Nicoline van der Sijs est née aux Pays-Bas, elle est linguiste et étymologiste de formation. Dès 1996, elle étudie les emprunts lexicaux du néerlandais, c’est-à-dire les mots employés dans le néerlandais qui viennent d’une autre langue, mais aussi les mots qu’une autre langue a pris au néerlandais. Elle estime que ces emprunts représentent les vestiges d’échanges entre langues restées en contact et la preuve aussi de l’influence d’une culture sur une autre. Rencontre.
D’où vous vient votre passion pour la linguistique ?
J’ai commencé mes études en langues slaves en 1973. Dès le début, mes intérêts se dirigeaient vers la linguistique historique puisque la langue actuelle en est le résultat. La connaissance de ses phases historiques contribue à la compréhension de la langue moderne et spécialement de la variation actuelle, les différences entre les dialectes. Le vocabulaire contemporain est en quelque sorte la somme des influences étrangères et des développements indigènes.
Toutes les langues ont un besoin continuel de mots nouveaux, parce que la société se développe et que de nouvelles inventions se présentent. Les innovations sont dénommées par un terme nouveau et, quand cette innovation vient de l’étranger, des dénominations étrangères s’imposent dans le langage et deviennent des emprunts.
Quelles langues ont influencé le néerlandais ?
La plupart des emprunts en néerlandais sont originaires du français ; ensuite vient le latin, l’anglais n’arrivant qu’à la troisième place. L’influence exercée par le français se prolonge sur plusieurs siècles : du 13e au 19e. Les contacts étaient très intenses et le nombre de bilingues aux Pays-Bas était relativement élevé. Par exemple, à la Cour on parlait français à cette époque. La France avait une influence culturelle, économique et politique prépondérante dans toute l’Europe. La présence d’emprunts français dans le domaine de la mode et dans la cuisine est évidente. L’influence de l’anglais par contre ne se fait sentir que dans le courant du 20e siècle et surtout après la Seconde Guerre mondiale. Cette influence anglaise est internationale et se retrouve aussi dans le français. Certes, on constate en France des tentatives, notamment celles de l’Académie française, pour empêcher les emprunts anglais, mais elles sont vaines dans la langue parlée. Dès 1981, Josette Rey-Debove et Gilberte Gagnon ont consacré un dictionnaire exclusivement aux anglicismes dans le français.
À quoi sert-il de prohiber les emprunts étrangers ? Et pourquoi cherche-t-on à le faire ?
Les investigations montrent que la maîtrise des emprunts n’a guère ou même pas du tout d’effet. Telle maîtrise est en plus superflue : la plupart des emprunts disparaissent d’eux-mêmes après quelque temps, ils sont dépassés ou périmés dans la communauté linguistique. Ou bien les emprunts se trouvent être complètement intégrés dans la langue qui les a reçus : ils s’arrangent alors dans la prononciation et la morphologie, de sorte que l’on ne les reconnaît plus comme emprunts. Il n’y a donc aucune raison linguistique de retenir les emprunts. La raison principale de vouloir maîtriser les emprunts réside dans la peur de subir l’influence culturelle ou politique d’un autre pays. De nos jours, certains craignent l’impérialisme américain, dès lors on transforme cette crainte en aversion envers les emprunts anglo-américains.
Est-il exact que deux-tiers du vocabulaire anglais sont des mots d’origine française ?
En effet, l’influence du français sur l’anglais est grande. Il ne s’agit pas de 2/3 du vocabulaire, mais il y a des calculs disant que 75 % du vocabulaire anglais est originaire d’autres langues, dont le français, mais aussi le néerlandais, l’allemand, l’italien, l’espagnol, le latin, le grec, l’arabe, etc. Ces calculs ne sont pas sans problèmes, puisqu’ils sont dépendants de la définition du terme « vocabulaire ». Est-ce le contenu d’un dictionnaire à usage scolaire ou le grand Oxford English Dictionary historique ? Le pourcentage des emprunts dépend donc aussi de la source.
Le néerlandais, a‑t-il eu de son côté de l’influence sur le français ?
Bien sûr, et cette influence est ancienne. Elle date du temps où la famille des Mérovingiens a dirigé le royaume des Francs, entre 481 et 751. Les Mérovingiens étaient originaires des Pays-Bas et ils parlaient l’ancien néerlandais. Pendant cette période, le néerlandais a marqué le français de son empreinte. Cela explique la variété d’emprunts néerlandais dans la fameuse Chanson de Roland de 1080, où l’on raconte la défaite de Charlemagne dans la guerre contre les Basques en 788 à Roncevaux. Roland, le neveu de Charlemagne y mourut dans un combat d’arrière-garde. Les emprunts qu’on y trouve sont avant tout des termes de guerre comme épier (du néerlandais spieden), éperon (de spoor, d’une botte), guetter (wachten, « attendre »), fauteuil (vouwstoel), haïr (haten), heaume (helm), honnir (honen) et salle (zaal). Par la suite des centaines de mots néerlandais sont venus enrichir le français. À cette époque, deux sons nouveaux sont apparus : le h dans harpe par exemple (du néerlandais harp) et dans hêtre (heester) et le w, qui s’est développé en français moderne en g(u), ainsi gant venant de want.
Quand l’influence politique des Néerlandais a disparu du royaume des Francs, l’influence de la langue néerlandaise sur le français a‑t-elle disparu pour autant ?
Pas complètement. Les contacts entre le néerlandais et le français ont persisté notamment dans les régions bilingues dans la Flandre, la Wallonie et le Nord de la France actuels. On retrouve la plupart des emprunts néerlandais récents dans les dialectes wallons et picards. Une partie de ces emprunts est déjà démodée ou est en train de disparaître, car en France et en Wallonie aussi, tout comme dans les Pays-Bas, les dialectes perdent de plus en plus de terrain. Une autre partie est devenue commune dans le français, comme mite (néerlandais mijt) et tique (teek).
Ce sont avant tout les mots de tous les jours qui ont été empruntés dans les dialectes français, comme linsat (lijnzaad), bucail (boekweit), colza (koolzaad) et framboise (braambes). Les bières flamandes connaissaient aussi un bon débit, leurs noms inclus ; les emprunts le prouvent : faro, gueuze, hougarden, lambic, lopète. La présence des emprunts godaille et godailler, originaire du néerlandais vieilli goed aal, « bonne bière », montre à quel point les Français ont aimé la bière flamande.
Au Moyen-âge les villes flamandes étaient renommées dans toute l’Europe à cause de l’industrie drapière. On retrouve cette célébrité dans les termes popeline et cambrai, désignant le lin fin, venant des noms de ville Poperingen et Kamerijk. Aux 16e et 17e siècles, Espagnols, Français et Hollandais ont souvent fait la guerre en Flandre. Par conséquent, les Français ont connu toutes sortes de termes militaires néerlandais, comme : bivouac (bijwacht), blocus (blokhuis), boulevard (bolwerk), drosser (drossen) et quartier-maître (kwartiermeester). Dans le courant du 17e siècle, le siècle d’or de la République, le français a emprunté des mots néerlandais comme atlas, berm (devenu berme, dans la fortification), actie (action, au sens de « titre de capital foncier »), beurs « bourse de commerce » (en français Bourse), gas (gaz) et loterij (loterie).
Au cours des 20e et 21e siècles, l’influence du néerlandais sur le français s’est-elle réduite ?
L’influence du néerlandais a en effet fort diminué, mais elle n’est pas complètement supprimée. On a emprunté par exemple les noms des fromages hollandais édam, gouda et maasdam, les races canines groenendael et schipperke, l’espèce de pommes de terre bintje et le sport korfbal.
Comment jugez-vous l’influence du néerlandais sur le français en général ?
En 2010, j’ai écrit le livre Nederlandse woorden wereldwijd (Les mots néerlandais dans le monde), où j’ai établi l’inventaire de l’influence du néerlandais sur d’autres langues. Pour le français et les dialectes français, wallon inclus, j’ai compté près de 1550 emprunts au néerlandais.
Et quel est votre jugement sur les emprunts ?
Je suis complètement d’accord avec le grand spécialiste en matière d’emprunts, Louis Deroy, qui a écrit en 1956 : « Pour l’optimiste, l’emprunt est un enrichissement de la langue ; pour le pessimiste, il en est une altération regrettable. » Je suis de nature optimiste et je considère les emprunts comme un véritable enrichissement pour une langue et aussi comme un objet d’investigation important : les emprunts nous dévoilent les contacts entre les (parleurs des) langues du passé et d’aujourd’hui. Ils sont en quelque sorte le miroir de la culture.