La démocratie Internet : plus subversive qu’il n’y paraît…

Photo : Computers at Luther 1983 - CC BY-NC-ND 2.0 by Luther College Photos

On en a beau­coup dit sur les « révo­lu­tions 2.0 » du monde arabe, ou sur les « émeutes Face­book » de l’été dans les villes anglaises. En tom­bant, au pas­sage, dans le piège du déter­mi­nisme tech­no­lo­gique. Mais l’essentiel n’est pas là. Le web ne per­met pas seule­ment de com­mu­ni­quer davan­tage et plus vite, de faci­li­ter les mobi­li­sa­tions ou de renou­ve­ler les pos­si­bi­li­tés de cri­tique et d’action sociale. En dimi­nuant les coûts d’entrée et en libé­rant la parole pro­fane, il élar­git l’espace public. Il trans­forme, de la sorte, le rap­port au poli­tique, et l’expérience démo­cra­tique elle-même. Plus qu’un labo­ra­toire, la « démo­cra­tie Inter­net » est une réa­li­té en deve­nir. La pen­ser est une urgence, nous dit Domi­nique Car­don dans La démo­cra­tie Internet.

Les « paléo-mili­tants » 🙂 de l’ère pré-numé­rique ont beau jeu de fus­ti­ger l’activisme du clic qui n’exige plus des cyber-acteurs de « sor­tir de soi », c’est-à-dire de sacri­fier leur vie pri­vée pour se dévouer à l’intérêt géné­ral. Signe, leur est-il repro­ché, d’une culture par trop indi­vi­dua­liste et des enga­ge­ments « liquides » sur Inter­net qui fra­gi­li­se­raient les col­lec­tifs et l’action elle-même. Est-ce à dire que les formes nou­velles de par­ti­ci­pa­tion citoyennes surfent exclu­si­ve­ment sur l’éphémère, la vola­ti­li­té, voire sur la légè­re­té nar­cis­sique des convic­tions ou des déter­mi­na­tions ? Rien n’est moins sûr…

D’abord, note Car­don, parce que « l’expressivisme » du Net incor­pore tou­jours l’interaction et la recon­nais­sance d’autrui dans son pro­jet. Par ailleurs, l’impulsion des enga­ge­ments « jeunes » qui se tissent en ligne, est aus­si, en géné­ral, plus exis­ten­tielle, plus mar­quée par l’impératif, voire l’urgence, du résul­tat, par un sens prag­ma­tique de l’utilité de l’action.

Leurs res­sorts sont néan­moins, il est vrai, plus dif­fus et plus intimes ; ils intro­duisent une atten­tion plus grande pour les pro­jec­tions de dési­rs ou d’attentes de bien-vivre per­son­nels. Mais, pour le socio­logue Anto­nio Casilli, auteur des Liai­sons numé­riques, ils sont aus­si fina­le­ment « peut-être plus sub­ver­sifs que les enga­ge­ments mili­tants d’hier ». Pré­ci­sé­ment parce qu’ils arti­culent les deux dimen­sions, pri­vée et publique, jugées anta­go­nistes dans le cadre de l’engagement classique.

LA FORCE DES COOPÉRATIONS FAIBLES

C’est ce qui est si dif­fi­cile à admettre, et même à com­prendre, pour les mili­tants ortho­doxes : loin de toute com­mu­nau­té de des­tin, d’identité ou d’appartenance, les grands col­lec­tifs de l’Internet se forment de façon infi­ni­ment aléa­toire, en dehors même des espaces de débat poli­tiques ou poli­ti­sés. L’improbable alchi­mie opère à par­tir des centres d’intérêt per­son­nels, des manières d’être sin­gu­lières des inter­nautes, tels qu’ils se croisent et se découvrent éven­tuel­le­ment des points com­muns dans leurs expres­sions les plus ordi­naires au cœur – ou, plu­tôt, en péri­phé­rie – de la vie numé­rique. Expo­si­tion de soi, com­mu­ni­ca­tion pri­vée en public : ain­si s’engagent les coopé­ra­tions faibles, qui sont, pour Car­don, l’une des formes d’échange les plus ori­gi­nales qui soient appa­rues avec les réseaux sociaux de l’Internet.

La « force des coopé­ra­tions faibles » émerge, donc, en quelque sorte, quand les « petites » conver­sa­tions finissent par croi­ser les « grandes » et par créer, le cas échéant, des formes nou­velles d’actions col­lec­tives, décen­trées, vola­tiles, pro­téi­formes… et poten­tiel­le­ment puis­santes. Car, de ces échanges au départ ano­dins et inté­res­sés peuvent naître, ponc­tuel­le­ment, des liens plus forts entre indi­vi­dus, autour d’une volon­té d’engagement plus expli­cite et plus déterminée.

C’est là, aux yeux de Car­don, le prin­ci­pal mérite démo­cra­tique de l’Internet : il jette des ponts entre nos conver­sa­tions et un espace public plus auto­nome que celui domi­né par les médias pro­fes­sion­nels, et il sti­mule de la sorte les capa­ci­tés d’action, d’auto-organisation, de sen­si­bi­li­sa­tion, de mobi­li­sa­tion « par le bas » des publics concernés.

C’est aus­si l’argument cen­tral de La démo­cra­tie Inter­net : le réseau des réseaux accé­lère le dépla­ce­ment du centre de gra­vi­té de la démo­cra­tie de l’espace média­ti­co-ins­ti­tu­tion­nel vers « la socié­té en conver­sa­tion ». La libé­ra­tion de l’expression publique des indi­vi­dus nour­rit, poten­tiel­le­ment au moins, ce qui est, pour Car­don, la source la plus essen­tielle de l’exercice de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire : c’est moins l’élection qui est au fon­de­ment de la repré­sen­ta­tion poli­tique, sou­tient-il, que « l’existence d’un espace le plus riche et le plus auto­nome pos­sible dans lequel les citoyens peuvent exer­cer leur liber­té de pen­ser, de dire et de faire ».

Ce que rend pos­sible l’Internet, en fin de compte, c’est un cou­plage ori­gi­nal entre affir­ma­tion expres­sive de soi et action collective.

LES INÉGALITÉS D’USAGES

C’est évi­dem­ment plus un hori­zon, une poten­tia­li­té, admet tou­te­fois Car­don, qu’une réalité.

Une des limites est impo­sée par l’état réel de la car­to­gra­phie socio­lo­gique du Net. Elle tient dans la per­sis­tance des dis­pa­ri­tés entre les res­sources cultu­relles et sociales des inter­nautes, dans la grande diver­si­té même des pra­tiques numé­riques des uns et des autres, des plus ludiques ou futiles aux plus éru­dites. Ceci en fonc­tion du capi­tal cultu­rel, social et poli­tique des usa­gers. En un mot, la ques­tion posée est moins celle de la ou des frac­tures numé­riques (les inéga­li­tés maté­rielles ou finan­cières d’accès), que celle des inéga­li­tés sociales ou socio­cul­tu­relles qui pré­existent aux dis­po­si­tifs tech­niques et que ceux-ci ne font que repro­duire, voire creuser.

Deux atti­tudes se font jour en réac­tion à ce dés­équi­libre dans les moda­li­tés et les objets de la par­ti­ci­pa­tion à l’espace numérique.

D’aucuns voient dans le déve­lop­pe­ment des usages « au rabais » un effet per­vers de la trans­for­ma­tion de la mor­pho­lo­gie sociale d’Internet, liée à l’arrivée de milieux sociaux beau­coup plus divers. La mas­si­fi­ca­tion de l’accès aux tech­no­lo­gies d’expression et de com­mu­ni­ca­tion serait donc, dans cette logique, le che­val de Troie d’une reféo­da­li­sa­tion de l’espace numé­rique : par l’odeur de masses allé­chées, les ins­ti­tu­tions de l’espace public tra­di­tion­nel (médias, par­tis, gou­ver­ne­ments, entre­prises, indus­triels du sec­teur lui-même…) inves­tissent de fait le Net de leurs logiques d’audience et de marketing.

De son côté, Domi­nique Car­don répond en deux temps. D’une part, avec l’intellectuel et acti­viste cana­dien Cory Doc­to­row, il réfute le carac­tère tota­li­taire de cette « reféo­da­li­sa­tion » : mal­gré la mul­ti­pli­ca­tion expo­nen­tielle des futi­li­tés à por­tée de clic, les portes d’entrée à des espaces de débat sérieux et per­ti­nents, relèvent-ils avec force, n’ont jamais été aus­si nom­breuses dans l’histoire de l’humanité. D’autre part, Car­don refuse le repli éli­taire comme réponse à la mas­si­fi­ca­tion du web. Pour lui, sans renon­cer aux idéaux démo­cra­tiques de l’Internet, il faut tolé­rer une grande hété­ro­gé­néi­té de qua­li­tés des per­sonnes entrantes, si l’on veut « conju­rer les formes de dis­qua­li­fi­ca­tion sym­bo­lique qui ont sépa­ré les publics culti­vés des publics popu­laires dans l’espace public tra­di­tion­nel ».

C’est la rai­son pour laquelle, dans l’esprit Inter­net, les par­ti­ci­pa­tions même minimes, comme émettre un vote sur un article, appuyer sur le bou­ton « I like » de Face­book, rédi­ger un lien sur Twit­ter, pos­ter un com­men­taire à chaud sur un blog…, ne sont pas déva­lo­ri­sées. Il s’agit d’une sorte de recon­nais­sance, bien­veillante, d’une inéga­li­té des formes de par­ti­ci­pa­tion, au cœur même, il est vrai, de la libé­ra­tion des expres­sions per­son­nelles publiques qu’ont per­mise des formes de par­ti­ci­pa­tion moins exi­geantes socia­le­ment et cultu­rel­le­ment.

SE CHANGER SOI-MÊME D’ABORD

Une autre facette de l’ADN de l’action col­lec­tive sur Inter­net, c’est une dyna­mique de l’auto-organisation, ain­si que la règle du consen­sus ; toutes deux se veulent res­pec­tueuses de l’autonomie des indi­vi­dus, et sont cen­trales dans l’objet même de l’engagement. Il s’agit là, aus­si, d’ailleurs des normes de fonc­tion­ne­ment affi­chées et reven­di­quées prin­ci­pa­le­ment, aujourd’hui, dans les formes d’expression et d’organisation du mou­ve­ment des Indignés.

On n’y cherche pas à « fédé­rer » les éner­gies sépa­rées en un tout unique et plus fort pour s’attaquer de front au sys­tème éco­no­mique, par exemple, ou chan­ger radi­ca­le­ment le cœur de l’institution poli­tique en pre­nant le pou­voir. On opte plu­tôt pour un cadre de type « confé­dé­ral », pour éla­bo­rer, ensemble, un autre pos­sible démo­cra­tique. A tra­vers le débat, et par consen­sus. Jamais via le vote ou une déci­sion majo­ri­taire impo­sée à la minorité.

Ce qui est pre­mier, ce n’est pas le pro­jet poli­tique, c’est le pro­ces­sus démo­cra­tique, l’aspiration à une réap­pro­pria­tion de la démo­cra­tie par le sujet : la volon­té des indi­vi­dus et des groupes, comme le dit Alain Tou­raine, d’être maîtres de leur propre ave­nir, de se com­man­der eux-mêmes en fonc­tion de leur droit. Parce que sans cela, dit une Indi­gnée fran­çaise, c’est vrai­ment « tout qui tombe ».

On retrouve là les traits consti­tu­tifs de la visée liber­taire des pion­niers du web, issus d’une des franges de la contre-culture amé­ri­caine des années 1970 (elle don­ne­ra lieu à la nais­sance des com­mu­nau­tés hip­pies). C’est ce qui unit les Indi­gnés contem­po­rains des places publiques euro­péennes aux concep­teurs « cultu­rels » de l’Internet : ni les uns ni les autres ne veulent chan­ger d’abord la poli­tique ou la socié­té ; ils pensent que l’on ne peut pas trans­for­mer le sys­tème sans com­men­cer par se chan­ger soi-même.

L’éthique pro­fon­dé­ment per­son­nelle qui carac­té­rise nombre d’engagements, pour­tant col­lec­tifs, des jeunes aujourd’hui, naît en par­tie de là : de ces valeurs indi­vi­dua­listes nées des mou­ve­ments d’émancipation des années 1960 et 70 qui ont consti­tué le bain idéo­lo­gique dans lequel s’est for­gé l’esprit Inter­net. Il carac­té­rise aus­si bien la volon­té d’auto-organisation des acteurs enga­gés du réseau numé­rique, qu’une approche for­te­ment cri­tique de la repré­sen­ta­tion poli­tique, de la régu­la­tion ins­ti­tu­tion­nelle, de l’organisation par­ti­sane ou de l’autorité publique en général.

Il n’empêche… Dans la visée liber­taire, à la dif­fé­rence de la vision libé­rale, il n’y a pas de consen­te­ment à l’ordre éta­bli ; le pro­jet de trans­for­ma­tion indi­vi­duelle est tou­jours asso­cié au renou­vel­le­ment des formes sociales exis­tantes : est, notam­ment, mis en exergue le rêve d’une socié­té récon­ci­liée, sans fron­tières entres les âges, les sexes, les caté­go­ries socio­pro­fes­sion­nelles. « C’est d’ailleurs par cette manière de pro­duire des soli­da­ri­tés dans un contexte d’individualisation expres­sive, relève Domi­nique Car­don, que l’Internet peut reven­di­quer une forme poli­tique propre ».

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