Entretien avec Christine Mahy

La « transition » à l’épreuve de l’égalité

Les mou­ve­ments et ini­tia­tives dits de « tran­si­tion » se mul­ti­plient en Bel­gique et ailleurs. Por­tés par des col­lec­tifs de citoyen·nes ou des orga­ni­sa­tions sociales, cultu­relles ou socio­cul­tu­relles, elles pro­posent des pro­jets dérou­lant des alter­na­tives à des modes de pro­duc­tion ou consom­ma­tion visant à dimi­nuer notre empreinte éco­lo­gique (Groupes d’achats com­muns, Pota­gers com­mu­nau­taires…). Mais on leur reproche par­fois d’être ini­tiés par (et sou­vent pour, même si ce n’est pas for­cé­ment volon­taire) des classes sociales moyennes et urbaines, pre­nant peu en compte les condi­tions par les­quelles d’autres seg­ments de la popu­la­tion pour­raient s’inclure dans ces pro­jets et com­bats. Nous avons deman­dé à Chris­tine Mahy, direc­trice du Réseau Wal­lon de lutte contre la pau­vre­té, son avis.

Dans les mouvements de transition, dans les secteurs sociaux, culturels, et socioculturels, que fait-on qui peut potentiellement exclure certaines parties de la population ?

La « tran­si­tion » est plu­tôt por­tée par des acteurs et actrices qui ont des réfé­ren­tiels cultu­rels com­muns, des manières par­ti­cu­lières d’être, agir, com­mu­ni­quer (notam­ment dans les termes anglais qui se mul­ti­plient, les affiches bran­chées) ou de fêter ensemble, mais aus­si d’exclure cer­tains conte­nus de dis­cus­sion, qui favo­risent un entre-soi. Dans des pota­gers com­muns, des GASAP, ou des GAC, cer­tains types de conver­sa­tion plus popu­laires sont ain­si assez malvenus.

Notons qu’une par­tie des popu­la­tions pré­caires pos­sèdent ce réfé­ren­tiel-là. Cultu­rel­le­ment, ils vont s’y retrou­ver même si, éco­no­mi­que­ment, ils ne vont peut-être pas pou­voir suivre le rythme. Et qu’à un moment don­né, il fau­dra peut-être choi­sir entre tenir son tour de per­ma­nence au GASAP ou bos­ser pour un bou­lot en inté­rim qui tombe jus­te­ment ce jour-là. C’est d’ailleurs ce genre de confron­ta­tion qui va géné­ra­le­ment empê­cher cer­taines caté­go­ries de popu­la­tion d’avoir un inves­tis­se­ment dans le cadre de pro­jet de tran­si­tion ou dans les luttes climatiques.

En fait, dans la tran­si­tion, il y a autant de pro­gres­sisme que de conser­va­tisme. Est conser­va­teur notam­ment d’entendre dire, avec force et radi­ca­li­té : « oui, mais moi, avant je vivais comme tout le monde et un jour j’ai choi­si… que je me met­tais à man­ger bien, que j’allais prendre mon temps pour tout, que ce n’était plus le tra­vail qui était impor­tant, etc. » Comme si ce « j’ai choi­si » était à la por­tée de tous, comme s’il tom­bait de nulle part et était le fruit d’une auto­dé­ter­mi­na­tion ! Les choix qu’on fait dans la vie sont le résul­tat d’un cumul de cir­cons­tances, d’opportunités, de points d’appui et de sécu­ri­té, de ce que d’autres ont nour­ri dans ma réflexion, de confiance en soi et d’autres élé­ments qui font par­tie d’une socié­té orga­ni­sée autour de droits. Je ne crois pas aux choix indi­vi­duels déli­bé­rés. Or, dans le mou­ve­ment de tran­si­tion, on entend une par­tie des gens affir­mer la pri­mau­té de ce choix indi­vi­duel, sans prendre en compte les méca­nismes sociaux. C’est quelque chose qui se répète fré­quem­ment. Et c’est un élé­ment excluant. Dans la tran­si­tion, il faut donc faire atten­tion à une pen­sée par­fois très indi­vi­dua­li­sante et libé­rale. « Tran­si­tion » ne veut donc pas auto­ma­ti­que­ment dire égalité.

La « transition » ne doit donc pas concerner que la dimension environnementale…

Tran­si­tion ne veut d’ailleurs pas tou­jours dire « sau­ver la pla­nète ». Ceux qui ont créé la sécu­ri­té sociale ou les mai­sons médi­cales étaient les « tran­si­tion­naires » de l’époque. La tran­si­tion est sou­vent per­çue comme quelque chose qui doit repo­ser sur « les citoyens » et moins sur de grandes orga­ni­sa­tions. Celles-ci étant même per­çues comme encom­brantes. Or, on sait que le capi­ta­lisme a une puis­sance incroyable pour récu­pé­rer ces alter­na­tives. D’autant plus qu’on est sur un rap­port pri­vé, indi­vi­dua­li­sant, même si ce sont de petits col­lec­tifs. Or, la tran­si­tion, ce n’est pas que du pota­ger. Il faut lier ce qui est ini­tié aujourd’hui avec le cha­peau com­mun qui sécu­rise et garan­tit du droit à tout le monde, ne pas en res­ter à des solu­tions momen­ta­nées qui ne consti­tuent ou ne ren­forcent pas des droits.

Cela permettra-t-il de s’assurer qu’on s’occupe de la question sociale au sein des mouvements dits « de transition » ?

En tout cas, si le mou­ve­ment de la tran­si­tion et ses acteurs ne se posent pas sys­té­ma­ti­que­ment la ques­tion de la réduc­tion des inéga­li­tés dans ce qu’ils sont en train de faire, ce sera pro­blé­ma­tique. Il faut pou­voir connec­ter la tran­si­tion ini­tiée, le conte­nu, l’objet, la rai­son pour les­quels on se bat le plus vite pos­sible avec une logique de sécu­ri­té sociale, avec une logique de droits com­po­sés pour tous.

Sans quoi, la tran­si­tion aura ses exclus et ses inclus. Des gens appau­vris, le monde ouvrier qui ne s’y retrou­ve­ra pas d’un côté, et des ilôts qui pour­ront conti­nuer à navi­guer dans la socié­té et qui en plus sor­ti­ront même valo­ri­sés socia­le­ment, car ils prennent une ini­tia­tive ori­gi­nale et sal­va­trice… Si la tran­si­tion sert à sau­ver les riches, ça ne sert à rien, car eux, ils trou­ve­ront tou­jours com­ment se sau­ver… Il faut une alliance forte entre la tran­si­tion éco­lo­gique et la jus­tice sociale, à condi­tion que la pre­mière ne se réa­lise pas sur le dos de l’autre !

Les classes populaires sont celles qui auraient le plus à gagner d’un changement des modes de production et de consommation. Et parce qu’elles vont subir en premier les effets des dérèglements climatiques et des pollutions, elles seraient les plus à même de mener le combat. Pourtant, elles semblent les moins engagées dans les luttes politiques écologistes. Sous quelles conditions pourraient-elles se mobiliser et s’organiser ?

Je ne dirais pas que ce sont les moins enga­gés dans ces mou­ve­ments. Regar­dez en Amé­rique du Sud ou en Inde, les pay­sans sans terre, ce sont des gens très inves­tis même si les réa­li­tés sont très dif­fé­rentes. On constate par­tout que des gens très pré­ca­ri­sés par­ti­cipent à toutes ces ini­tia­tives. Et puis, s’ils sont moins pré­sents à ces endroits-là, ça ne veut pas dire que dans leurs réflexions, ils ne soient pas poten­tiel­le­ment enga­gés sur ces questions.

Dans tous les cas, cela pose de nou­veau la ques­tion de l’organisation de ces mou­ve­ments : est-ce que les popu­la­tions appau­vries peuvent s’y retrou­ver ? Or, cette orga­ni­sa­tion est sou­vent basée sur de cri­tères assez éloi­gnés d’eux. Pour prendre un exemple cou­rant, si dans un pro­jet de tran­si­tion, il est déci­dé que les réunions sont tour­nantes (cha­cun accueillant à tour de rôle le groupe chez lui), que va-t-il se pas­ser si on est dans un type d’habitat qui ne per­met pas d’accueillir, ou qu’on ne sou­haite pas le mon­trer, ou qu’on n’a pas l’argent pour payer un spa­ghet­ti ou un verre à 10 per­sonnes ? Les gens vont se dés­in­ves­tir. Il faut bien recon­naitre que le cadre des ini­tia­tives de tran­si­tion est très codé, qu’il suit une vision de la socié­té de ceux qui le portent. Par exemple, on ren­contre sou­vent dans cer­tains GAC (Groupes d’achats grou­pés) l’évidence que ça doit être agréable d’y aller et qu’on a tout son temps pour par­ler ensemble. Ce qui vire même fré­quem­ment à l’obligation à la convi­via­li­té ! Or, ce n’est pas à cet endroit-là qu’on a for­cé­ment envie d’être contri­bu­tif, ou le temps pour aider pen­dant une heure à mettre des trucs dans les sachets, ni d’avoir envie de sou­rire ou d’échanger des recettes…

Que faire pour modifier nos modes d’organisation et être plus ouvert dans le cadre de mouvements politiques ou de transition ?

Pour que les per­sonnes appau­vries se sentent le droit, se sentent recon­nues, ne se mettent pas en dan­ger de s’engager dans la lutte, il faut que d’autres, moins en risques, construisent les condi­tions pour qu’eux puissent y être, avec des filets de sécu­ri­té. Et sur­tout admettent que des fonc­tion­ne­ments peuvent être variables. Par exemple, l’irrégularité de la par­ti­ci­pa­tion. Il s’agit d’une constante concer­nant les per­sonnes appau­vries et qui est inter­pré­tée à tort comme un manque de moti­va­tion, d’organisation, de fia­bi­li­té voire un défaut à cor­ri­ger. N’entend-on d’ailleurs pas sou­vent : « il faut leur apprendre à tenir un horaire, à se lever, etc. » ? En fait, cette par­ti­ci­pa­tion à inten­si­té variable cette irré­gu­la­ri­té est très fré­quem­ment due au fait de devoir assu­mer des choses insup­por­tables quand on ne dis­pose pas des moyens pour y répondre : payer des fac­tures ou gérer les consé­quences d’un impayé, l’huissier qui passe, la panne de la voi­ture ou d’un équi­pe­ment quand on a déjà plus un sou, etc. On sera occu­pé à régler quelque chose de vital et néces­saire, et/ou dépri­mé, décou­ra­gé par un sen­ti­ment d’échec suite à ces gros pro­blèmes aux­quels on n’arrive pas à faire face ou à toutes ces déci­sions impos­sibles comme devoir choi­sir entre ne pas man­ger ou ne pas chauf­fer. La ques­tion c’est donc de voir de quelle manière on intègre dans des pro­jets, poli­tiques ou de tran­si­tion, cette dimen­sion de par­ti­ci­pa­tion à inten­si­té variable et cette pos­si­bi­li­té d’irrégularité fré­quente, sans avoir donc une défi­ni­tion intran­si­geante de l’engagement.

Il y a aus­si la ques­tion de l’espace lais­sé pour qu’on puisse oser dire qu’on ne sait pas, qu’on ne com­prend pas, qu’on vou­drait bien apprendre. Il fau­drait que ce ne soit pas d’évidence que la conver­sa­tion qui est tenue, c’est le voca­bu­laire et les réfé­rences de tous et toutes. Et puis, est-ce qu’on peut être dans un espace où on peut dire : « Je file un coup de main ici, mais je fais mes courses chez Aldi parce que je ne suis pas en mesure d’acheter des choses ici » sans qu’on nous fasse les gros yeux ? Il faut éga­le­ment veiller aux lieux où on se réunit, s’ils veulent dire quelque chose pour les gens, s’ils sont éloi­gnés géo­gra­phi­que­ment et qu’on n’a pas de voi­ture… Bref, admettre que les gens ont le droit de faire par­tie d’une dyna­mique comme celle-là à par­tir ce qu’ils sont, de la tem­po­ra­li­té, des rythmes, des pos­sibles où ils se trouvent. Et donc, où on en est et où com­ment on vit ne vont pas consti­tuer de gros défaut qu’il va fal­loir camou­fler tout le temps.

S’ouvrir ne signi­fie pas dire à tout le monde : « Entre dans ce cadre-là ! ». Mais c’est plu­tôt se poser la ques­tion de voir com­ment on peut pana­cher davan­tage la pos­si­bi­li­té de par­ti­ci­pa­tion pour que tout le monde y trouve sa place. Il faut avoir envie de fré­quen­ter les mondes popu­laires. Et pas par cha­ri­té, mais par désir de ren­con­trer et d’apprendre.

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