Entretien avec Sophie Bruneau

La Corde du Diable, ce mur transparent

 Illustration : Extrait de La Corde du Diable www.alteregofilms.be

La Corde du Diable est le nou­veau film de Sophie Bru­neau. Récom­pen­sé du prix du jury au der­nier fes­ti­val Fil­mer à tout prix, ce docu­men­taire sub­til va, en dérou­lant l’histoire du fil de fer bar­be­lé, nous rac­cro­cher à l’histoire « du monde de la clô­ture puis de la clô­ture du monde ». De l’agriculture aux fron­tières, de l’élevage à la pri­son, le fil de fer bar­be­lé, cet outil de ges­tion poli­tique de l’espace, ce « mur trans­pa­rent », nous mène jusqu’à la fron­tière « vir­tuelle » à 360° entre le Mexique et les États-Unis, achè­ve­ment du tout contrôle. Rencontre.

Pourquoi avoir choisi comme point de départ le fil de fer barbelé pour évoquer la clôture de nos espaces ? Qu’est ce qu’il représente ?

C’est en fai­sant la généa­lo­gie de la sur­veillance et du contrôle que je suis arri­vée au fil de fer bar­be­lé comme étant la pre­mière étape dans cette évo­lu­tion des dis­po­si­tifs de sur­veillance et de contrôle. C’était la pre­mière étape dans le pro­ces­sus de vir­tua­li­sa­tion qui nous amène, à la fin du film, à ce que j’appellerais la « grande clô­ture », qui est la clô­ture vir­tuelle. Un monde où fina­le­ment tout est sur­veillé à 360 °, à l’horizontale et à la ver­ti­cale, dans un milieu appa­rem­ment ouvert. Pour moi La Corde du Diable n’est donc pas tant un film sur le fil bar­be­lé, qu’une his­toire qui me per­met d’en racon­ter une autre, à laquelle le fil par­ti­cipe, mais qui la dépasse largement.

Vous disiez que ce film n’aurait pas pu être tourné ailleurs qu’aux États-Unis, pourquoi ?

Il y avait aux États-Unis une visi­bi­li­té et une intel­li­gi­bi­li­té du pay­sage qui per­met­taient de racon­ter mieux que nulle part ailleurs cette his­toire de l’espace de la clô­ture et de la clô­ture de l’espace. Comme si l’histoire com­plexe du rap­port entre pou­voir et espace pou­vait se lire dans le pay­sage. Il y a une his­toire très spé­ci­fique et très vio­lente, celle de la conquête de l’Ouest, dont l’épisode de la mise en clô­ture d’un espace, qui sem­blait infi­ni, en 25 ans, dans ce fameux der­nier tiers du 19e siècle amé­ri­cain. Il y a aus­si une diver­si­té de signes visuels de ce que j’appelle la clô­ture, dont le fil bar­be­lé fait évi­dem­ment par­tie. En Europe, le fil bar­be­lé nous ren­voie en prio­ri­té aux camps de concen­tra­tion ou à la bar­ba­rie tota­li­taire. En Amé­rique, ça ne sym­bo­lise pas cette his­toire-là. Ça ren­voie plu­tôt à une his­toire posi­tive dans l’esprit amé­ri­cain, celle de la « civi­li­sa­tion » contre la « sau­va­ge­rie ». Ce n’est pas un hasard si l’on y trouve une varié­té aus­si inouïe de modèles et de varia­tions de fils barbelés.

Le fil a aussi à voir avec le mouvement de l’ère industrielle, la propriété privée (les enclosures), l’exploitation des sols…

En fait, le fil de clô­ture par­ti­cipe au mou­ve­ment d’apogée du capi­ta­lisme, il fait son appa­ri­tion au début des années 1870, en même temps que le déve­lop­pe­ment du train à tra­vers le conti­nent. Il s’intègre dès le départ, comme outil, à une pri­va­ti­sa­tion de l’espace. Der­rière ce fil, il y a une poli­tique vio­lente liée à l’appropriation d’un ter­ri­toire, à sa pri­va­ti­sa­tion et ensuite son exploitation.

Pour moi, le rap­port à la clô­ture est un rap­port essen­tiel­le­ment mor­ti­fère, à l’instar du capi­ta­lisme. Dans le film, on passe de la mort des bêtes à la mort des hommes, et, à la fin, à la mort des pay­sages. Au début, « le bon­heur est dans la clô­ture », j’ai fil­mé au prin­temps, c’est très buco­lique, très vert. Il y a des oiseaux, des ani­maux, ça meugle… Et puis, petit à petit, le silence s’établit. À la fin, il n’y a plus que des insectes, le vent, des rou­le­ments méca­niques. Plus le film avance vers l’Ouest, plus l’espace s’agrandit, et plus il est clô­tu­ré. Il y a un moment de rup­ture en par­ti­cu­lier où l’on passe de l’enfermement des bêtes — 50 000 bêtes par­quées dans des enclos uni­formes et un silence de mort — au qua­drillage des hommes à tra­vers un plan aérien qui illustre le sché­ma en damier du ter­ri­toire. Ce qua­drillage a été ima­gi­né par le pou­voir poli­tique colo­ni­sa­teur dès la fin du 18e siècle et mis en œuvre plus tard, au 19e siècle. Il s’agit de s’approprier un ter­ri­toire, de l’organiser, le régi­men­ter, à l’image ici du dis­po­si­tif archi­tec­tu­ral d’un camp mili­taire. Sché­ma qui cor­res­pond aus­si, comme l’a mon­tré Fou­cault, à des archi­tec­tures de visi­bi­li­té, de trans­pa­rence : on déli­mite les mou­ve­ments dans l’espace, on contrôle la manière de cir­cu­ler et ceux qui cir­culent. Ce fil de fer, qui est né dans un pré et qui n’a l’air de rien, va par­ti­ci­per à sa façon à tout ça.

Le fil et votre film tournent autour du rapport homme/animal. Quel est le basculement que vous essayez de mettre en avant ?

Au départ, le fil est inven­té pour l’animal, et rien que pour l’animal. Il fau­dra un quart de siècle pour qu’on observe un détour­ne­ment de cette voca­tion agri­cole en un usage poli­tique. Pour moi, le fil bar­be­lé, qui est aus­si deve­nu mon fil conduc­teur, c’était l’illustration même de la phrase du phi­lo­sophe ita­lien Gior­gio Agam­ben qui dit « tout ce qui est inven­té pour l’animal se retourne un jour contre l’homme ». Toute l’évolution du film suit ce prin­cipe. Le pas­sage de l’un à l’autre puis la pro­lon­ga­tion sous d’autres formes. Il y a d’abord des moments de bas­cu­le­ment, comme le très sophis­ti­qué « razor wire » qui est tel­le­ment dan­ge­reux que son usage est inter­dit pour les ani­maux et stric­te­ment réser­vé aux humains. Et puis, après ça, on arrive aux pri­sons notam­ment. Puis, à la fron­tière dans le désert de Sono­ra où a lieu une véri­table chasse à l’homme avec les outils les plus sophis­ti­qués dans l’ordre de la sur­veillance et du contrôle. Tout cela ren­voie au sujet même du film : l’animalisation pro­gres­sive de l’homme à tra­vers la mise en place de tous ces dispositifs.

Qu’est-ce que la frontière entre Mexique et États-Unis a de si particulier ?

C’est une des fron­tières les plus longues au monde, elle découpe un conti­nent entier. Elle fait 3200 km. Comme il y a une mili­ta­ri­sa­tion au niveau de la Cali­for­nie et que le Rio Grande au Texas consti­tue une bar­rière natu­relle et est aus­si sous haute sur­veillance, c’est deve­nu très dif­fi­cile de fran­chir la fron­tière à part à tra­vers l’enfer du désert de Sono­ra. Mais, en fait, la fron­tière prend un autre visage du fait de condi­tions extrêmes qui sont impos­sibles à ima­gi­ner théo­ri­que­ment. Mar­cher dans les condi­tions qui sont les leurs, pen­dant des dizaines de kilo­mètres, sous des tem­pé­ra­tures de 45°C est impos­sible, car on tombe vite assom­mé par la cha­leur, par le manque d’eau et de nour­ri­ture. Plu­sieurs cen­taines de migrants meurent dans cette zone chaque année. Ces migrants qui sont pous­sés vers ce qu’on appelle « le cou­loir de la mort » se trouvent confron­tés à une sur­veillance invi­sible. Ce désert est une sorte de labo­ra­toire où se déve­loppe toute une éco­no­mie de la sur­veillance et du contrôle. En plus des quads, des che­vaux et des 4x4, des murs et des check­points, il y a les drones, les camé­ras infra­rouges, les radars, les héli­co­ptères… c’est le pan­op­tique géné­ra­li­sé. Une fron­tière vir­tuelle où la fron­tière clas­sique se conjugue avec d’autres dis­po­si­tifs modernes impla­cables dont le fil — le mur trans­pa­rent — consti­tue la pre­mière étape…

Dans cette région frontalière, vous y filmez la ville de Nogales, pourquoi ?

C’est une ville fron­ta­lière, mexi­ca­no-amé­ri­caine. Avant, c’était une seule ville. Puis elle a été cou­pée en deux, comme Ber­lin, par un haut mur métal­lique après le 11 sep­tembre. Il y a eu une ins­tru­men­ta­li­sa­tion idéo­lo­gique du ter­ro­risme et on s’est ser­vi de ce levier pour cou­vrir un rap­port Nord/Sud, de nature éco­no­mique. Alors qu’il y avait une migra­tion qui se pas­sait très bien. Les gens allaient, venaient, retour­naient dans leur famille. Ça s’est dur­ci, tra­ver­ser est deve­nu mortel.

D’un point de vue ciné­ma­to­gra­phique, je tra­vaille la fron­tière en mon­trant à quel point, dans cette ville, la vie se passe de l’autre côté de la clô­ture. C’est comme si celui qui avait posé la clô­ture avait ins­tal­lé la mort chez lui. Côté amé­ri­cain, c’est le vide, le silence : pas d’habitants, mais des bor­der patrols, à poste fixe tous les 200 mètres, qui sur­veillent le haut mur de barres métal­liques, des pro­jec­teurs qui s’allument dans la nuit, des voi­tures de patrouilles. De l’autre côté, il y a des mou­ve­ments liés à une éco­no­mie infor­melle et à un tis­su social : des pié­tons, des ven­deurs ambu­lants, de la musique et des voix, de la vie !

Vers la fin de votre film, un protagoniste apparait en creux : le migrant. Comment souhaitiez-vous faire apparaitre cette figure à travers votre film ?

Je savais que je fil­me­rais le migrant hors champ, qu’il fal­lait que je le tra­vaille de manière indi­recte pour mieux le faire ima­gi­ner par le spec­ta­teur, pour mieux l’évoquer, pour mieux le rendre. J’ai fil­mé des traces dans le désert. Des vête­ments, des sacs à dos… Des objets qui témoignent de leurs par­cours et de leurs ten­ta­tives de gagner ce ter­ri­toire rêvé.

Puis, on a le témoi­gnage d’un Indien Toho­no qui aide les migrants d’aujourd’hui. Lui, l’autochtone, qui a été spo­lié de son espace, géno­ci­dé et reclus dans des réserves — lui, la mau­vaise conscience de l’Amérique —, il va nous racon­ter la dis­tance, la cha­leur, et comme c’est insup­por­table de voir mou­rir les migrants par manque d’eau et sous l’effet d’une tem­pé­ra­ture extrême, sur ses terres, sur un ter­ri­toire sacré. Et il nous dit l’inacceptable. Que tout à coup l’Indien soit le mili­tant des droits de l’homme et rap­pelle ce qui relève des fon­da­men­taux, je trouve que c’est assez iro­nique et en même temps très beau.

Et puis, après son inter­ven­tion, quand on a mieux com­pris l’espace et ses condi­tions, la nuit tombe, on entend un coyote, des insectes… On voit des images en infra­rouge, prises par un drone de sur­veillance. Il s’agit de migrants qui se déplacent et à l’image, on dirait comme des insectes. C’est une véri­table chasse à l’homme : ils sont la proie et prennent le sta­tut d’animal. Sou­dain, un héli­co­ptère arrive, puis un 4x4. La stra­té­gie c’est celle de la dis­per­sion : l’hélicoptère vient faire peur aux migrants. Quand ils se séparent, ils sont per­dus. Sans guide et iso­lés. Il n’y a plus qu’à les attra­per au filet.

Après cette chasse à l’homme, nous rencontrons une anthropologue de l’Institut médico-légal de Tucson qui tente de redonner une identité aux migrants morts. Que nous raconte-t-elle ?

Elle porte toute seule un pro­jet ter­rible et d’une pro­fonde huma­ni­té. À par­tir des objets que l’on retrouve sur les cadavres des migrants non iden­ti­fiés, elle va essayer de retrou­ver leur iden­ti­té avec l’aide des familles. Dans le film, on la voit sor­tir de son armoire des pochettes indi­vi­duelles avec tous les effets per­son­nels qui appar­te­naient à un migrant mort et non iden­ti­fié. L’idée du pro­jet est non seule­ment de rendre une digni­té aux per­sonnes décé­dées, en leur ren­dant leur nom, mais aus­si de per­mettre le tra­vail de deuil des familles. C’est-à-dire qu’on ima­gine des per­sonnes à tra­vers des objets simples et ordi­naires qui résument sou­dain la vie de quelqu’un de manière dra­ma­tique. Là encore, c’est la figure du migrant hors champ.

Cette ren­contre avec l’anthropologue per­met de pré­ci­ser que ces hommes savent per­ti­nem­ment que la zone est dan­ge­reuse et qu’ils risquent la mort durant la tra­ver­sée. Mani­fes­te­ment, pour eux mieux vaut ten­ter une espèce de pro­messe, même si elle est ris­quée. Et le rêve se trans­forme en cauchemar.

On ne peut pas s’empêcher de faire des liens avec d’autres réa­li­tés plus proches. Et aus­si l’actualité du fil de fer aux fron­tières euro­péennes. De nou­veau, le rap­port à la mort. Les gens qui se réfu­gient chez nous fuient la mort chez eux. Ils fuient par­fois ce que les gens au Bata­clan ont vécu. Les réfu­giés de pays en guerre n’ont pas le choix. Il y a la clô­ture devant, mais der­rière eux c’est le mas­sacre. C’est ter­ri­fiant aus­si, ici et main­te­nant, la nou­velle pous­sée sécu­ri­taire, la mise en place d’un état d’exception, le tra­vail de la peur — bien nour­rie par cer­tains — qui entraînent le repli, le rejet, et la mise à l’écart des valeurs sans les­quelles nous nous per­drons nous-mêmes.

La Corde du Diable
Un film de Sophie Bruneau
2014, 88'
www.alteregofilms.be

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