Entretien avec Marion Dalibert

La fabrique médiatique de l’altérité

 Photo : Guillaume Paumier, CC-BY

Ensei­gnante-cher­cheuse en sciences de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion de l’Université de Lille, Marion Dali­bert inter­roge les rap­ports sociaux de genre, de race et de classe qui se mani­festent dans les médias d’information géné­ra­listes et lama­nière dont ces rap­ports par­ti­cipent à la pro­duc­tion du natio­na­lisme. Ses études de la média­ti­sa­tion du mou­ve­ment « Ni putes ni sou­mises » ou de celle du roman « En finir avec Eddy Bel­le­gueule » cherchent à appré­hen­der le rôle que jouent ces médias dans la construc­tion et l’usage des caté­go­ries dési­gnant les mino­ri­tés, les raci­sés et des classes popu­laires. De véri­tables manu­fac­tures à pro­duire de l’Autre.

Il peut paraitre curieux d’entendre parler de « race » alors qu’on sait bien que les races n’existent pas biologiquement parlant. De quelle manière vous emparez-vous (à l’instar de nombreux chercheurs et chercheuses en sciences humaines) de cette notion aujourd’hui ?

Effec­ti­ve­ment, ça peut paraitre curieux, voire désa­gréable, au regard de notre His­toire, pour celles et ceux qui entendent ce terme sans connaitre le sens qu’on lui donne aujourd’hui dans cer­tains milieux, notam­ment les milieux uni­ver­si­taires ou mili­tants. En fait, aujourd’hui, quand on uti­lise la notion de « race », on l’utilise dans son sens anglo-saxon pour mettre en évi­dence que, même s’il n’existe pas de races bio­lo­giques, la race a une exis­tence sociale. Comme l’a mon­tré la socio­logue Colette Guillau­min dans les années 1970, cer­taines carac­té­ris­tiques phy­siques « font sens » dans notre culture (comme la tex­ture des che­veux, la cou­leur de peau, mais aus­si cer­tains vête­ments comme le voile). Ces carac­té­ris­tiques phy­siques sont donc des signi­fiants (ou des « dis­cours » si on veut) car elles conduisent les indi­vi­dus à clas­ser les autres dans des caté­go­ries raciales (« blanc », « noir », « asia­tique »…). Et ces caté­go­ries sont signi­fi­ca­tives à la fois de dif­fé­ren­cia­tion et de hié­rar­chi­sa­tion sociale.

Ain­si, les blancs et les non-blancs ne sont pas per­çus de la même manière : les pre­miers vont béné­fi­cier d’avantages dans les dif­fé­rents champs de la vie sociale (emploi, loge­ment, etc.), tan­dis que les seconds vont faire l’objet de racisme et subir de nom­breuses inéga­li­tés. Cette dif­fé­rence de per­cep­tion vient notam­ment du fait que chaque caté­go­rie raciale est asso­ciée, dans nos ima­gi­naires sociaux (mais aus­si média­tiques) à cer­tains com­por­te­ments consi­dé­rés comme « cultu­rels ». Et les com­por­te­ments aux­quels sont asso­ciés les blancs vont être géné­ra­le­ment éva­lués comme étant supé­rieurs aux autres (plus « modernes », « démo­cra­tiques » ou encore « res­pec­tueux »). Mais tout comme la race, la blan­chi­té est une construc­tion sociale et une caté­go­rie mou­vante et fluide. Comme l’a mon­tré Jan Neder­veen Pie­terse, les Irlan­dais étaient consi­dé­rés comme noirs au 19e siècle par exemple. Plus géné­ra­le­ment, un indi­vi­du pour­ra très bien être iden­ti­fié comme blanc ou comme non-blanc selon les per­sonnes avec qui il est, son style ves­ti­men­taire ou encore les pro­pos qu’il tient sur cer­tains sujets. La blan­chi­té consti­tue donc en Occi­dent une norme raciale. Ain­si, celles et ceux qui ne seront pas iden­ti­fiés comme blancs vont être appré­ciés ou jugés à l’aune de cette norme. Les blancs sont en effet consi­dé­rés comme étant racia­le­ment neutres et, la par­ti­cu­la­ri­té de la blan­chi­té, en Occi­dent, c’est que comme elle est par­tout, elle est à la fois hyper­vi­sible et invi­sible. Et c’est parce qu’elle n’est pas vue comme une cou­leur de peau que le pou­voir et les avan­tages qui lui sont liés peuvent se pro­duire et se repro­duire vu que sa posi­tion dans les rap­ports de pou­voir est rare­ment ques­tion­née et remise en cause — par les blancs en tout cas.

Comment les médias généralistes produisent-ils de l’altérité ?

Les médias par­ti­cipent à construire et à faire cir­cu­ler le sens qu’une com­mu­nau­té donne aux choses, aux évè­ne­ments ou encore aux groupes sociaux. Et, géné­ra­le­ment, les groupes sociaux, comme « les femmes », « les blancs » ou encore « les gays », se voient affi­liés dans les médias à une iden­ti­té sociale par­ti­cu­lière, c’est-à-dire à un genre, des pré­fé­rences sexuelles, une classe sociale… Par exemple, quand on parle des « femmes » dans les médias, il s’agit impli­ci­te­ment des femmes blanches hété­ro­sexuelles de classe moyenne ou bour­geoise. Sinon, les termes uti­li­sés seraient dif­fé­rents, comme « les­biennes », « femmes issues de l’immigration » ou « femmes des ban­lieues ». Quand les médias men­tionnent les « classes popu­laires » pour rendre compte de l’électorat du FN par exemple, ils dési­gnent en fait les classes popu­laires blanches. Si les pro­fes­sion­nels des médias veulent faire réfé­rence aux per­sonnes raci­sées de classe popu­laire, ils vont plu­tôt par­ler des « habi­tants des ban­lieues » ou « des quar­tiers », car la ban­lieue est un ter­ri­toire asso­cié à l’immigration depuis les années 1980 et mar­qué par un ima­gi­naire de classe.

Outre l’identité sociale, les groupes sociaux vont aus­si être carac­té­ri­sés par une « eth­ni­ci­té » spé­ci­fique, c’est-à-dire qu’ils vont être défi­nis par des modes de vies, com­por­te­ments, manières de voir et de pen­ser, normes et valeurs. Et cette eth­ni­ci­té peut être repré­sen­tée plus ou moins posi­ti­ve­ment dans l’espace média­tique. Celle qui est la plus valo­ri­sée dans cet espace est celle qui répond à la défi­ni­tion sym­bo­lique de l’identité natio­nale fran­çaise, la « fran­ci­té », qui est asso­ciée au res­pect de la Répu­blique et à ses valeurs. Or, cette eth­ni­ci­té et les groupes aux­quels elle est asso­ciée de manière pri­vi­lé­giée – et qui sont géné­ra­le­ment les groupes majo­ri­taires asso­ciés à la blan­chi­té, aux classes bour­geoises et à l’hétérosexualité — sont très peu décrits et spé­ci­fiés dans les médias d’information.

À l’inverse, les eth­ni­ci­tés néga­tives et repous­soirs asso­ciés à d’autres groupes sociaux — notam­ment aux mino­ri­tés — vont faire l’objet de nom­breux dis­cours dans les médias d’information. Dans ces cas-là, on peut par­ler de véri­tables pro­ces­sus d’ethnicisation. Les raci­sés et les classes popu­laires font sou­vent l’objet de tels pro­ces­sus, pro­ces­sus qu’on peut éga­le­ment nom­mer « eth­no­ra­cia­li­sa­tion » pour les pre­miers et « eth­no­clas­si­sa­tion » pour les seconds, car c’est l’association d’un groupe social par­ti­cu­lier avec une eth­ni­ci­té qui le carac­té­rise et le natu­ra­lise comme tel dans les médias. Ces pro­ces­sus d’ethnicisation sont éga­le­ment des pro­ces­sus d’altérisation car, en étant affi­liés à des défi­ni­tions et des repré­sen­ta­tions média­tiques néga­tives, ces groupes vont se voir sym­bo­li­que­ment exclus du « Nous » natio­nal en étant don­nés à voir comme des « Autres » qui ne res­pec­te­raient pas les valeurs de la Répu­blique, notam­ment celle d’égalité. Et dans ces pro­ces­sus d’ethoracialisation et d’ethnoclassisation, le genre s’avère déter­mi­nant. Les sys­tèmes de repré­sen­ta­tions de la classe, du genre, de la race ou encore de la sexua­li­té s’imbriquent et s’articulent. Par exemple, j’ai remar­qué que les non-blancs et les classes popu­laires étaient carac­té­ri­sés comme tels par une fémi­ni­té ou une mas­cu­li­ni­té repous­soir. Les femmes raci­sées et/ou de classe popu­laire sont sou­vent repré­sen­tées comme étant sou­mises et défé­mi­ni­sées, tan­dis que les hommes seraient machistes et viri­listes. Ain­si, la mas­cu­li­ni­té et la fémi­ni­té blanches et bour­geoises qui appa­raissent en creux du dis­cours se voient for­te­ment mises en valeur dans les médias d’information, les hommes et les femmes asso­ciés à la blan­chi­té et aux classes supé­rieures étant impli­ci­te­ment don­nés à voir comme n’étant pas concer­nés par le sexisme (et donc intrin­sè­que­ment éga­li­taires), les hommes étant asso­ciés à une cer­taine dou­ceur et au res­pect de l’égalité de genre tan­dis que les femmes seraient à la fois « fémi­nines » et émancipées.

Comment les médias français représentent-ils généralement les classes populaires en France ?

En France, il y a assez peu de tra­vaux inter­ro­geant les repré­sen­ta­tions média­tiques des classes popu­laires. Même si je n’ai pas adop­té d’approche his­to­rique, dans les tra­vaux que j’ai menés (notam­ment dans mon ana­lyse de la média­ti­sa­tion du roman d’Édouard Louis, En finir avec Eddy Bel­le­gueule) , j’ai remar­qué que les classes popu­laires blanches y fai­saient l’objet d’un pro­ces­sus d’ethnicisation et d’altérisation, dans le sens où, comme je vous le disais, elles sont repré­sen­tées en tant que groupe eth­nique dis­so­cié et oppo­sé au reste de la popu­la­tion fran­çaise. En plus d’être affi­liées au nord de la France, à la rura­li­té, à la blan­chi­té et à l’hétérosexualité, les classes popu­laires ont été décrites dans la média­ti­sa­tion du roman comme man­quant de moyens, de culture, d’hygiène, comme étant vul­gaires, alcoo­liques, en mau­vaise san­té, vio­lents entre eux et vis-à-vis des autres mino­ri­tés : ils sont sexistes, racistes, homo­phobes et per­forment une mas­cu­li­ni­té dure et outran­cière. Ain­si, les classes popu­laires ont été mises en scène en tant que figures repous­soirs dont l’ethnicité est contraire à celle de la francité.

Bien sûr, toutes les per­sonnes pro­ve­nant de classes popu­laires ne sont pas repré­sen­tées ou décrites comme cela dans les médias d’information. Mais ce qui est signi­fi­ca­tif dans la média­ti­sa­tion du roman d’Edouard Louis, c’est que les classes popu­laires vont être carac­té­ri­sées en tant que « groupe ». C’est-à-dire que la famille et les habi­tants du vil­lage du nar­ra­teur (qui vont être à chaque fois pré­sen­tés par les pro­fes­sion­nels des médias comme l’entourage de l’écrivain, le roman étant auto­bio­gra­phique) vont être don­nés à voir comme des idéaux-types des classes popu­laires. Et à cette occa­sion, celles et ceux qui ne seront pas asso­ciés à cette eth­ni­ci­té dépré­cia­tive seront décrits comme étant des excep­tions. Edouard Louis a incar­né une excep­tion par exemple, notam­ment en étant pré­sen­té en tant que trans­fuge de classe. Et la figure du trans­fuge de classe ren­voie plei­ne­ment à cette idée d’« excep­tion » car elle sous-entend que les per­sonnes qui peuvent vivre un pro­ces­sus d’ascension sociale sont excep­tion­nelles, et ce dans les deux sens du terme : parce qu’ils seraient dotés de qua­li­tés que les autres membres du groupe d’origine n’ont pas, et parce qu’il s’agit d’une mino­ri­té qui fait face à une majo­ri­té. Edouard Louis a ain­si été décrit comme un indi­vi­du qui a dû faire face à tout un milieu et comme ayant eu un par­cours admi­rable et remar­quable. Son jeune âge va par exemple constam­ment être sou­li­gné par les jour­na­listes (il a 21 ans lors de la sor­tie du roman), ain­si que son par­cours uni­ver­si­taire pres­ti­gieux (il est à l’École nor­male supé­rieure et est pré­sen­té comme spé­cia­liste de Pierre Bourdieu).

On peut obser­ver ce même type de construc­tion média­tique oppo­sant une « majo­ri­té repous­soir » avec une « mino­ri­té excep­tion­nelle » au niveau des per­sonnes raci­sées. J’ai remar­qué par exemple que, dans la média­ti­sa­tion du mou­ve­ment « Ni putes ni sou­mises » créée en jan­vier 2002 pour dénon­cer le machisme en ban­lieue, seules les mili­tantes du mou­ve­ment sont décrites comme ne subis­sant pas le sexisme, les jour­na­listes jus­ti­fiant cette posi­tion en met­tant en avant qu’elles se seraient éman­ci­pées grâce au mili­tan­tisme. Ain­si, à nou­veau, ces quelques mili­tantes font office d’exceptions face à une majo­ri­té de femmes raci­sées pré­sen­tées comme fon­da­men­ta­le­ment assu­jet­ties aux hommes de leur entourage.

Avec quels mots sont généralement désignés ceux qui sont dominés dans les discours médiatiques ? À quelles représentations ces choix lexicaux renvoient-ils ?

Si on s’intéresse par exemple à la manière dont sont dési­gnées les mino­ri­tés eth­no­ra­ciales dans les médias fran­çais, l’appartenance à la ban­lieue est sou­vent mise en avant pour par­ler des per­sonnes raci­sées (« les habi­tants des quar­tiers », « les jeunes des ban­lieues »…). Les médias parlent éga­le­ment régu­liè­re­ment des « per­sonnes issues de l’immigration » pour rendre compte d’individus de natio­na­li­té fran­çaise nés en France et de parents — voire de grands-parents — Fran­çais éga­le­ment nés en France mais qui ne sont, en fait, pas blancs (les des­cen­dants d’immigrés euro­péens ne sont pas qua­li­fiés de per­sonnes issues de l’immigration par exemple). Ain­si, les mino­ri­tés eth­no­ra­ciales sont tou­jours rap­pro­chées d’un « ailleurs » dans les médias et donc dif­fé­ren­ciées du reste de la popu­la­tion fran­çaise. La ban­lieue y est en effet sou­vent repré­sen­tée comme un ter­ri­toire où les normes et valeurs de ses habi­tants sont dis­tinctes et oppo­sées à celles des autres membres de la nation, tout comme les pays non-occi­den­taux (notam­ment ceux dont la reli­gion majo­ri­taire est l’islam) sont sou­vent décrits comme par­ta­geant une culture spé­ci­fique « plus tra­di­tion­nelle » — voire « archaïque » et qui s’opposerait à la « moder­ni­té » des pays d’Europe et d’Amérique du Nord.

Quels termes seraient à privilégier dans une perspective critique, notamment pour indiquer les rapports de pouvoir et reprendre la main sur la manière dont on est parlé ?

À mon sens, les termes à employer sont ceux qui sont uti­li­sés par les mino­ri­tés elles-mêmes car, d’une part, qua­li­fier un groupe auquel on n’appartient pas est une mani­fes­ta­tion d’un rap­port de pou­voir et, d’autre part, ils sont bien plus cri­tiques. Les mino­ri­tés eth­no­ra­ciales uti­lisent sou­vent les qua­li­fi­ca­tifs de « per­sonnes raci­sées » ou de « non-blanc·he·s » pour se dési­gner, ter­mi­no­lo­gie qui donne à voir le racisme à l’œuvre dans la socié­té fran­çaise car celle-ci sou­ligne qu’elles font l’objet d’un pro­ces­sus de dif­fé­ren­cia­tion raciale qui les assigne à cer­taines places dans le monde social.

Dans le traitement médiatique des quartiers populaires, des figures stéréotypées ont émergé comme le « jeune garçon des banlieues ». Comment se sont-elles construites et cristallisées ?

Les dif­fé­rents tra­vaux por­tant sur la média­ti­sa­tion des ban­lieues, comme ceux d’Henri Boyer et Guy Lochard, Tho­mas Del­tombe, Édouard Mil­ls-Affif ou encore Alain Bat­te­gay et Ahmed Bou­be­ker, ont mon­tré que plu­sieurs figures repré­sen­tant les per­sonnes raci­sées ont émer­gé ces der­nières décen­nies, et ce à chaque fois en lien avec une actua­li­té par­ti­cu­lière. Alors que dans les années 1960 et 1970 c’est la figure du « tra­vailleur immi­gré » qui incarne les non-blancs en France, celle du « jeune gar­çon des ban­lieues » va s’imposer dans les médias à par­tir des années 1980, à la suite de la média­ti­sa­tion des émeutes de la cité des Min­guettes à Vénis­sieux en 1981. Les « jeunes gar­çons des ban­lieues » (qua­li­fiés de « beurs » dans les années 1980) ren­voient aux des­cen­dants de natio­na­li­té fran­çaise des immi­grés ori­gi­naires du Magh­reb et vont être repré­sen­tés néga­ti­ve­ment en étant asso­ciés à la délin­quance et aux dif­fi­cul­tés d’intégration. À la fin des années 1980, suite à l’affaire Sal­man Rush­die et à la pre­mière affaire du fou­lard à l’école, cette figure juvé­nile va se voir en outre affi­liée à la pra­tique de la reli­gion musul­mane, affi­lia­tion qui sera ren­for­cée suite aux atten­tats du 11 sep­tembre 2001. Pen­dant les années 1980 et 1990, les femmes fai­saient éga­le­ment l’objet de dis­cours dans les médias en étant repré­sen­tées par la figure de la « beu­rette » puis par celle de la « jeune fille des ban­lieues », mais dans une moindre mesure et les dis­cours por­tés sur elles étaient beau­coup plus posi­tifs : elles vont être géné­ra­le­ment repré­sen­tées comme vou­lant s’intégrer à la socié­té fran­çaise et comme cher­chant à s’émanciper d’un entou­rage fami­lial sexiste. La visi­bi­li­té de cette figure fémi­nine va néan­moins consi­dé­ra­ble­ment aug­men­ter dans les médias au début des années 2000 avec la cou­ver­ture média­tique de l’affaire des « tour­nantes » en ban­lieues, le meurtre de Sohane Ben­ziane (ado­les­cente de 17 ans morte brû­lée vive par un ado­les­cent dans une cave d’une cité de Vitry sur Scène), le mou­ve­ment Ni putes ni sou­mises et le débat sur le port du voile à l’école en 2003 et 2004. En plus d’être asso­ciée à la délin­quance, à la vio­lence et à la reli­gion musul­mane, la figure du « jeune gar­çon des ban­lieues » sera dès lors carac­té­ri­sée à par­tir de cette période par une miso­gy­nie intrin­sèque et une sexua­li­té incon­trô­lable. Les jeunes femmes seront quant à elles don­nées à voir comme cher­chant à s’émanciper du sexisme de cette figure mas­cu­line ain­si qu’ à leurs parents qui les obli­ge­raient à suivre les cou­tumes et tra­di­tions du pays d’origine asso­ciées à la reli­gion musul­mane – et donc pré­sen­tées comme « archaïques », comme le port du voile et le res­pect de la vir­gi­ni­té jusqu’au mariage, sou­vent for­cé, avec un homme qu’elle ne connait pas.

Ces repré­sen­ta­tions média­tiques contem­po­raines entou­rant les per­sonnes raci­sées font en outre écho à la manière dont elles étaient repré­sen­tées à l’époque colo­niale. En effet, lors de la colo­ni­sa­tion, la figure de la « femme nord-afri­caine » a fait l’objet de nom­breux dis­cours qui ont cir­cu­lé dans tout l’Empire, à la fois dans les ter­ri­toires colo­ni­sés et en métro­pole. Comme l’ont mon­tréAnn Lau­ra Sto­ler, Gilles Boëtsch, Éric Sava­rese ou encore Wij­dan Ali, les femmes étaient décrites comme assu­jet­ties à l’islam et aux hommes de leur entou­rage pour qui elles n’avaient aucune valeur, celles-ci étaient pré­sen­tées comme contraintes de por­ter le voile et de res­ter cloi­trées à l’intérieur du foyer. La figure de « l’homme nord-afri­cain » était quant à elle carac­té­ri­sée par la vio­lence et la miso­gy­nie. Ces dis­cours déshu­ma­ni­sants pro­duits à cette époque sur les colo­ni­sés ser­vaient à jus­ti­fier l’acte colo­nial : en pré­sen­tant leurs modes de vie et leur culture comme archaïques et extrê­me­ment pro­blé­ma­tiques, la colo­ni­sa­tion était jus­ti­fiée par le fait qu’il fal­lait appor­ter « la civi­li­sa­tion » à ces popu­la­tions. Ces repré­sen­ta­tions por­tées sur les colo­ni­sés ser­vaient aus­si à les exclure du pou­voir et à asseoir la domi­na­tion de l’homme blanc qui était, quant à lui, pré­sen­té comme apte à gou­ver­ner par des com­por­te­ments consi­dé­rés comme réflé­chis, ration­nels et mesurés.

Les dis­cours et repré­sen­ta­tions construits il y a plu­sieurs siècles irriguent tou­jours nos sys­tèmes de repré­sen­ta­tions contem­po­rains : ces der­niers se situent dans des logiques de paren­té avec des dis­cours anté­rieurs, même s’ils peuvent faire l’objet d’évolutions, de modi­fi­ca­tions et aus­si d’oppositions. Du coup, nos schèmes cultu­rels vont évi­dem­ment influen­cer la manière dont les jour­na­listes vont rendre compte de cer­tains faits, que ce soit en leur accor­dant plus ou moins de visi­bi­li­té média­tique et en adop­tant cer­tains angles pour en rendre compte.

Est-ce qu’on a une idée de l’impact que ces représentations médiatiques ont sur les personnes qu’elles sont censées concerner ?

En France, il y a encore très peu de tra­vaux por­tant sur la récep­tion mal­heu­reu­se­ment, même si ça se déve­loppe en ce moment. On peut néan­moins faire l’hypothèse que les rap­ports sociaux qui se pro­duisent dans les dif­fé­rents champs de la vie sociale, que ce soit au niveau de l’accès aux sphères de pou­voir, à la recon­nais­sance ou encore à la redis­tri­bu­tion éco­no­mique, sont nour­ris par des signi­fi­ca­tions et des idéo­lo­gies qui cir­culent (entre autres) dans le champ média­tique. À cet égard, j’ai remar­qué dans mon tra­vail sur les médias d’information que les groupes qui pos­sèdent le moins de pou­voir éco­no­mique, social, poli­tique et sym­bo­lique (comme les per­sonnes raci­sées et les classes popu­laires par exemple) sont dési­gnés et mis en scène comme ins­tau­rant les plus grandes inéga­li­tés à l’égard d’autres mino­ri­tés (les femmes, les mino­ri­tés sexuelles, les roms, etc.), alors que ceux qui pro­fitent des avan­tages liés aux dis­cri­mi­na­tions sys­té­miques (les groupes asso­ciés à la mas­cu­li­ni­té, à la blan­chi­té, à l’hétérosexualité et aux classes moyennes et bour­geoises) sont don­nés à voir comme étant les plus éga­li­taires. Du coup, ce sys­tème de repré­sen­ta­tions par­ti­cipe à main­te­nir et à ren­for­cer l’hégémonie des groupes domi­nants vu que celle-ci n’est pas (ou rare­ment) abor­dée de façon critique.

Les classes populaires sont généralement accusées dans les médias de « mal voter ». Trop à gauche jadis (communistes). Trop à droite aujourd’hui (FN). En tout cas « populiste ». On les accuse même quelquefois de « balancer d’un extrême à l’autre » ou au contraire encore de négliger le vote (par l’abstention). Que révèle le traitement médiatique au sujet des (mauvaises) habitudes électorales supposées des classes populaires ?

Je ne suis pas for­cé­ment spé­cia­liste, mais ça serait vrai­ment inté­res­sant de faire une étude de la média­ti­sa­tion du vote des classes popu­laires sur une longue période. Il est vrai qu’aujourd’hui l’électorat du Front natio­nal est sou­vent asso­cié aux classes popu­laires du nord de la France. À mon sens, ce type de repré­sen­ta­tions tend à asso­cier les classes popu­laires blanches à la pro­duc­tion du racisme en France, ce qui est aus­si une manière de les alté­ri­ser en les oppo­sants à une eth­ni­ci­té répu­bli­caine qui serait, elle, por­teuse de la cause antiraciste.

Y a‑t-il des similitudes ou des différences de traitement et de représentation médiatique des classes populaires et des quartiers populaires entre les médias français et belges ?

Avec des col­lègues de mon labo­ra­toire de recherche, nous sommes jus­te­ment en train de com­men­cer à tra­vailler sur cette ques­tion avec des col­lègues de l’Université catho­lique de Lou­vain-la-Neuve, car on pense qu’il y a effec­ti­ve­ment de vraies filia­tions dans la manière dont est repré­sen­té le nord de la France et la Wal­lo­nie en Bel­gique dans les médias d’information, la télé­réa­li­té, les films et les séries. Cer­taines zones trans­fron­ta­lières sont effec­ti­ve­ment asso­ciées aux classes popu­laires blanches et décrites comme étant rurales, dés­in­dus­tria­li­sées, éco­no­mi­que­ment sinis­trées et fai­sant face à cer­taines pro­blé­ma­tiques sociales. On peut éga­le­ment cer­tai­ne­ment obser­ver des filia­tions sur la manière dont cer­tains quar­tiers belges sont eth­no­ra­cia­li­sés dans les médias (comme Molen­beek) et la façon dont les ban­lieues fran­çaises sont représentées.

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