L’enjeu culturel à Molenbeek

Illustration : Vida Dena

Après les atten­tats de Paris, en novembre 2015, Molen­beek résonne aux oreilles de ceux qui n’y vivent pas comme étant syno­nyme de base arrière du ter­ro­risme inter­na­tio­nal. C’est pour­tant mécon­naître les mul­tiples facettes de cette muni­ci­pa­li­té qui est à l’avant-garde des expé­riences de ges­tion de la mul­ti­cul­tu­ra­li­té. La diver­si­té sociale et cultu­relle de sa popu­la­tion conju­guée au boom démo­gra­phique pose de nom­breux défis dont les réponses vont être déter­mi­nantes sur l’avenir des villes mul­ti­cul­tu­relles et post-migra­toires. Dans cette pers­pec­tive, l’examen des dif­fé­rentes formes d’expression cultu­relle et artis­tique consti­tue des indi­ca­teurs per­ti­nents révé­lant les dyna­miques urbaines en cours.

La vie cultu­relle molen­bee­koise est carac­té­ri­sée tant par son effer­ves­cence que par sa plu­ra­li­té. En effet, pas un jour ne passe sans qu’une acti­vi­té cultu­relle ne soit orga­ni­sée dans la com­mune. L’agenda cultu­rel est assez dense, intense et varié. Cette dyna­mique cultu­relle est par­ti­cu­liè­re­ment hété­ro­clite et éclec­tique. On peut dis­tin­guer cinq carac­té­ris­tiques de cette varié­té culturelle.

Pre­miè­re­ment, les dis­ci­plines cultu­relles sont nom­breuses : les cultures popu­laires côtoient d’autres formes plus savantes. L’académie de des­sin, de musique ou quelques troupes de danse urbaine jouissent d’une répu­ta­tion qui dépasse les fron­tières de la ville.

Ensuite, deuxiè­me­ment, les publics se confondent en fonc­tion des per­for­mances artis­tiques. Cer­taines vont s’adresser à des séniors, d’autres à des com­mu­nau­tés eth­no­cul­tu­relles par­ti­cu­lières. Sou­vent celles-ci se mélangent, par­fois elles res­tent dans l’entre-soi.

Troi­siè­me­ment, Molen­beek pré­sente la par­ti­cu­la­ri­té d’avoir une plus grande diver­si­té cultu­relle des artistes, qui est liée à la socio­lo­gie de la popu­la­tion. La plu­part des artistes d’origine magh­ré­bine, par exemple, ayant acquis une renom­mée natio­nale, voire inter­na­tio­nale, viennent de cette com­mune. On ren­contre éga­le­ment de célèbres artistes fla­mands ins­tal­lés dans quelques quar­tiers gen­tri­fiés, près du canal.

Par ailleurs, qua­triè­me­ment, au-delà de la diver­si­té cultu­relle, il faut aus­si sou­li­gner la diver­si­té sociale des dyna­miques artis­tiques en cours à Molen­beek qui peuvent être le fruit tant d’artistes issus des quar­tiers popu­laires que d’artistes issus de milieux plus aisés. Par­mi eux, cer­tains s’inscrivent plu­tôt dans l’art ama­teur alors que d’autres sont de véri­tables professionnels.

Enfin, cin­quiè­me­ment, il faut aus­si sou­li­gner les dyna­miques artis­tiques for­melles, qui sont recon­nues à tra­vers des sub­ven­tions publiques ou une visi­bi­li­té média­tique mais aus­si et sur­tout tout un pan de l’activité artis­tique invi­si­bi­li­sée qui opère au niveau under­ground et qui passe sous le radar de l’agenda cultu­rel. Ces der­nières sont nom­breuses et peuvent ras­sem­bler chaque semaine plu­sieurs cen­taines de per­sonnes mais sans que ces évè­ne­ments ne soient relayés dans les canaux ins­ti­tu­tion­nels de communication.

L’ART ET LA CULTURE COMME OUTILS D’EXPRESSION POLITIQUE

À tra­vers leur dimen­sion sub­ver­sive, les expres­sions cultu­relles et artis­tiques peuvent être consi­dé­rées comme étant de véri­tables outils poli­tiques pou­vant ser­vir à trois rôles : légi­ti­mer, ques­tion­ner ou contes­ter le pou­voir et le sys­tème en place. Bien enten­du, cette consi­dé­ra­tion poli­tique ne met pas de côté la fonc­tion diver­tis­sante des dif­fé­rentes formes d’expression cultu­relle et artis­tique. Les pro­duc­tions ou les évè­ne­ments cultu­rels et artis­tiques ont tou­jours été nom­breux mais ont véri­ta­ble­ment explo­sé depuis la stig­ma­ti­sa­tion poli­tique et média­tique de Molen­beek. Toute une série de pro­jets cultu­rels est née après les tra­giques évè­ne­ments du 15 novembre 2015 à Paris et du 22 mars 2016 à Bruxelles. Ils ont qua­si tous Molen­beek pour point de départ. L’écrivain et essayiste Amin Maa­louf écri­vait dans son célèbre ouvrage Les iden­ti­tés meur­trières que nos iden­ti­tés sont mul­tiples mais qu’on se défi­nit dans la par­tie de notre iden­ti­té qui est la plus atta­quée. Dans ce cadre, les artistes molen­bee­kois, quelle que soit leur ori­gine cultu­relle ou sociale se sont repo­si­tion­nés à par­tir de cette iden­ti­té molen­bee­koise illus­trant ce réflexe goff­ma­nien du retour­ne­ment du stigmate.

On observe dès lors des ini­tia­tives cultu­relles et artis­tiques qui sont deve­nues de véri­tables moyens pour rem­plir trois fonc­tions qui reposent sur 1) l’identité ter­ri­to­riale ; 2) le dia­logue inter­cul­tu­rel ; et 3) l’engagement politique.

La pre­mière fonc­tion de ces pro­jets cultu­rels et artis­tiques s’inscrit dans une volon­té de créer un espace de dia­logue et d’échange entre les dif­fé­rents groupes que com­pose un ter­ri­toire don­né. On assiste ici et là à la consti­tu­tion de cho­rales inter­gé­né­ra­tion­nelles, à des com­po­si­tions de groupes de danse ou de troupes théâ­trales où les artistes viennent de milieux cultu­rels et sociaux dif­fé­rents. Dans ces cas, la diver­si­fi­ca­tion des membres du pro­jet consti­tue une sorte de « bran­ding » qui en fait la marque de fabrique pour réaf­fir­mer un mes­sage posi­tif, tour­né autour de l’inclusion et de la cohé­sion sociale.

Ensuite, la seconde fonc­tion consiste à répondre à des stra­té­gies de redé­fi­ni­tion iden­ti­taire basée sur la ter­ri­to­ria­li­té, à tra­vers l’affirmation de l’identité locale. En d’autres termes, quelle que soit l’origine cultu­relle ou sociale des artistes, ce qui compte avant tout, c’est leur atta­che­ment, leur sen­ti­ment d’appartenance au quar­tier, à la com­mune, voire à la ville. Ces stra­té­gies per­mettent de dépas­ser les grilles de lec­ture basées sur l’ethnicité ou sur les classes sociales pour affir­mer une appar­te­nance plus trans­ver­sale basée sur la ter­ri­to­ria­li­té. Bien enten­du, cette ten­dance ne doit pas effa­cer les autres formes d’appartenances (com­mu­nau­taires, eth­niques ou reli­gieuses), qui sub­sistent tou­jours et/ou qui peuvent se com­bi­ner avec cette appar­te­nance territorialisée.

Enfin, la troi­sième fonc­tion de ces expres­sions cultu­relles et artis­tiques est d’ordre poli­tique. Elle peut en effet consti­tuer une moda­li­té alter­na­tive du réper­toire de l’action poli­tique. En d’autres termes, l’activité artis­tique peut faire par­tie des outils de la par­ti­ci­pa­tion poli­tique non conven­tion­nelle. Elle per­met de contes­ter, de cri­ti­quer voire de ren­ver­ser le sys­tème poli­tique mais elle peut aus­si à l’inverse le cau­tion­ner, le légi­ti­mer et ain­si être au ser­vice du pou­voir. L’observation des expres­sions artis­tiques des jeunes issus des quar­tiers popu­laires montre par exemple que le fil conduc­teur de leur pro­duc­tion musi­cale, théâ­trale et humo­ris­tique tourne autour des enjeux qui reposent sur les ques­tions de dis­cri­mi­na­tion, d’exclusion et des inéga­li­tés. Celles-ci se trouvent au cœur des paroles de chan­sons ou des scé­na­rios théâtraux.

Ces trois fonc­tions sont en réa­li­té dif­fé­rentes façons de faire de la poli­tique. D’ailleurs, choi­sir de ne pas faire de la poli­tique est aus­si une façon de faire de la poli­tique, tout comme l’abstention au vote est une façon d’exprimer une opinion.

LES TROIS ENJEUX DE L’ACTIVITÉ CULTURELLE ET ARTISTIQUE

Ces trois fonc­tions révèlent trois enjeux qui me semblent pré­do­mi­ner l’action cultu­relle des artistes. Le pre­mier enjeu au niveau micro­so­cio­lo­gique est celui qui consiste à dépas­ser l’assignation eth­nique aux artistes dits « de la diver­si­té ». Ces der­niers plaident pour qu’ils soient consi­dé­rés avant tout comme artistes même si para­doxa­le­ment, ils s’auto-assignent par eux-mêmes dans cet enfer­me­ment iden­ti­taire. On observe cepen­dant plu­tôt une iden­ti­fi­ca­tion qui ne place plus l’ethnicité, à tra­vers des mar­queurs iden­ti­taires qui s’appuient sur l’origine ou la reli­gion, au cœur de leurs pro­duc­tions cultu­relles mais plu­tôt une iden­ti­fi­ca­tion ter­ri­to­riale qui se com­bine avec une mul­ti­pli­ci­té d’appartenances. Ce bri­co­lage iden­ti­taire qui se révèle à tra­vers l’expression cultu­relle et artis­tique tra­duit des recom­po­si­tions hybrides et cos­mo­po­lites inté­res­santes qui ont la par­ti­cu­la­ri­té de tra­duire une réelle transculturalité.

Le deuxième enjeu, au niveau méso­cio­lo­gique, est celui de la mixi­té cultu­relle et sociale qui se révèle à tra­vers les inter­ac­tions avec d’autres groupes ou indi­vi­dus. En effet, l’art et la culture per­mettent de dépas­ser les fron­tières sociales et les fron­tières de l’ethnicité. Un obser­va­teur atten­tif peut aisé­ment voir la diver­si­té cultu­relle des publics lors d’un évè­ne­ment axé sur le Hip-hop par exemple. L’homogénéité du public illustre une conver­gence de goûts plu­tôt qu’un mono­li­thisme lié à une appar­te­nance de classe ou d’une eth­ni­ci­té par­ti­cu­lière. Cepen­dant, les « ghet­tos » cultu­rels sont tou­jours d’actualité et consti­tuent des lieux où des codes cultu­rels com­muns sont par­ta­gés. D’où la néces­si­té d’ouvrir ces espaces fer­més (qu’ils soient blancs ou de cou­leur) pour com­prendre ces codes cultu­rels qui ne sont pas néces­sai­re­ment com­pris de part et d’autre. Cette capa­ci­té de décen­trage par rap­port à ces propres réfé­ren­tiels consti­tue un enjeu essen­tiel pour les années à venir. L’exercice n’est pas aisé et doit s’inscrire dans la réci­pro­ci­té. Comme le plaident les intel­lec­tuels post­co­lo­niaux, il est néces­saire de com­prendre que l’émancipation est une valeur essen­tielle mais qu’il y a plu­sieurs che­mins pour y arri­ver, sans tou­te­fois cher­cher à en impo­ser sa propre définition.

Enfin, le troi­sième enjeu, qui est plu­tôt d’ordre macro­so­cio­lo­gique, ques­tionne la phi­lo­so­phie des poli­tiques publiques. Il consiste à poser la ques­tion de la recon­nais­sance et de la valo­ri­sa­tion des spé­ci­fi­ci­tés cultu­relles à tra­vers les dif­fé­rentes formes d’expression cultu­relle et artis­tique. Les sub­ven­tions publiques devraient tenir compte de cet aspect dont plu­sieurs études montrent qu’il est gage d’une meilleure inté­gra­tion. En d’autres termes, l’idée est qu’à tra­vers la valo­ri­sa­tion de l’identité cultu­relle, les indi­vi­dus se sentent mieux recon­nus dans la socié­té dans laquelle ils vivent, ce qui per­met dès lors une meilleure inclu­sion et cohé­sion sociale.

QUAND L’ACTIVITÉ CULTURELLE DEVIENT ACTIVITE CITOYENNE ET POLITIQUE

Au tra­vers de cette ana­lyse trans­ver­sale des enjeux por­tant sur l’art et la culture dans cette confi­gu­ra­tion par­ti­cu­lière que consti­tue Molen­beek, on a ten­té de pré­sen­ter les mul­tiples consé­quences des expres­sions cultu­relles et artis­tiques qui y opèrent. Indu­bi­ta­ble­ment, celles-ci jouent un rôle fon­da­men­tal par la manière dont elles ques­tionnent les rap­ports sociaux mais aus­si le rap­port au poli­tique. Elles per­mettent éga­le­ment le dia­logue et la créa­tion d’espaces com­muns où se consti­tuent de nou­velles cultures urbaines, tout comme de nou­velles confi­gu­ra­tions iden­ti­taires qui placent la ter­ri­to­ria­li­té au cœur de ces pro­ces­sus, qui sont en évo­lu­tion permanente.

Fatima Zibouh est chercheuse en sciences politiques et sociales au sein du Centre d’Études de l’Ethnicité et des Migrations (CEDEM) de l’Université de Liège. Cette contribution est tirée de sa recherche doctorale portant sur « Culture, Ethnicité et Politique. L’enjeu des expressions culturelles et artistiques des minorités ethniques ».

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