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KVS : Un théâtre dans le débat public

Photo : Andre Delier

Direc­teur artis­tique depuis mai 2001 du KVS, le Théâtre royal fla­mand, Jan Goos­sens a sui­vi des études lit­té­raire et phi­lo­so­phique. Il a fait du KVS un véri­table théâtre de ville, mul­ti­lingue, plu­ri­dis­ci­pli­naire, en phase avec la réa­li­té bruxel­loise. Ouvert à tous les cou­rants fas­ci­nants qui tra­versent les arts de la scène inter­na­tio­nale, le KVS n’en est pas moins ouvert aux ques­tions poli­tiques. Ren­contre avec cet ancien Anver­sois qui habite Bruxelles depuis près de vingt ans.

Quelles peuvent être les conséquences de la montée de la N‑VA sur les politiques culturelles en Flandre ?

Je n’ai pas envie de me foca­li­ser uni­que­ment sur la N‑VA. Je vois une crise euro­péenne plus géné­rale. La glo­ba­li­sa­tion et la situa­tion éco­no­mique mon­diale font très peur aux gens un peu par­tout en Europe. Il y a un repli sur soi et une ten­dance à faire des choix élec­to­raux de droite qui remettent en ques­tion la notion même de soli­da­ri­tés entre com­mu­nau­tés. Cela se vit for­te­ment en Flandre.

Dans le monde artistique, comment vit-on ce repli identitaire ?

Je sup­pose que les gens ont un peu peur mais pas for­cé­ment de la N‑VA. Je ne trouve d’ailleurs pas qu’il faille en avoir peur. Il faut être très clair : la N‑VA est un par­ti démo­cra­tique avec un pro­jet poli­tique tout à fait légi­time. Que ce soit au niveau de son pro­gramme poli­tique ou du dis­cours de Bart De Wever, la N‑VA n’est pas un par­ti raciste. On pour­rait presque dire que la mon­tée de la N‑VA en affai­blis­sant le Vlaams Belang est une bonne chose. En même temps, je crois qu’en Flandre, il y a quand même une fâcheuse ten­dance à déve­lop­per un dis­cours de plus en plus natio­na­liste, de plus en plus fla­mand, pous­sant vers un repli sur soi. Tout cela conduit à ce que cer­taines concep­tions du vivre ensemble, qui me sont très chères, deviennent de plus en plus pro­blé­ma­tiques. C’est une chose que je res­sens for­te­ment depuis 10 ans, tous par­tis poli­tiques confon­dus. La N‑VA se dis­tin­guant en pous­sant ce dis­cours tou­jours plus loin.

Je dirais qu’il y a aus­si le rap­port de la Flandre avec une ville comme Bruxelles, mul­ti­cul­tu­relle et mul­ti­lingue. Un centre cultu­rel comme le KVS, for­te­ment sub­ven­tion­né par la Com­mu­nau­té fla­mande, a fait le choix de mettre cette ville et cette réa­li­té mul­ti­cul­tu­relle et mul­ti­lingue au cœur de son pro­jet artis­tique. Ce pro­jet, je dois l’expliquer et le défendre de plus en plus. C’en est même un peu angois­sant ! Et en même temps, cela montre que ce pro­jet est plus per­ti­nent que jamais. Il y a de moins en moins d’espace dans le débat public en Flandre pour un dis­cours qui prône le vivre ensemble. Et cela, les artistes et le sec­teur cultu­rel le res­sentent clai­re­ment depuis quelques années.

Par exemple ?

Un exemple par­lant est celui de la mani­fes­ta­tion « Pas en notre nom » en Flandre. Il s’agissait d’une mani­fes­ta­tion d’une cin­quan­taine d’artistes fla­mands qui après les élec­tions légis­la­tives, au beau milieu de la crise de la construc­tion du Gou­ver­ne­ment fédé­ral et le blo­cage ins­ti­tu­tion­nel ont dit : « Pas en notre nom », nous ne vou­lons pas de cette impasse, nous esti­mons qu’il faut conti­nuer à dia­lo­guer, à pou­voir tra­vailler ensemble, qu’une soli­da­ri­té entre com­mu­nau­tés lin­guis­tiques en Bel­gique n’est pas quelque chose à détruire ou à remettre constam­ment en ques­tion. Tous ces artistes étaient des gens recon­nus comme Tom Lanoye ou Alain Pla­tel, le KVS avait sim­ple­ment accueilli cet évé­ne­ment. Eh bien, nous avons été très for­te­ment atta­qués pen­dant six mois par l’ensemble du monde poli­tique. Des aca­dé­mies, des médias, des gens à l’intérieur du monde cultu­rel ont posé ouver­te­ment la ques­tion : « Le KVS devait-il s’exprimer de cette façon ? ». Ils esti­maient qu’un théâtre devait faire du théâtre, que cette mani­fes­ta­tion était un évé­ne­ment poli­tique et qu’il n’avait donc pas sa place sur nos pla­teaux. En clair : « Faites votre tra­vail artis­tique et lais­sez la poli­tique aux poli­tiques, sinon cela détrui­ra votre cré­di­bi­li­té artis­tique ». Per­son­nel­le­ment, je ne par­tage pas du tout cette concep­tion du théâtre et d’une ins­ti­tu­tion comme le KVS.

Face aux cri­tiques des poli­tiques, de plus en plus d’artistes, d’organisations et de centres cultu­rels se retirent de ce débat et se taisent. C’est en par­tie dû à la crainte qu’après les pro­chaines élec­tions en juin 2014, il y aura une majo­ri­té (et pas seule­ment la N‑VA) qui tien­dra un dis­cours très fla­mand, pas pro-Bruxelles. Très pro­ba­ble­ment, la culture ne sera plus défen­due et sou­te­nue comme elle l’est encore aujourd’hui en Flandre. Mais se reti­rer du débat poli­tique n’est pas une bonne atti­tude. Le risque pour le monde cultu­rel après juin 2014 est certes bien réel mais cepen­dant, ce risque exis­te­ra quelle que soit la nou­velle majo­ri­té. Adop­ter une posi­tion très visible et très cen­trale dans la socié­té me parait la meilleure façon de se pré­mu­nir. Si on prend le pli de se taire, per­sonne ne sau­ra que nous exis­tons. Cela crée­ra de l’indifférence qui ne nous sera aucu­ne­ment utile dans les années qui viennent.

Vous préparez une réponse à cette indifférence ?

Tout le pro­jet du KVS essaie d’être dans une dyna­mique de défense d’un pro­jet cultu­rel très lié à une vision urbaine, du vivre ensemble dans notre ville et dans notre socié­té en géné­ral. Nous défen­dons un pro­jet qui part du tra­vail des artistes avec l’ambition de ne pas nous enfer­mer dans un monde artis­tique res­treint, de ne pas tra­vailler dans notre petit milieu avec tou­jours les mêmes publics, en s’auto-valorisant entre-nous. Je crois que chaque pro­jet artis­tique fort doit avoir une dimen­sion qui va au-delà de ce qui est pure­ment artis­tique, qui essaie d’ajouter quelque chose au vivre ensemble, même si c’est d’une façon poétique.