Dans les mouvements de transition, dans les secteurs sociaux, culturels, et socioculturels, que fait-on qui peut potentiellement exclure certaines parties de la population ?
La « transition » est plutôt portée par des acteurs et actrices qui ont des référentiels culturels communs, des manières particulières d’être, agir, communiquer (notamment dans les termes anglais qui se multiplient, les affiches branchées) ou de fêter ensemble, mais aussi d’exclure certains contenus de discussion, qui favorisent un entre-soi. Dans des potagers communs, des GASAP, ou des GAC, certains types de conversation plus populaires sont ainsi assez malvenus.
Notons qu’une partie des populations précaires possèdent ce référentiel-là. Culturellement, ils vont s’y retrouver même si, économiquement, ils ne vont peut-être pas pouvoir suivre le rythme. Et qu’à un moment donné, il faudra peut-être choisir entre tenir son tour de permanence au GASAP ou bosser pour un boulot en intérim qui tombe justement ce jour-là. C’est d’ailleurs ce genre de confrontation qui va généralement empêcher certaines catégories de population d’avoir un investissement dans le cadre de projet de transition ou dans les luttes climatiques.
En fait, dans la transition, il y a autant de progressisme que de conservatisme. Est conservateur notamment d’entendre dire, avec force et radicalité : « oui, mais moi, avant je vivais comme tout le monde et un jour j’ai choisi… que je me mettais à manger bien, que j’allais prendre mon temps pour tout, que ce n’était plus le travail qui était important, etc. » Comme si ce « j’ai choisi » était à la portée de tous, comme s’il tombait de nulle part et était le fruit d’une autodétermination ! Les choix qu’on fait dans la vie sont le résultat d’un cumul de circonstances, d’opportunités, de points d’appui et de sécurité, de ce que d’autres ont nourri dans ma réflexion, de confiance en soi et d’autres éléments qui font partie d’une société organisée autour de droits. Je ne crois pas aux choix individuels délibérés. Or, dans le mouvement de transition, on entend une partie des gens affirmer la primauté de ce choix individuel, sans prendre en compte les mécanismes sociaux. C’est quelque chose qui se répète fréquemment. Et c’est un élément excluant. Dans la transition, il faut donc faire attention à une pensée parfois très individualisante et libérale. « Transition » ne veut donc pas automatiquement dire égalité.
La « transition » ne doit donc pas concerner que la dimension environnementale…
Transition ne veut d’ailleurs pas toujours dire « sauver la planète ». Ceux qui ont créé la sécurité sociale ou les maisons médicales étaient les « transitionnaires » de l’époque. La transition est souvent perçue comme quelque chose qui doit reposer sur « les citoyens » et moins sur de grandes organisations. Celles-ci étant même perçues comme encombrantes. Or, on sait que le capitalisme a une puissance incroyable pour récupérer ces alternatives. D’autant plus qu’on est sur un rapport privé, individualisant, même si ce sont de petits collectifs. Or, la transition, ce n’est pas que du potager. Il faut lier ce qui est initié aujourd’hui avec le chapeau commun qui sécurise et garantit du droit à tout le monde, ne pas en rester à des solutions momentanées qui ne constituent ou ne renforcent pas des droits.
Cela permettra-t-il de s’assurer qu’on s’occupe de la question sociale au sein des mouvements dits « de transition » ?
En tout cas, si le mouvement de la transition et ses acteurs ne se posent pas systématiquement la question de la réduction des inégalités dans ce qu’ils sont en train de faire, ce sera problématique. Il faut pouvoir connecter la transition initiée, le contenu, l’objet, la raison pour lesquels on se bat le plus vite possible avec une logique de sécurité sociale, avec une logique de droits composés pour tous.
Sans quoi, la transition aura ses exclus et ses inclus. Des gens appauvris, le monde ouvrier qui ne s’y retrouvera pas d’un côté, et des ilôts qui pourront continuer à naviguer dans la société et qui en plus sortiront même valorisés socialement, car ils prennent une initiative originale et salvatrice… Si la transition sert à sauver les riches, ça ne sert à rien, car eux, ils trouveront toujours comment se sauver… Il faut une alliance forte entre la transition écologique et la justice sociale, à condition que la première ne se réalise pas sur le dos de l’autre !
Les classes populaires sont celles qui auraient le plus à gagner d’un changement des modes de production et de consommation. Et parce qu’elles vont subir en premier les effets des dérèglements climatiques et des pollutions, elles seraient les plus à même de mener le combat. Pourtant, elles semblent les moins engagées dans les luttes politiques écologistes. Sous quelles conditions pourraient-elles se mobiliser et s’organiser ?
Je ne dirais pas que ce sont les moins engagés dans ces mouvements. Regardez en Amérique du Sud ou en Inde, les paysans sans terre, ce sont des gens très investis même si les réalités sont très différentes. On constate partout que des gens très précarisés participent à toutes ces initiatives. Et puis, s’ils sont moins présents à ces endroits-là, ça ne veut pas dire que dans leurs réflexions, ils ne soient pas potentiellement engagés sur ces questions.
Dans tous les cas, cela pose de nouveau la question de l’organisation de ces mouvements : est-ce que les populations appauvries peuvent s’y retrouver ? Or, cette organisation est souvent basée sur de critères assez éloignés d’eux. Pour prendre un exemple courant, si dans un projet de transition, il est décidé que les réunions sont tournantes (chacun accueillant à tour de rôle le groupe chez lui), que va-t-il se passer si on est dans un type d’habitat qui ne permet pas d’accueillir, ou qu’on ne souhaite pas le montrer, ou qu’on n’a pas l’argent pour payer un spaghetti ou un verre à 10 personnes ? Les gens vont se désinvestir. Il faut bien reconnaitre que le cadre des initiatives de transition est très codé, qu’il suit une vision de la société de ceux qui le portent. Par exemple, on rencontre souvent dans certains GAC (Groupes d’achats groupés) l’évidence que ça doit être agréable d’y aller et qu’on a tout son temps pour parler ensemble. Ce qui vire même fréquemment à l’obligation à la convivialité ! Or, ce n’est pas à cet endroit-là qu’on a forcément envie d’être contributif, ou le temps pour aider pendant une heure à mettre des trucs dans les sachets, ni d’avoir envie de sourire ou d’échanger des recettes…
Que faire pour modifier nos modes d’organisation et être plus ouvert dans le cadre de mouvements politiques ou de transition ?
Pour que les personnes appauvries se sentent le droit, se sentent reconnues, ne se mettent pas en danger de s’engager dans la lutte, il faut que d’autres, moins en risques, construisent les conditions pour qu’eux puissent y être, avec des filets de sécurité. Et surtout admettent que des fonctionnements peuvent être variables. Par exemple, l’irrégularité de la participation. Il s’agit d’une constante concernant les personnes appauvries et qui est interprétée à tort comme un manque de motivation, d’organisation, de fiabilité voire un défaut à corriger. N’entend-on d’ailleurs pas souvent : « il faut leur apprendre à tenir un horaire, à se lever, etc. » ? En fait, cette participation à intensité variable cette irrégularité est très fréquemment due au fait de devoir assumer des choses insupportables quand on ne dispose pas des moyens pour y répondre : payer des factures ou gérer les conséquences d’un impayé, l’huissier qui passe, la panne de la voiture ou d’un équipement quand on a déjà plus un sou, etc. On sera occupé à régler quelque chose de vital et nécessaire, et/ou déprimé, découragé par un sentiment d’échec suite à ces gros problèmes auxquels on n’arrive pas à faire face ou à toutes ces décisions impossibles comme devoir choisir entre ne pas manger ou ne pas chauffer. La question c’est donc de voir de quelle manière on intègre dans des projets, politiques ou de transition, cette dimension de participation à intensité variable et cette possibilité d’irrégularité fréquente, sans avoir donc une définition intransigeante de l’engagement.
Il y a aussi la question de l’espace laissé pour qu’on puisse oser dire qu’on ne sait pas, qu’on ne comprend pas, qu’on voudrait bien apprendre. Il faudrait que ce ne soit pas d’évidence que la conversation qui est tenue, c’est le vocabulaire et les références de tous et toutes. Et puis, est-ce qu’on peut être dans un espace où on peut dire : « Je file un coup de main ici, mais je fais mes courses chez Aldi parce que je ne suis pas en mesure d’acheter des choses ici » sans qu’on nous fasse les gros yeux ? Il faut également veiller aux lieux où on se réunit, s’ils veulent dire quelque chose pour les gens, s’ils sont éloignés géographiquement et qu’on n’a pas de voiture… Bref, admettre que les gens ont le droit de faire partie d’une dynamique comme celle-là à partir ce qu’ils sont, de la temporalité, des rythmes, des possibles où ils se trouvent. Et donc, où on en est et où comment on vit ne vont pas constituer de gros défaut qu’il va falloir camoufler tout le temps.
S’ouvrir ne signifie pas dire à tout le monde : « Entre dans ce cadre-là ! ». Mais c’est plutôt se poser la question de voir comment on peut panacher davantage la possibilité de participation pour que tout le monde y trouve sa place. Il faut avoir envie de fréquenter les mondes populaires. Et pas par charité, mais par désir de rencontrer et d’apprendre.