comme des gens qui se réduisent, comme per­sonnes, aux pro­blèmes qu’ils connaissent, et qui, de sur­croît, ne com­prennent rien à ce qui leur arrive. Mais quand on est issu soi-même de ce milieu et que l’on vécu ou que l’on vit l’histoire sociale « en pre­mière ligne », on sait que c’est l’inverse qui est vrai. Il suf­fit d’ailleurs d’avoir l’occasion de dis­cu­ter avec des tra­vailleurs de milieu ouvrier, comme l’étaient mes parents (des mineurs, du côté de mon père), pour se rendre compte qu’ils maî­trisent les lignes de force des rap­ports sociaux et de la conflic­tua­li­té sociale. Ils n’ont pas besoin qu’on leur fasse la leçon : ils sont par­ties prenantes.

Et, ça, c’est bien une des pre­mières choses que nous avons essayé de mon­trer dans nos films. Il est impor­tant pour cela de tra­vailler avec des auteurs qui viennent, eux aus­si, de cette classe sociale, qui en connaissent les par­lers, les atti­tudes, le sens de l’humour. Et qui, parce qu’ils ont ce back­ground vécu, sont capables de voir les gens avec leurs contra­dic­tions, avec leurs bons et leurs moins bons côtés, leurs forces et leurs fai­blesses, mais aus­si, leurs amu­se­ments, leurs blagues, parce que ce sont des gens drôles, qui aiment s’amuser. Et cela, à nou­veau, c’est pré­ci­sé­ment ce que les cri­tiques des classes moyennes ne par­viennent pas à percevoir.

Vous évoquez le parler, les dialectes, les accents… L’image assez condescendante, dans beaucoup d’esprits, des classes populaires n’est-elle pas aussi forgée par la dévalorisation sociale courante du langage populaire, de ses formes d’expression plutôt orales, peu élaborées ? Autrement dit, le fait même de ne pas s’exprimer dans les codes langagiers socialement reconnus et valorisés serait un marqueur social d’incohérence intellectuelle, d’irrationalité, d’incapacité de (se) penser…

Oui, oui. Et cela se tra­duit net­te­ment dans des repor­tages de télé­vi­sion. Lorsqu’éclate un conflit social dans le sec­teur de l’industrie, par exemple, les équipes de télé se rendent, d’abord, à la sor­tie de l’usine, où il y a en géné­ral beau­coup d’agitation, et elles mettent leur micro sous le nez de trois ou quatre gars. L’un va tenir tel pro­pos, un autre va le reprendre, un troi­sième va cou­per la parole aux deux pre­miers, ce qui va débou­cher sur un dis­cours plus ou moins décou­su, en dépit de la grande cohé­rence de pen­sée ou de réflexion dont les mêmes peuvent faire preuve, dans d’autres cir­cons­tances, en tant que col­lec­tif de sala­riés. On coupe ensuite le micro, et on se rend au bureau de la direc­tion ou du porte-parole de la direc­tion. Là, l’interlocuteur patro­nal est au calme, il s’exprime clai­re­ment, d’autant plus si c’est son métier. Indé­pen­dam­ment du fait de savoir qui a tort et qui a rai­son, se des­sine l’image de quelqu’un de rai­son­nable, à la pen­sée bien construite, d’un côté, et d’un groupe d’agités assez irra­tion­nels, de l’autre. Les médias mettent les tra­vailleurs dans des situa­tions où ils ne peuvent pas, tout sim­ple­ment, s’exprimer conve­na­ble­ment, ou dire ce qu’ils pensent véri­ta­ble­ment. On est face à une inéga­li­té de trai­te­ment dans le dis­po­si­tif média­tique lui-même, qui vient se gref­fer sur des dif­fé­rences de lan­gage, de vécu et de posi­tion, celles-ci, plus appa­rentes, venant occul­ter l’existence de celle-là.

Dans le cas de figure que vous évoquez, les journalistes demandent d’ailleurs presque systématiquement aux travailleurs ce qu’ils « ressentent », alors qu’ils demandent aux employeurs d’expliquer les « raisons » de leur décision…

Oui, c’est très juste. Les tra­vailleurs se retrouvent à l’écran avec la seule expres­sion pos­sible de leurs émo­tions, pas de leur ana­lyse de la situa­tion. C’est exa­cer­bé par le type de dis­cours que tiennent les direc­tions syn­di­cales, dans ce genre de cir­cons­tances, en Grande-Bre­tagne. Elles ne s’expriment pas sou­vent, mais lorsqu’elles sont invi­tées à le faire, elles met­tront presque tou­jours en avant la prio­ri­té à don­ner, selon elles, à la recherche d’un arran­ge­ment, sans savoir si cette prio­ri­té est repré­sen­ta­tive de ce que veulent leurs affi­liés impli­qués dans le conflit. On retrouve, là, tou­jours le même ques­tion­ne­ment poli­tique, la même ten­sion entre deux posi­tion­ne­ments et le même point d’équilibre à trou­ver à chaque fois : entre les rai­sons poli­tiques qui rendent néces­saire la pour­suite de la lutte au nom d’un idéal, d’une part, les motifs qui poussent à accep­ter un com­pro­mis au nom de la défense de ce qui a déjà été acquis, d’autre part.

Vous faites des films engagés, très politiques, basés sur l’idée du conflit de classes, mais sans tomber dans la propagande. En même temps, vos films sont populaires, accessibles, mais sans pour autant faire de concession aux recettes hollywoodiennes ? Quel est le secret ?

C’est une ques­tion de cré­di­bi­li­té, d’abord. Nous vou­lons que le film soit cré­dible. D’où l’importance, à mes yeux, du cas­ting et de la recherche du ou des per­son­nages en les­quels le public va croire. Ce qui me dérange le plus dans les grosses pro­duc­tions amé­ri­caines qui traitent de bons sujets, c’est ce que ce sont des films reven­di­ca­tifs, avec un bon mes­sage, mais com­plè­te­ment per­ver­tis par la méthode employée pour faire le film. Notam­ment, le recours à des stars : le héros est tou­jours inter­pré­té par une grande vedette. Résul­tat : les spec­ta­teurs sont moins por­tés à « croire » au pro­pos du film, car ils voient la « célé­bri­té » avant de voir le per­son­nage. Cette façon de faire conduit à pen­ser que seules les idoles d’Hollywood peuvent chan­ger le monde. Du coup, on entre­tient la pas­si­vi­té, on déve­loppe une sorte d’esthétique de la sou­mis­sion. Défier le récit des puis­sants, c’est défier ces films « par­faits » for­ma­tés par Hol­ly­wood, fai­sant de nous des citoyens pas­sifs, dociles, sans esprit critique.

Et puis, dans les films d’Hollywood, comme dans l’information de masse d’ailleurs, lorsqu’il est ques­tion de conflit, ce ne sont jamais des conflits entre classes, mais tou­jours une oppo­si­tion entre dif­fé­rentes opi­nions ou per­sonnes à l’intérieur de la classe domi­nante. On a de la vio­lence, mais pas de conflic­tua­li­té sociale, de rap­port social. Or, ce que j’essaie, moi, de mon­trer c’est que le conflit dans la socié­té est avant tout un conflit de classes. C’est plus réa­liste en regard de ce que les gens vivent, me semble-t-il, et ce n’est pas plus com­pli­qué à com­prendre. Il n’y a pas besoin de diplôme en sciences éco­no­miques pour com­prendre qu’une par­tie de la socié­té essaie d’exploiter l’autre. C’est du vécu. Et c’est ce vécu que je veux trans­mettre au public. C’est ce que je trouve si exal­tant : com­ment, lorsqu’on est un artiste, quelle que soit la dis­ci­pline, fait-on part de la condi­tion humaine consi­dé­rée dans ce rap­port social ? Com­ment la met-on en scène ?

Précisément. Vous, Ken Loach, comment procédez-vous ? Existe-t-il une esthétique de l’engagement qui vous serait propre, qui vous différencierait d’autres cinéastes ou artistes engagés ?

D’abord, je pense que toutes les formes d’art sont valables : on peut créer une œuvre pro­gres­siste ou radi­cale en étant sur­réa­liste, réa­liste, abs­trait… Peu importe : on n’a pas à arbi­trer sur la ques­tion de savoir s’il existe une forme meilleure qu’une autre. L’idée révo­lu­tion­naire est au contraire de favo­ri­ser la libé­ra­tion de tous les genres de repré­sen­ta­tion artis­tique ; sinon on entre dans une espèce de socio-réa­lisme sta­li­niste et rien n’est plus mortel.

Le deuxième point, c’est que dans notre façon de faire, c’est le scé­na­riste qui est roi, car tout com­mence avec le scé­na­riste à sa table de tra­vail devant une feuille blanche. Il faut résis­ter à la ten­ta­tion, omni­pré­sente au ciné­ma, de mettre tou­jours le réa­li­sa­teur en avant. Un film, c’est tou­jours une col­la­bo­ra­tion entre des per­sonnes qui par­tagent un point de vue à la fois esthé­tique et poli­tique, mais aus­si le sens de l’humour ! Cette com­pli­ci­té est sécu­ri­sante, elle per­met de ten­ter plus de choses, parce qu’on tra­vaille en confiance. Avec les scé­na­ristes, on dis­cute beau­coup d’abord et c’est en dis­cu­tant qu’on va voir émer­ger un évé­ne­ment, une his­toire appa­rem­ment ano­dine, un envi­ron­ne­ment, qui vont faire sur­gir une idée de film. Le maté­riau de départ, c’est une petite his­toire, qu’elle soit émou­vante, drôle, tra­gique, por­teuse de réflexion, qui met en pré­sence un groupe de per­son­nages avec leurs contra­dic­tions et leurs conflits. Et c’est l’implication de ces per­son­nages dans cette his­toire qui témoigne de notre vision du monde.

Dans nos films, la poli­tique se vit à tra­vers l’expérience humaine quo­ti­dienne, en l’occurrence à tra­vers l’histoire du film et les his­toires des per­son­nages. Les idées et les idéaux s’incarnent tou­jours dans des gens, ils ne sont jamais abstraits.

Il suf­fit, alors, de lais­ser se dérou­ler le fil de ces contra­dic­tions, de ces conflits humains, d’amener les acteurs à les révé­ler à par­tir d’une posi­tion de vul­né­ra­bi­li­té, d’incertitude ou d’indécision : plu­tôt que de leur dire, moi, ce que doit faire le per­son­nage, je demande aux comé­diens de se mettre, eux, à la place des per­son­nages, pour déci­der com­ment ils vont agir ou réagir. Il faut lais­ser l’histoire être vécue, et créer le plai­sir de la décou­verte de la manière tout à fait impré­vi­sible dont les per­son­nages inter­agissent. C’est ce qui fait la comé­die ou la tra­gé­die : l’incertitude, la contra­dic­tion, la fra­gi­li­té qui font de nous des êtres humains. Et c’est comme cela, je pense, que les spec­ta­teurs peuvent com­prendre les per­son­nages, entrer en rela­tion avec cha­cun d’eux et sai­sir ses enjeux. Tout le reste, le cadrage, la lumière, la durée d’une scène… se résume à la façon tra­duire, en termes média­tiques et, donc, tech­niques, le res­pect des détails de la condi­tion humaine dans votre his­toire : les tré­sors d’énergie que dépense une femme pour par­ve­nir à nour­rir ses gosses, la manière dont des gars se démènent pour conser­ver leur bou­lot, ou en retrou­ver. La soli­da­ri­té entre les gens, aussi…

La solidarité, c’est très important dans vos films ?

Pas seule­ment dans les films, dans la vie sur­tout. Et s’il y a bien une chose à côté de laquelle passent les cri­tiques ou les réa­li­sa­teurs de la classe moyenne, c’est cela : le sens de la soli­da­ri­té, qui est d’ailleurs un enjeu poli­tique clé (mais est rare­ment per­çu comme tel), car il consti­tue la puis­sance de la classe ouvrière : ce qui fait d’elle un acteur poten­tiel de trans­for­ma­tion sociale, c’est la force qu’elle déve­loppe à tra­vers la soli­da­ri­té. C’est la chose la plus sous-esti­mée ou la plus invi­sible par les cri­tiques de ciné­ma : ils ne la per­çoivent tout sim­ple­ment pas, parce qu’elle passe dans des détails, dans des gestes de tous les jours dont ils ne sont jamais les témoins, parce qu’ils n’ont jamais appar­te­nu à ce milieu social.

C’est un peu comme la place du plaisir dans votre cinéma, non ? On la souligne rarement…

« Si je ne peux pas rire, si je ne peux pas dan­ser, je ne veux pas faire par­tie de votre révo­lu­tion », disait Eva Gold­mann. Eli­mi­ner la joie, le plai­sir, l’amusement d’un film, je pense qu’il faut vrai­ment le vou­loir, car cela fait par­tie de la nature humaine. Si vous le faites, votre film perd en réa­lisme. Ce n’est pas un ingré­dient que l’on ajoute de l’extérieur, comme une pin­cée de sel : c’est natu­rel­le­ment déjà pré­sent. Même dans les mou­ve­ments poli­tiques. Dans la cel­lule du petit groupe trots­kyste dont j’étais membre quand j’étais jeune, il y avait un mili­tant qui ne par­ve­nait pas à convaincre les gens, parce qu’il avait… des dents hor­ribles ! Mais il ne vou­lait pas aller chez le den­tiste. Alors, la seule façon de le pous­ser à accep­ter d’y aller, a été de faire voter une réso­lu­tion par l’assemblée : « Le cama­rade doit aller chez le den­tiste, parce que c’est une néces­si­té, un devoir poli­tique » Il a dû s’y rendre et faire rem­pla­cer ses dents ! Alors oui, la soli­da­ri­té, le plai­sir, cela va ensemble, c’est inhé­rent à toute vie.

Pourtant, vous dites aussi que les gens tendent à devenir plus durs, plus cyniques, plus repliés sur eux-mêmes. N’est-ce pas contradictoire ?

Pas tota­le­ment, non. Le sens de la soli­da­ri­té, on va le retrou­ver désor­mais davan­tage au niveau des com­mu­nau­tés de vie locales que sur les lieux de tra­vail, où il a régres­sé, en rai­son de la pré­ca­ri­sa­tion des sta­tuts (intro­duc­tion des contrats à durée déter­mi­née, des contrats d’intérim, des contrats « zéro heure » main­te­nant), de la flexi­bi­li­té, de la frag­men­ta­tion déli­bé­rée des col­lec­tifs de tra­vailleurs. Cette évo­lu­tion com­plique ter­ri­ble­ment la tâche et l’action des syn­di­cats. Ce qui demeure, au plan de la vie quo­ti­dienne locale, c’est un sens ins­tinc­tif de la soli­da­ri­té, de l’entraide, entre voi­sins : on veille sur les plus âgés, on se débrouille pour amé­na­ger de petits espaces où les enfants du quar­tier peuvent aller jouer…

Mais en même temps, cela devient de moins en moins évident, parce que les gens tendent eux-mêmes à deve­nir plus « durs » dans les socié­tés divi­sées que nous connais­sons, où la cohé­sion sociale fait de plus en plus défaut. Et elle fait expres­sé­ment défaut, dans la mesure où les forces de droite exercent une stra­té­gie de divi­sion sociale déli­bé­rée. Ce n’est pas un acci­dent si les grandes cen­trales syn­di­cales de mineurs, de sidé­rur­gistes, de che­mi­nots, etc. se sont effon­drées : on les a sciem­ment cas­sées, à l’époque du that­ché­risme, parce qu’elles repré­sen­taient le gros des bataillons de tra­vailleurs, syn­di­ca­le­ment forts et poli­ti­que­ment conscien­ti­sés. Il y a une inten­tion déli­bé­rée de bri­ser l’unité de ces sec­teurs de tra­vail et de détruire leur puis­sance poli­tique. On ne s’en est d’ailleurs pas encore remis.

Dans votre livre, vous expliquez que la plus grande question qui se pose aujourd’hui est le moyen de maintenir la lutte, de l’alimenter. Quelle serait aujourd’hui la « bonne » stratégie ? Ou quelles seraient les conditions de reformation d’un vaste mouvement social ?

La pre­mière condi­tion, à mes yeux, est de com­men­cer à petite échelle, sur des enjeux locaux, et de tabler sur les pre­mières vic­toires pour fédé­rer, peu à peu, les par­ti­ci­pants à ces mobi­li­sa­tions, et élar­gir, pro­gres­si­ve­ment, le champ de l’action. Par exemple, on a vécu, récem­ment, dans la ban­lieue sud de Londres, une grande cam­pagne qui s’est avé­rée fina­le­ment vic­to­rieuse pour empê­cher la fer­me­ture annon­cée d’un hôpi­tal de proxi­mi­té. Les habi­tants du quar­tier se sont joints à la mobi­li­sa­tion des tra­vailleurs de l’hôpital, ils ont ima­gi­né, ensemble, une très bonne stra­té­gie et ont fini par faire recu­ler la direc­tion. Voi­là bien une lutte exem­plaire qui peut faire tâche d’huile, si l’on par­vient à embrayer autour de cette dyna­mique victorieuse.

Une autre condi­tion est de retrou­ver une direc­tion syn­di­cale suf­fi­sam­ment puis­sante, qui puisse jouer son rôle de tête de pont de l’organisation des luttes à tous les niveaux, dont le niveau natio­nal. C’est un enjeu majeur, ici, en Grande-Bretagne.

Une troi­sième condi­tion, pour nous, c’est que l’organisation syn­di­cale rompe avec le par­ti tra­vailliste : les gens qui s’affilient au syn­di­cat paient des coti­sa­tions, et le syn­di­cat trans­fère une par­tie de cet argent au par­ti tra­vailliste pour que celui-ci fasse juste l’inverse de ce que veulent les affi­liés. C’est une absur­di­té. C’est comme si les dindes votaient pour la Noël, dit une vieille blague !

Quel est le rôle de l’artiste dans ce combat ?

Agi­ter, édu­quer, orga­ni­ser ! Nous fai­sons des films pour ten­ter de sub­ver­tir, de créer du désordre et sou­le­ver des doutes. Pour enrayer la méca­nique (la stra­té­gie de divi­sion des forces de tra­vail, par exemple), bous­cu­ler le sta­tu quo, défier le dis­cours domi­nant. Il nous revient, sans doute plus qu’à d’autres, d’élargir les hori­zons de l’imaginaire. On passe sou­vent à côté de cette oppor­tu­ni­té, parce qu’on est tous pris par les mille et un sou­cis et petits com­bats de la vie quo­ti­dienne : le bou­lot, le paie­ment des fac­tures, du loyer, l’école des enfants… Les artistes ont la lati­tude, eux, d’explorer, d’imaginer à quoi pour­rait res­sem­bler un monde qui per­mette davan­tage aux gens de réa­li­ser le poten­tiel qu’ils ont en eux, de construire une vie plus riche. C’est la fonc­tion des artistes de rap­pe­ler constam­ment qu’il existe un autre monde pos­sible, meilleur et moins étri­qué que celui-ci.

C’est aussi de s’engager en dehors de ses œuvres : pourquoi avez-vous appelé, avec d’autres, à un boycott artistique, académique et sportif d’Israël ?

On ne peut pas res­ter les bras croi­sés. Même si ce type de boy­cott, est celui qui fait le plus débat… Le boy­cott est une tac­tique, pas un prin­cipe en soi qu’il fau­drait appli­quer en toutes cir­cons­tances. Boy­cot­ter les films chi­nois, par exemple, n’aurait aucun sens, parce que les auto­ri­tés de Pékin cen­surent déjà leurs propres pro­duc­tions natio­nales, et ne veulent pas que cer­tains films soient mon­trés en dehors du pays. Il est plus oppor­tun d’accueillir des films chi­nois à l’étranger si l’on veut faire pres­sion sur la Chine et son régime. Par contre, cela a por­té ses fruits contre l’Afrique du Sud de l’apartheid, dont les Spring­boks, la fameuse équipe natio­nale de rug­by, n’était jamais invi­tée à l’étranger.

Ici, aus­si, c’est ce type de boy­cott, à mon sens, qui est le plus sus­cep­tible d’avoir un impact, ne fût-ce que sym­bo­lique, puisque c’est l’image d’Israël qui est décons­truite à tra­vers lui : Israël se voit comme une démo­cra­tie occi­den­tale moderne qui « nous res­semble », dans la mesure, notam­ment, où elle prend part à la vie cultu­relle, artis­tique et spor­tive occi­den­tale. Ce dont ses diri­geants sont très fiers. C’est donc sur ce point que l’État israé­lien est vulnérable.

C’est d’autant plus légi­time, si j’ai bien com­pris, que, lorsqu’un artiste ou une com­pa­gnie de théâtre est sub­ven­tion­né par des fonds publics, ils doivent s’engager à deve­nir des ambas­sa­deurs des valeurs d’Israël, de se muer en avo­cat du pays, où qu’ils soient dans le monde. Il ne s’agit donc plus d’un pro­jet artis­tique libre, puisqu’il est lié à l’obligation de défendre la poli­tique du pays.

L’autre aspect, c’est que cet appel au boy­cott est fait en réponse à une demande des Pales­ti­niens. C’est un lien logique à mes yeux : où on prend par­ti pour le peuple oppri­mé, ou, si on ne le fait pas, on lui tourne le dos, on est contre lui.

Jimmy’ Hall serait votre dernier film… En admettant que ce soit le cas, en tirant votre révérence, quel conseil auriez-vous à donner à un jeune artiste qui débute ?

Je n’aime pas cela. Ce serait très pré­ten­tieux de ma part de don­ner des conseils ou de faire la leçon…

Mais quand même…

[Après un long temps de réflexion…] Il est très impor­tant de connaître l’histoire, de savoir d’où l’on vient et dans quelle socié­té on vit : une socié­té de classes tra­ver­sée par un conflit de classes.

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