La culture mainstream : un moyen et non une fin

CC BY SA 2.0 par Kimubert

Le Conseil Supé­rieur de l’Audiovisuel (CSA) est l’autorité indé­pen­dante de régu­la­tion des médias audio­vi­suels. Il est char­gé de pro­mou­voir la liber­té d’expression et de créa­tion, de garan­tir le droit à l’information et de veiller à au res­pect des lois (par exemple en matière de pra­tiques publi­ci­taires) et des dif­fé­rentes règles. Au-delà de ces mis­sions pre­mières, le CSA tente éga­le­ment d’engager et de nour­rir les débats. C’est à ce titre que Marc Jans­sen, Pré­sident du CSA, nous a accor­dé une inter­view au sujet de « Mains­tream » de Fré­dé­ric Martel.

Qu’avez-vous pensé du livre de Frédéric Martel ? Comment transposez-vous les enjeux culturels qu’ils soulignent au niveau de votre instance audiovisuelle ?

Un livre comme celui de Mar­tel fait réagir parce qu’il dit des choses impor­tantes avec une pers­pec­tive dif­fé­rente, une approche neuve et rafraî­chis­sante. Il faut en tout pre­mier sou­li­gner que le vocable choi­si par Fré­dé­ric Mar­tel pour dési­gner le sujet de son enquête, c’est-à-dire le mot « mains­tream », est utile et per­ti­nent. Le mot n’est pas conno­té comme peuvent l’être « culture de masse » ou « culture popu­laire », ces conno­ta­tions pou­vant d’ailleurs varier d’un inter­lo­cu­teur à un autre. « Culture de masse » a, par exemple, sou­vent des conno­ta­tions néga­tives, notam­ment dans les dis­cours de résis­tance de ceux qui sont atta­chés à la dif­fé­ren­tia­tion des cultures et à la notion de culture des dif­fé­rences. Or, dans le contexte pré­cis de ce livre, le « mains­tream », cette culture qui « plaît à tout le monde », est appro­chée sans juge­ment de valeur, c’est-à-dire sans en exa­gé­rer les mérites intrin­sèques, ni en l’opposant dicho­to­mi­que­ment à la « Grande Culture ».

Il faut donc ne pas se trom­per sur ce que Fré­dé­ric Mar­tel essaye d’exprimer. Le livre n’est pas une dénon­cia­tion de l’abrutissement de nos esprits par une culture amé­ri­caine de masse. Ce livre met en lumière des enjeux prin­ci­pa­le­ment éco­no­miques, et par consé­quent, des enjeux cultu­rels qui, eux-mêmes, sou­lèvent des ques­tions sociales ou morales. Ce dont Fré­dé­ric Mar­tel parle fon­da­men­ta­le­ment, c’est du suc­cès des Amé­ri­cains dans la conquête des mar­chés éco­no­miques, et non pas d’un impé­ria­lisme cultu­rel qui infiltre nos esprits. L’impact socio­cul­tu­rel du suc­cès amé­ri­cain n’est pas la pré­oc­cu­pa­tion pre­mière de l’auteur, ni celle d’ailleurs des grands capi­ta­listes amé­ri­cains, sou­cieux avant tout de faire du busi­ness. Tout part du constat com­pa­ra­tif qu’il fait des États-Unis avec le reste du monde, avec donc aus­si avec l’Europe, sur laquelle je vais concen­trer mon pro­pos. Mar­tel écrit que nous avons des cultures natio­nales, par­fois fécondes, par­fois de qua­li­té, par­fois popu­laires dans cer­tains pays (dont la taille peut aider, mais n’explique pas tout), mais qui pour­tant ne s’exportent pas. Et que fina­le­ment la seule culture mains­tream com­mune aux Euro­péens qui reste, il faut bien l’avouer, est la culture… américaine.

Dès lors, à par­tir de ce constat, il faut réflé­chir, agir, inter­pel­ler. Contrai­re­ment à Jean Cor­nil (Agir par la culture N°23), je ne vois pas le mains­tream (amé­ri­cain ou euro­péen) comme « para­ly­sant toute expres­sion » et donc consti­tuer une culture à com­battre. Au contraire, je pense que nous devons retrou­ver notre place dans la pro­duc­tion du mainstream.

Comment trouver cette place face à la Culture Mainstream ?

Pour mieux l’appréhender et pou­voir agir col­lec­ti­ve­ment, il faut com­men­cer par le dédia­bo­li­ser. Il faut même sor­tir de ce cloi­son­ne­ment rétro­grade, par­fois imbé­cile, par­fois éli­tiste, mais tou­jours contre-pro­duc­tif entre la grande culture d’une part et le diver­tis­se­ment popu­laire de l’autre. Selon moi, la créa­tion au sens large (le fait de créer, de pro­duire des conte­nus artis­tiques) est tou­jours une dyna­mique. La créa­tion est un espace d’émulation, c’est une dyna­mique active et réac­tive où les gens se croisent, s’opposent, copient, moquent, détruisent, réagissent. Le mains­tream est un acteur majeur de ce dia­logue glo­bal, il faut donc abso­lu­ment retrou­ver une place euro­péenne dans la pro­duc­tion, la créa­tion de mainstream.

Un exemple concret. Je crois que quand quelque chose fonc­tionne en culture, il existe sou­vent deux réac­tions — au risque de sché­ma­ti­ser. Soit on le copie, soit on y réagit, on s’y oppose. Encore une fois, il y a dia­logue avec la domi­nance, avec le suc­cès. Je ne suis pas du tout oppo­sé à la culture amé­ri­caine. Ce que je trouve inquié­tant ou en tout cas regret­table avec l’omniprésence de la culture amé­ri­caine, c’est que fina­le­ment ce dia­logue s’installe sur­tout avec les Américains.
D’une part, nous avons ten­dance à l’échelle euro­péenne à beau­coup copier les Amé­ri­cains — sans que la copie n’égale l’original, il faut bien l’avouer.

D’autre part, même le lan­gage de la réac­tion, de l’opposition est sou­vent emprun­té aux Amé­ri­cains. His­to­ri­que­ment, et ce depuis la nuit des temps, l’un des vec­teurs par­mi les plus inté­res­sants de la créa­tion est celui de l’expression des exclus, des oppri­més, ceux qui sont mis à part et qui trouvent dans la créa­tion artis­tique un moyen d’expression inter­pel­lant, violent, nova­teur (sou­vent d’ailleurs récu­pé­ré plus tard par le mains­tream). On constate quand même ces der­nières décen­nies, sans tou­te­fois géné­ra­li­ser, que la créa­tion issue « de l’exclusion » s’exprime sou­vent par des codes créés par les exclus amé­ri­cains. La copie et la réac­tion se mêlent !

Aujourd’hui, le rap euro­péen est deve­nu un outil d’expression des mino­ri­tés qui s’approprient un genre musi­cal qui nous vient tout droit des États-Unis. Il est une réponse, un outil dis­po­nible, pour les popu­la­tions exclues ou qui se sentent exclues.
Si on prend les mino­ri­tés sexuelles, on constate exac­te­ment le même phé­no­mène, la culture gay euro­péenne a énor­mé­ment pui­sé dans l’expression artis­tique, mais aus­si intel­lec­tuelle des mou­ve­ments gays amé­ri­cains ; il existe là-bas un impor­tant foi­son­ne­ment mains­tream qui est arri­vé jusque chez nous, com­blant en par­tie un vide.

Une fois encore, lorsqu’on n’arrive pas au niveau euro­péen ou même au niveau local à créer du mains­tream, on ne se prive pas uni­que­ment de richesses éco­no­miques, on se prive aus­si d’un sec­teur d’activités qui fait tour­ner glo­ba­le­ment la créa­tion. D’où une dimen­sion euro­péenne qui se perd dans le dia­logue à l’intérieur même de la créa­tion. C’est même assez vrai en Com­mu­nau­té fran­çaise (un petit ter­ri­toire, un petit mar­ché), où dans toute une série de dis­ci­plines, on constate la dif­fi­cul­té de fabri­quer du mains­tream. Ce qui fait que nous réagis­sons sim­ple­ment au mains­tream exté­rieur au pays. Le contraste avec la Flandre est sou­vent très inté­res­sant : dans cette région il existe un vrai mains­tream flamand.

Le dia­logue, l’émulation doivent avoir lieu et être sti­mu­lés. Il ne faut pas oublier toutes les pas­se­relles que cela crée aus­si : cer­tains artistes peuvent très bien com­men­cer leur car­rière dans le mains­tream, y trou­ver un beau suc­cès puis tour­ner dans un film d’auteur ou réa­li­ser eux-mêmes leur film, leur album, leur série télé­vi­sée. C’est chose fré­quente dans les grandes cultures dyna­miques. Ces mou­ve­ments amènent une par­tie de leur public vers d’autres pro­duits plus dif­fé­ren­ciés, plus nova­teurs. Les mou­ve­ments des artistes entrainent des mou­ve­ments du public et des mou­ve­ments d’autres artistes, qu’ils ins­pirent, énervent ou inter­pellent. Le mains­tream est une pièce essen­tielle à cette construc­tion bizarre et instable qu’est la création.

Croyez-vous que l’on apporte une réponse, une résistance au mainstream, en construisant un mainstream à l’européenne ?

Il faut d’abord arri­ver à sor­tir de l’opposition entre logique mar­chande et logique de sou­tien à la créa­tion alter­na­tive. Il faut arri­ver à consi­dé­rer jus­te­ment la culture comme un monde glo­bal com­po­sé d’une série d’acteurs et ani­mé par des dia­logues et des oppo­si­tions. Et il ne faut plus tar­der à le faire. La mon­dia­li­sa­tion de la culture fait que ce dia­logue dépasse déjà les fron­tières. Je pense sim­ple­ment que c’est une évi­dence et qu’il ne sert à rien de s’y oppo­ser. Même les Amé­ri­cains qui tentent de s’opposer par la menace à Inter­net n’y arri­ve­ront pas. Il faut sur­tout qu’au sein même de l’Europe, cette dis­pa­ri­tion des fron­tières puisse jouer un rôle posi­tif et construc­tif. Il ne faut pas se voi­ler la face, nous avons vrai­ment raté l’échelon du dia­logue intra-euro­péen de la culture.

Lors de durs com­bats menés notam­ment par les Belges fran­co­phones, cer­tains défen­daient le prin­cipe de l’exception cultu­relle, excep­tion devant s’appliquer aux règles euro­péennes de poli­tique éco­no­mique des autres sec­teurs. Mal­gré un com­bat poli­tique sou­te­nu, cette excep­tion cultu­relle a constam­ment été remise en cause et encore aujourd’hui par des biais directs et indi­rects, on remet tou­jours sur le tapis les aides publiques à la pro­duc­tion ciné­ma­to­gra­phique, par exemple.

En matière de poli­tique de médias télé­vi­suels, plus spé­ci­fi­que­ment, l’objectif pour­sui­vi par la majo­ri­té euro­péenne a été dès le début de favo­ri­ser l’émergence et le déve­lop­pe­ment de grands groupes de médias euro­péens. La crainte était, dans les années 80 et du début des années 90, de voir débar­quer de grands groupes de médias amé­ri­cains comme Time War­ner, Via­com ou Colum­bia-Sony qui vien­draient s’implanter en Europe, faire leur loi, prendre d’assaut tous les mar­chés, réa­li­ser tous les béné­fices d’un sec­teur en constante évo­lu­tion en écra­sant toute ini­tia­tive euro­péenne. Tout est basé sur une logique néo­li­bé­rale de libre cir­cu­la­tion des entre­prises plus que sur le déve­lop­pe­ment concur­ren­tiel de la créa­tion de conte­nus euro­péens. Il était clai­re­ment ques­tion de favo­ri­ser l’émergence et la crois­sance de grands groupes de médias euro­péens du type TF1, Media­set de Ber­lus­co­ni ou Ber­tels­mann. Cette poli­tique a été menée avec déter­mi­na­tion et a ren­con­tré de fait un cer­tain suc­cès, comme le montrent les exemples que je viens de citer.

Mais favo­ri­ser l’émergence, la crois­sance et la soli­di­té de grands groupes de médias n’est pas du tout la même chose que favo­ri­ser l’émergence d’une indus­trie de conte­nus. Car ces grands groupes de chaînes ont natu­rel­le­ment une logique éco­no­mique : eux aus­si vont cher­cher à pro­duire ce qui plait, mais sur­tout à dif­fu­ser ce qui n’est pas trop cher… On sait que dif­fu­ser une série amé­ri­caine de qua­li­té à suc­cès coûte bien moins cher que de pro­duire et dif­fu­ser une série locale. Le choix éco­no­mique pré­vaut sur l’origine du pro­duit. Fina­le­ment, on a mis en œuvre avec déter­mi­na­tion toute une série de règles afin d’aider ces grands groupes, tout en délais­sant ou igno­rant des règles qui pour­raient favo­ri­ser le déve­lop­pe­ment d’industries de contenus.

Un exemple pré­cis. On débat tou­jours de la poli­tique des quo­tas ; les Amé­ri­cains ne les appré­cient pas et les com­battent dans tous les pays. Un cou­rant en Europe, dont la France et la Com­mu­nau­té Fran­çaise de Bel­gique ont fait par­tie, a été favo­rable à l’instauration de quo­tas de pro­duc­tions et de dif­fu­sion de pro­grammes euro­péens, ils les appliquent d’ailleurs chez eux. C’était un com­bat très dif­fi­cile au niveau euro­péen, car beau­coup n’étaient pas convain­cus par cette logique. Cette divi­sion ori­gi­nelle n’ayant jamais clai­re­ment été réso­lue, cette poli­tique auda­cieuse et ambi­tieuse est loin de por­ter les fruits attendus.

Ne faut-il pas modifier cette politique de quotas ?

L’idée de départ était d’imposer à toutes les chaînes pré­sentes en Europe que 50 % de ce qu’elles dif­fusent soit conçu et pro­duit en Europe ; cela ne veut pas dire pour autant dans leur pays. Il ne s’agit pas d’une mesure de pro­tec­tion natio­nale, mais de pro­mo­tion euro­péenne. Cet outil aurait été puis­sant et effi­cace, non pas sur la qua­li­té, mais bien sur le quan­ti­ta­tif. Syno­nyme de pro­duc­tions, de créa­tions d’emploi, de créa­tion de richesses. En effet, si des groupes étran­gers, qui viennent s’installer en Europe avec une décli­nai­son euro­péenne de leur chaîne, comme MTV, CNN inter­na­tio­nal, ou Natio­nal Geo­gra­phic, s’étaient vus obli­gés de dif­fu­ser 50 % de pro­grammes euro­péens, si cette obli­ga­tion avait été effec­tive alors ils se seraient adap­tés. Or, que s’est-il pas­sé ? Les pays euro­péens ne se sont jamais réel­le­ment mis d’accord et ont accou­ché d’une direc­tive qui, en vou­lant faire plai­sir à tout le monde, perd toute sa force de frappe poten­tielle. La direc­tive euro­péenne spé­ci­fie en effet que les 50 % sont d’application « dans la mesure du pos­sible ». Dès lors, il ne faut pas être grand juriste pour se rendre compte qu’avec une phrase telle que celle-là on peut tout jus­ti­fier et tout contour­ner. La poli­tique de quo­tas, dans cer­tains pays comme en France ou en Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique, a été reprise de manière stricte, mais dans d’autres pays on a repris la syn­taxe euro­péenne et elle n’est qua­si­ment pas appli­quée. Il n’y a donc pas de réelle mesure euro­péenne effec­tive pour l’industrie des contenus.

L’enjeu n’est donc pas de se battre contre le mains­tream mais bien de s’assurer que l’Europe garde sa capa­ci­té de créa­tion, de dif­fé­rence. Il faut qu’il existe un mains­tream local, comme par exemple en Flandre, ain­si qu’un vrai mains­tream euro­péen s’y super­po­sant, qui vien­draient l’un et l’autre se frot­ter au mains­tream amé­ri­cain exis­tant, dans des pro­por­tions d’audience et de suc­cès un peu rééquilibrées !

Il y a dif­fé­rentes poli­tiques de quo­tas dans les médias audio­vi­suels chez nous. En télé­vi­sion, il y a par exemple, les 50 % de pro­grammes euro­péens. En matière musi­cale, les radios et les télé­vi­sions qui dif­fusent de la musique doivent dif­fu­ser 4,5 % de musiques pro­duites, réa­li­sées, créées en Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique. Il s’agit d’un inté­res­sant levier de poli­tique cultu­relle qui res­pecte aus­si la liber­té édi­to­riale : cette obli­ga­tion n’est pas liée à la langue ou au genre musi­cal. Mais on constate que cer­taines chaînes télé ou radio qui dif­fusent prin­ci­pa­le­ment du mains­tream éprouvent, selon elles, d’énormes dif­fi­cul­tés à rem­plir ce quo­ta. Ceci ne doit pas for­cé­ment ame­ner à remettre en ques­tion l’existence du quo­ta, mais bien de réflé­chir aux ini­tia­tives à déve­lop­per, de la part des acteurs pri­vés ou publics ou ensemble, pour conti­nuer à sti­mu­ler l’émergence d’artistes musi­caux mains­tream en Wal­lo­nie et à Bruxelles. Le quo­ta légal est donc un inci­tant utile à faire bou­ger les choses.

Que faut-il faire selon vous au niveau des autorités publiques ?

Les auto­ri­tés publiques doivent cher­cher à déve­lop­per une culture mains­tream chez eux, tout en ne se trom­pant pas sur l’objectif : déve­lop­per une culture mains­tream est avant tout un moyen et pas une fin. C’est un moyen pour faire tour­ner et dyna­mi­ser la créa­tion de manière géné­rale à côté et en plus des efforts spé­ci­fiques pour sou­te­nir la créa­tion artis­tique hors mainstream.

Il faut donc essayer de créer un cadre favo­rable au suc­cès éco­no­mique d’un mains­tream euro­péen, d’un mains­tream local à l’instar des Amé­ri­cains. Il est syno­nyme de créa­tion d’emploi, d’activité et créa­teur d’une dyna­mique cultu­relle. Il faut se réap­pro­prier et assu­mer, ce n’est qu’un exemple, une poli­tique de quo­tas forte, idéa­le­ment aus­si au niveau euro­péen. Dans le livre de Mar­tel, toute la par­tie sur la for­ma­tion aux métiers de l’audiovisuel, au niveau de l’enseignement supé­rieur, doit nous inter­pel­ler, doit nous ins­pi­rer. Il faut aus­si réflé­chir à un vrai accom­pa­gne­ment de nos créa­teurs aux aspects entre­pre­neu­riaux de leurs acti­vi­tés, les aider à se for­mer en per­ma­nence, à gérer leur finances, à les accom­pa­gner à l’exportation, etc.

Mais, à côté de cela, les auto­ri­tés publiques doivent uti­le­ment conti­nuer à sou­te­nir et sti­mu­ler toutes les formes de créa­tion paral­lèles au mains­tream. Conti­nuer à favo­ri­ser le foi­son­ne­ment créa­tif, alter­na­tif, nova­teur. Cela se fait par des moyens indi­rects. Il est fon­da­men­tal, par exemple, de conti­nuer à déve­lop­per l’esprit cri­tique dans les écoles, dans les dif­fé­rents cours d’histoire, de fran­çais, etc. Conti­nuer à dis­til­ler l’esprit cri­tique chez nous, de façon à tou­jours réagir, répondre, dia­lo­guer avec la culture mains­tream omni­pré­sente. Il y a des moyens plus directs aus­si : sou­te­nir finan­ciè­re­ment la créa­tion alter­na­tive, assu­rer l’existence d’espaces de dif­fu­sions. C’est le cas dans la FM, où nous sommes atten­tifs à conser­ver des places pour des radios d’expression et asso­cia­tives assu­rer une diver­si­té dans la bande FM ; les chaînes de ser­vices publics en télé­vi­sion jouent un rôle impor­tant éga­le­ment ; les salles de ciné­mas d’auteur doivent être sou­te­nues. Même chose pour les dif­fé­rents fes­ti­vals, qu’ils soient de musique, de théâtre ou de cinéma.

La « résis­tance » au mains­tream, c’est des artistes qu’elle doit venir, pas des gou­ver­ne­ments. La vraie réponse au mains­tream, d’où qu’il vienne, c’est sa coexis­tence avec une culture sub­ver­sive, nova­trice, déca­lée, cho­quante, embal­lante, secouante.

Est-ce que selon vous la puissance culturelle américaine est dangereuse ?

Sur le plan éco­no­mique oui, et donc aus­si sur le déve­lop­pe­ment du sec­teur créa­tif en Bel­gique, en Europe. Sur le plan des valeurs, par rap­port à des pos­sibles « lavages de cer­veaux » ou impé­ria­lisme US des valeurs, je ne pense pas que cela soit un dan­ger. Le mains­tream amé­ri­cain n’est pas, par son carac­tère amé­ri­cain, plus dan­ge­reux qu’un autre mains­tream ou a for­tio­ri qu’un mains­tream euro­péen si tant est qu’il existe un jour. La puis­sance et le rôle du mains­tream, et donc la nature et l’importance de notre dis­tance cri­tique par rap­port à lui, ren­voie direc­te­ment aux effets struc­tu­rants de l’hégémonie cultu­relle théo­ri­sée par Anto­nio Gram­sci.

Il ne faut pas oublier que le mains­tream reflète autant, voire plus, qu’il ne façonne le consen­sus social. Quel que soit le regard cri­tique que l’on peut ou que l’on doit por­ter sur le consen­sus social, celui-ci n’est pas fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rent qu’il soit amé­ri­cain, fran­çais ou anglais. Un consen­sus social, heu­reu­se­ment, évo­lue, syn­thèse des thèses conser­va­trices et anti­thèses pro­gres­sistes. Il bloque et ralen­tit par­fois aus­si, évi­dem­ment, quand dimi­nue notre capa­ci­té ou notre volon­té de dis­tance cri­tique. Mais le mains­tream, pré­ci­sé­ment, apporte des points de posi­tion­ne­ment et de débat si on prend le temps de réflé­chir à ce qu’il nous montre.

Le mains­tream amé­ri­cain a fait comme la socié­té amé­ri­caine, et même par­fois plus encore qu’elle, de grand bonds en avant ces der­nières décen­nies. La place des femmes, des mino­ri­tés raciales ou sexuelles a évo­lué à l’écran de télé­vi­sion, tant sur le plan quan­ti­ta­tif que qua­li­ta­tif. Même le culte de l’argent n’est pas aus­si uni­voque à l’écran que cer­tains cri­tiques aiment à le pen­ser ou le dire. On voit que le mythe du « petit homme » contre « la grande entre­prise » reste fer­me­ment ancré dans l’imaginaire col­lec­tif amé­ri­cain, par exemple.

Cer­taines fai­blesses ou pro­blèmes per­sistent. D’abord des pro­blèmes qu’on trouve dans le mains­tream euro­péen aus­si, comme par exemple la pré­sence de sté­réo­types sexistes. Et puis, cer­tains pro­blèmes plus spé­ci­fi­que­ment amé­ri­cains. Ain­si, on doit consta­ter, la néga­tion de la réa­li­té de l’avortement. La dif­fi­cul­té aus­si de par­ler de la poli­tique sans angé­lisme, sans sim­plisme. Une série comme « The West Wing » y arri­vait, mais la plu­part des séries mains­tream abordent la poli­tique sans les nuances essen­tielles à la bonne com­pré­hen­sion du débat démo­cra­tique et de la ges­tion col­lec­tive et conflic­tuelle de la socié­té. Il y a aus­si, der­nier exemple, un una­ni­misme spé­ci­fi­que­ment amé­ri­cain sur la religion.

Ces par­ti­cu­la­ri­tés amé­ri­caines ne deviennent « dan­ge­reuses » que si on ne prend pas la peine de s’y arrê­ter et d’y réflé­chir. Le mains­tream doit être et res­ter un objet de dis­cus­sion, de débat, tant cultu­rel que, osons le mot, poli­tique ! Ceci ne veut pas dire s’opposer farou­che­ment au mains­tream, mais gar­der un esprit cri­tique sur ce qu’il nous livre, ce qu’il montre, ce qu’il nous raconte. Et, encore une fois, ces­sons de nous bra­quer sur les États-Unis ; le sim­plisme consen­suel est le lot de toute culture de masse. Selon moi, « José­phine Ange Gar­dien » ou « Julie Les­caut » n’offrent pas de vision poli­ti­co-sociale plus com­plexe ou plus sub­ver­sive que « Dr House » ou « Grey’s Anatomy ».

Les mouvements d’éducation permanente n’ont-il justement pas une place importante à jouer pour vis-à-vis du mainstream ?

Encore une fois, je ne m’inscris pas dans un com­bat contre le mains­tream. Mais par contre, il faut se réap­pro­prier ou uti­li­ser le mains­tream comme objet de débat, objet de cri­tique, objet de réflexion et notam­ment dans des outils d’éducation per­ma­nente. Le mains­tream, par défi­ni­tion, touche énor­mé­ment de gens et des milieux très dif­fé­rents. La télé­vi­sion est un média popu­laire. Uti­li­sons-le donc aus­si comme outil de débat et d’échange construc­tif. Si on veut par­ler poli­tique, dis­cu­ter du rôle qu’elle doit exer­cer, de son fonc­tion­ne­ment, de ses com­plexi­tés, on peut par­tir de la manière dont on parle de poli­tique dans des séries télé­vi­sées, amé­ri­caines ou autres, et se deman­der si cela a du sens d’en par­ler de telle façon. Ouvrir un débat sur la condi­tion des femmes aujourd’hui et la manière dont on parle des femmes à l’écran, dans notre socié­té, peut se faire en fai­sant par­ler les gens de manière par­ti­ci­pa­tive de ce qu’ils décodent en regar­dant par exemple « Des­pe­rate Hou­se­wives ». Vous libé­rez la parole d’une manière très effi­cace en par­tant d’une série que beau­coup de gens connaissent et qui n’est ni par­faite ni com­plè­te­ment à jeter.

Il s’agit très jus­te­ment de réin­té­grer un dis­cours réflexif et cri­tique sur les valeurs, sur la manière dont notre socié­té fonc­tionne. Il s’agit de conti­nuer à se poser des ques­tions tout en pre­nant du plai­sir à regar­der une série télé­vi­sée, à lire un livre, à écou­ter de la musique ou à aller au ciné­ma. Ceci est à la fois légi­time et posi­tif mais peut déclen­cher aus­si un sujet de dis­cus­sion. Il serait for­mi­dable que les gens en famille, lorsque leur série pré­fé­rée est ter­mi­née, éteignent leur télé­vi­seur en pro­lon­geant la dis­cus­sion entre eux. Il s’agit d’un véri­table outil cultu­rel, un média tel­le­ment pré­sent dans nos vies qu’il façonne la manière dont on voit les choses : n’hésitons donc pas à par­ler des choix moraux qu’il nous pro­pose, les styles de vies, les por­traits qu’il nous pré­sente. Nous devons pou­voir les uti­li­ser comme sujet de débat, entre nous, entre col­lègues, en repas de famille. Cela concerne donc bien aus­si ceux qui veulent faire réagir sur le consen­sus social dont on par­lait : la culture popu­laire est un outil précieux.

Le mains­tream séduit et lasse, il innove par­fois et copie beau­coup. L’enjeu poli­tique véri­table est bien de sti­mu­ler la pro­duc­tion d’un mains­tream chez nous et par nous pour ali­men­ter la dyna­mique créa­tive et éco­no­mique glo­bale d’un sec­teur qui nous tient à cœur, tout en sti­mu­lant aus­si une saine dis­tance cri­tique entre œuvre et public, pour que cha­cun s’approprie plus acti­ve­ment et plus consciem­ment le diver­tis­se­ment qui lui est fourni.

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