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La grande braderie des cotisations sociales

Les mesures gou­ver­ne­men­tales de baisse des coti­sa­tions patro­nales de sécu­ri­té sociale sur les salaires sont en vogue à tra­vers l’Europe. Ceci, afin de dimi­nuer le « coût du tra­vail », et de favo­ri­ser la créa­tion « com­pé­ti­tive » d’emplois nou­veaux, grâce aux parts de mar­ché et aux marges béné­fi­ciaires retrou­vées que déga­ge­rait le dispositif.

Qu’on l’estime ou non per­ti­nente, la mesure d’allègement des coti­sa­tions patro­nales pose nombre de ques­tions : son coût en termes de manque à gagner pour les recettes de la sécu­ri­té sociale ; le finan­ce­ment bud­gé­taire de celui-ci ; l’utilisation ou la ven­ti­la­tion du gain par les direc­tions d’entreprise ; l’articulation aux aides publiques à l’emploi, sub­ven­tions sala­riales déjà exis­tantes et, bien enten­du, les résul­tats en termes d’emploi

Quelle que soit l’analyse que l’on fasse du niveau objec­ti­ve­ment éle­vé du coût sala­rial en Bel­gique, une chose est sûre : ce type de mesures d’exonération n’a jamais mon­tré d’impact mas­sif sur le chô­mage, et, lorsqu’il a un effet sur l’emploi, c’est de façon tou­jours com­plexe (tis­sée à d’autres fac­teurs), indi­recte et dif­fé­rée dans le temps.

Par ailleurs, le pos­tu­lat à la base d’une telle poli­tique de l’offre axée sur le coût du tra­vail semble peu com­pa­tible avec les déter­mi­nants d’ensemble de la conjonc­ture, notent les ana­lystes. La per­sis­tance de l’état de san­té dépri­mé de l’économie au sein de la zone euro illustre les aléas d’une poli­tique de relance éco­no­mique et de dyna­mi­sa­tion de l’emploi par les expor­ta­tions et par la com­pé­ti­ti­vi­té. En par­ti­cu­lier quand on s’attache à la com­pé­ti­ti­vi­té des seuls coûts sala­riaux dans un contexte de forte rigueur bud­gé­taire : com­pres­sion des salaires et com­pres­sion des dépenses publiques, acti­vées simul­ta­né­ment, étouffent la demande inté­rieure, freinent les impor­ta­tions et assèchent la capa­ci­té des par­te­naires com­mer­ciaux d’absorber les expor­ta­tions européennes.

Les baisses pré­cé­dentes de coti­sa­tions sociales ont, certes, pu contri­buer, avec l’action des sta­bi­li­sa­teurs auto­ma­tiques de l’économie (dépenses publiques et sociales), à main­te­nir un cer­tain niveau d’emploi. Mais elles n’ont pas pour autant conduit à un plus grand dyna­misme de l’investissement, pour­tant néces­saire aux pers­pec­tives de crois­sance. Le gel de l’investissement pri­vé en Europe est bien une réa­li­té, davan­tage encore depuis la Grande réces­sion de 2008 – 2009, et mal­gré un besoin total d’investissements esti­mé par la Banque euro­péenne d’investissement (BEI) à 650 mil­liards par an jusqu’en 2020. En cause, les condi­tions res­tric­tives de finan­ce­ment du cré­dit ban­caire aux entre­prises dans la zone euro, d’une part, l’attentisme « stra­té­gique » des entre­pre­neurs, peu enclins à inves­tir dans le désert, d’autre part.

EFFET RETOUR OU EFFET D’AUBAINE ?

Or, en l’absence de ce ter­reau d’ensemencement, le risque est grand de voir l’effet retour atten­du des allè­ge­ments offerts aux entre­prises se trans­for­mer en effet d’aubaine pour les déten­teurs du capi­tal. Les action­naires pour­raient béné­fi­cier d’une nou­velle hausse des divi­dendes, c’est-à-dire du « salaire » payé pour le capi­tal inves­ti dans l’entreprise, mais rare­ment consi­dé­ré, lui, comme une charge pesant sur la com­pé­ti­ti­vi­té. Ici aus­si, on est en pré­sence d’un phé­no­mène struc­tu­rel… L’économiste hété­ro­doxe Michel Hus­son démontre qu’à défaut d’un lien de cau­sa­li­té méca­nique, il existe au moins une « très nette cor­ré­la­tion inverse sur la longue période » entre le recul des coti­sa­tions sociales à par­tir du milieu des années 1980, et l’augmentation, en contre­par­tie, de la part des divi­dendes nets ver­sés aux action­naires dans la valeur ajou­tée. Cet été encore, une enquête, menée par le sec­teur finan­cier lui-même, révé­lait que c’est en Europe (et au Japon) que les divi­dendes aug­mentent le plus…

Cela n’empêche pas les orga­ni­sa­tions d’employeurs, en Bel­gique notam­ment, de conti­nuer à avan­cer leurs pions en faveur d’un « choc de com­pé­ti­ti­vi­té ». C’est que leur objec­tif est sans doute moins conjonc­tu­rel que struc­tu­rel, lui aus­si : obte­nir une réduc­tion durable de coti­sa­tions patro­nales, qui se cal­cule, désor­mais, non plus en mon­tants for­fai­taires renou­ve­lables annuel­le­ment, mais en sous­trac­tion défi­ni­tive de points de pourcentage.

LA « GÉNÉROSITÉ DU SYSTÈME »

L’argumentaire est connu : nombre de tra­vailleurs et de can­di­dats à l’emploi, déqua­li­fiés, trop jeunes ou trop âgés, coû­te­raient davan­tage qu’ils ne rap­por­te­raient, en rai­son d’une pro­duc­ti­vi­té esti­mée trop faible en regard des normes sala­riales… et action­na­riales (même si on insiste moins sur cette dimen­sion). Au pas­sage, c’est aux « défi­ciences » indi­vi­duelles de la « force de tra­vail » qu’est attri­buée, impli­ci­te­ment, la res­pon­sa­bi­li­té du chô­mage et du sous-emploi. Tan­dis que la « géné­ro­si­té du sys­tème (de pro­tec­tion sociale) », de son côté, empê­che­rait les employeurs, « écra­sés » par les charges, d’embaucher. Il y aurait, en ce sens, une logique patro­nale à vou­loir lier, struc­tu­rel­le­ment, abais­se­ment du coût de l’emploi et allè­ge­ment du « poids » de la cou­ver­ture sociale.

C’est ain­si qu’il est ques­tion, dans la Bel­gique « sué­doise », de dimi­nuer de moi­tié (à 1,5 %) la norme actuelle d’augmentation des dépenses en soins de san­té, qui accom­pagne l’évolution effec­tive du coût de la san­té d’une popu­la­tion vieillis­sante. Cette norme, déjà rabo­tée par des mesures d’économie anté­rieures, est ce qui évite aux per­sonnes moins nan­ties de com­pro­mettre leur état de san­té en ne se fai­sant pas soi­gner ou en retar­dant les soins pour des rai­sons d’impossibilité finan­cière, et aux patients, en géné­ral, qui n’ont pas les moyens de recou­rir à une méde­cine pri­vée en géné­ral, de sta­tion­ner sur des listes d’attente inter­mi­nables avant d’être pris en charge.

Le rai­son­ne­ment n’est pas nou­veau… Le milieu des années 1970 a vu le ralen­tis­se­ment des gains de pro­duc­ti­vi­té du tra­vail, ain­si que la dégra­da­tion des taux de pro­fit. Depuis lors, les poli­tiques mises en œuvre en faveur de l’entreprise et du capi­tal font de la for­ma­tion des salaires et des droits sociaux qui lui sont atta­chés les prin­ci­pales variables d’ajustement des poli­tiques de com­pé­ti­ti­vi­té en Europe.

Le gou­ver­ne­ment Mar­tens-Gol, au début des années 1980, octroie des réduc­tions de coti­sa­tions patro­nales afin de limi­ter les coûts sala­riaux, notam­ment pour les sec­teurs les plus expo­sés à la concur­rence étran­gère : c’est le pro­pos de l’o­pé­ra­tion Mari­bel. Par la suite, durant les décen­nies 1990 et 200, ces réduc­tions de coti­sa­tions patro­nales acquièrent un sta­tut struc­tu­rel (de l’ordre de 11 mil­liards d’euros par an), tout en étant éten­dues à des groupes cibles, tels que des tra­vailleurs âgés, des chô­meurs de longue durée, des pre­miers emplois, des jeunes travailleurs…

Pre­nez, aujourd’hui, les fameuses « réformes struc­tu­relles »… La répé­ti­tion à l’infini de leur « néces­si­té » n’a d’égal que le carac­tère sou­vent non fini de la for­mule : réformes struc­tu­relles de quoi ? Il existe à ce sujet un lan­gage euphé­mis­tique conve­nu, qui est por­té par un large consen­sus de posi­tions ins­ti­tu­tion­nelles (FMI, OCDE, Com­mis­sion euro­péenne, Banque natio­nale de Bel­gique…), poli­tiques, éco­no­miques et édi­to­riales. Au mieux, on expli­que­ra qu’il s’agit de rendre le mar­ché de l’emploi davan­tage busi­ness-friend­ly. Le pro­pos, en véri­té, est de s’attaquer, struc­tu­rel­le­ment, donc, à ce que le même lan­gage appelle les « rigi­di­tés du sys­tème », c’est-à-dire, en clair, les droits et pro­tec­tions des tra­vailleurs et allo­ca­taires sociaux.

PAS SUR LA FICHE DE SALAIRE

Ce à quoi l’on assiste, en fin de compte, dans ce sché­ma, c’est à un retour­ne­ment par­tiel de la fonc­tion de la Sécu­ri­té sociale… La Sécu est effec­ti­ve­ment de plus en plus uti­li­sée par les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs comme ins­tru­ment de poli­tique éco­no­mique. L’activation de la com­pé­ti­ti­vi­té et de l’emploi par réduc­tion des coti­sa­tions sociales ou des allo­ca­tions de chô­mage a pour corol­laire l’utilisation, pous­sée tou­jours plus loin, des fonds de la pro­tec­tion sociale pour sub­ven­tion­ner l’embauche de tra­vailleurs par des entre­prises privées…

De « sys­tème de soli­da­ri­té entre tra­vailleurs », auquel contri­buent non seule­ment l’ensemble de ceux-ci, mais aus­si, les employeurs, sou­tient le direc­teur du Crisp Jean Faniel (voir Ima­gine n°91, mai-juin 2012), la sécu­ri­té sociale se mue de la sorte en « un dis­po­si­tif trans­fé­rant une part de la masse sala­riale (les coti­sa­tions étant une forme de salaire) vers les entreprises ».

Les créa­tions d’emplois nou­veaux pro­dui­ront, certes, de nou­velles recettes en coti­sa­tions sociales. De ce point de vue, il est dif­fi­cile de pen­ser sépa­ré­ment via­bi­li­té des régimes de pen­sions, (sous-) finan­ce­ment de la sécu­ri­té sociale en regard de dépenses crois­santes, et poli­tique de l’emploi dont dépendent les res­sources de la pro­tec­tion sociale. Mais il est à tout le moins bud­gé­tai­re­ment hasar­deux de cher­cher à jus­ti­fier un nou­veau déles­tage des deniers de la Sécu en tablant sur un hypo­thé­tique effet retour en recettes.

Dans la même optique, pointe, par ailleurs, le patron de la Mutua­li­té socia­liste Michel Jadot, il existe une ten­dance à consti­tuer tou­jours plus la rétri­bu­tion des sala­riés de divers avan­tages en nature qui échappent, en tout ou en par­tie, aux coti­sa­tions (patro­nales ou/et sala­riales) de sécu­ri­té sociale : par exemple, les chèques-repas, les éco-chèques, les chèques sport, les chèques culture, les voi­tures de socié­té, l’abonnement GSM, la connexion ADSL, la gar­de­rie d’enfants, des assu­rances diverses…, avec des trai­te­ments dif­fé­ren­ciés selon l’avantage. Ce qui entraîne outre l’insécurité juri­dique, des pertes à terme pour les tra­vailleurs au niveau du cal­cul des allo­ca­tions sociales (dont celui du mon­tant de la pen­sion) et de façon géné­rale, un sous-finan­ce­ment de la sécu­ri­té sociale dans la mesure où la mul­ti­pli­ca­tion de ces avan­tages repré­sente au final des mon­tants considérables

Les sala­riés et les allo­ca­taires sociaux, en arrivent, en quelque sorte, à finan­cer indi­rec­te­ment leur propre emploi, leur rému­né­ra­tion, mais aus­si, in fine, les béné­fices éven­tuels de l’entreprise. A leur insu, la plu­part du temps : dimi­nuer la com­po­sante patro­nale des coti­sa­tions passe plus faci­le­ment inaper­çu puisque cette par­tie de salaire ne figure pas sur les fiches de paie et que sa modi­fi­ca­tion ne change ni le salaire brut, ni le salaire net ou poche des travailleurs.