La Grande Guerre et la Littérature

 Des soldats français du général Gouraud avec leurs mitrailleuses positionnés dans les ruines d'une église près de la Marne, repoussant l'assaut des allemands. 1918 (date précise inconnue).Image : http://www.dodmedia.osd.mil/DVIC_View/Still_Details.cfm?SDAN=HDSN9902278&JPGPath=/Assets/Still/1999/DoD/HD-SN-99-02278.JPG

En 1869, Tol­stoï ter­mine Guerre et Paix, le grand roman de 1812. Mille six cents pages sur la cam­pagne napo­léo­nienne en Rus­sie. À la lec­ture des scènes de bataille, de nom­breux lec­teurs pensent encore que Tol­stoï roman­çait son expé­rience per­son­nelle de la guerre. En réa­li­té, il était né en 28, plus de quinze ans après la défaite russe de Boro­di­no. C’est sans doute le plus grand roman de guerre du XIXe siècle.

Le res­sort de Guerre et Paix est tout entier dans ce para­doxe : en Rus­sie, Napo­léon a gagné toutes les batailles mais per­du la guerre. Il a gagné les batailles contre l’armée du Tsar diri­gée par la noblesse. Mais il a per­du la guerre parce que le peuple des mou­jiks a pra­ti­qué la terre brû­lée qui a pri­vé son armée de ravi­taille­ment et mené contre lui une har­ce­lante gué­rilla. Napo­léon entra dans Mos­cou en vain­queur, mais Mos­cou était déserte et brû­lait. Il en sor­tit vain­cu, com­men­çant une longue et pénible retraite dont son empire ne se rele­va pas.

On trouve donc dans Guerre et Paix la des­crip­tion de la guerre, ses com­bats, ses ravages. Mais aus­si le tra­vail de com­pré­hen­sion de l’importance his­to­rique de cette guerre et des condi­tions sociales qui avaient pri­vé la noblesse de la capa­ci­té de résis­ter à l’invasion et de défendre la patrie alors que les forces de gagner exis­taient et qu’elles purent se mobi­li­ser mal­gré elle.

Une littérature de tranchée

Très curieu­se­ment, la lit­té­ra­ture de 14 – 18 n’atteignit jamais ce niveau d’analyse. Elle res­ta pour l’essentiel confi­née dans les tran­chées où les fronts s’immobilisèrent pen­dant la plus grande par­tie de la guerre. La messe lit­té­raire fut dite dès 1915 quand Bar­busse publia Le Feu qui fut aus­si­tôt cou­ron­né par le prix Gon­court. Son héros était le sol­dat d’infanterie, sur­nom­mé le Poi­lu. Son uni­vers était la tran­chée, seul lieu de vie dans une cam­pagne déserte et dévas­tée : mares, enton­noirs, ornières, amas de boue, piquets, bar­be­lés, vase, flaques… Les hommes venaient de par­tout, étaient de tous les âges, de toutes les pro­fes­sions mais désor­mais tous les mêmes, réunis par une vie misé­rable, les rats, la ver­mine, l’eau sale, les attentes inter­mi­nables et la pré­sence constante de la muti­la­tion, de la mort et de la peur. La Peur, titre choi­si par Gabriel Che­val­lier pour le récit de sa guerre, publié, lui, en 1930. Ses poi­lus ne par­laient pas la langue patoi­sante des poi­lus de Bar­busse, mais vivaient la même vie et mou­raient de la même mort : sans gloire.

De cette vie misé­rable, le méde­cin ixel­lois, Max Deau­ville (de son vrai nom Mau­rice Duwez), ten­ta une sorte de sémio­lo­gie, publiée elle aus­si en 1930 : La Boue des Flandres. De courts cha­pitres sur le bles­sé qui attend les bran­car­diers, la soupe, le bara­que­ment, la dif­fé­rence entre méde­cin civil et méde­cin mili­taire, l’art de se plan­quer, les mœurs des offi­ciers, l’aumônier, dor­mir dans un abri inon­dé, un défi­lé mili­taire à la Panne, l’éloquence mili­taire, la tran­chée pen­sée comme un vil­lage, le café, les aéros­tiers… une vie dans la boue.

L’avant contre l’arrière

Chez les uns comme chez les autres, le témoi­gnage semble une impé­rieuse urgence. Il ne s’agit pas de faire com­prendre à l’arrière ce qui s’est vrai­ment pas­sé. Il s’agit plu­tôt de lut­ter contre l’arrière. De contre­car­rer tout à la fois les dis­cours patrio­tiques et fan­fa­rons que la pro­pa­gande mili­ta­riste a déver­sés durant quatre ans sur les popu­la­tions civiles, et la vision roman­tique et roma­nesque de la guerre entre­te­nue envers et contre tout par ces mêmes populations.

Les Alle­mands ne font pas autre chose. En 1930, Edlef Köp­pen publie un roman par­ti­cu­liè­re­ment ter­rible, L’Ordre du Jour, récit lar­ge­ment auto­bio­gra­phique qui raconte com­ment un jeune volon­taire, par­tant pour la guerre avec enthou­siasme, finit paci­fiste convain­cu après avoir tra­ver­sé l’enfer sur tous les fronts. Comme Köp­pen lui-même, son héros est même inter­né à la fin de la guerre.

Ernst Jün­ger com­mence son Orages d’acier par le même élan roman­tique : « Ele­vés dans une ère de sécu­ri­té, nous avions tous la nos­tal­gie de l’inhabituel, des grands périls. La guerre nous avait donc sai­sis comme une ivresse. C’est sous une pluie de fleurs que nous étions par­tis, gri­sés de roses et de sang » (p.9). Avant de décou­vrir que les roses sont aus­si peu nom­breuses que le sang est abondant.

Pour sou­li­gner l’abîme entre l’avant et l’arrière, Köp­pen glisse dans son récit quelques articles de jour­naux et com­mu­ni­qués offi­ciels qui semblent rédi­gés sur une autre pla­nète. Dans le même esprit, Che­val­lier note à l’occasion d’une per­mis­sion : « les gens de l’arrière aiment à se repré­sen­ter la guerre comme une fameuse aven­ture, propre à dis­traire les jeunes hommes, une aven­ture qui com­porte bien quelques risques, mais com­pen­sés par des joies : la gloire, des bonnes for­tunes, l’absence de sou­cis. » (p.197)

Dans le célèbre A l’ouest rien de nou­veau (1929), Erich Maria Remarque fait la même expé­rience : « Je ne me trouve plus ici à mon aise. C’est pour moi un monde étran­ger […] Com­ment cela peut-il être ain­si, pen­dant que là-bas les obus sifflent au des­sus des enton­noirs et que les fusées montent au ciel […] Ici ce sont d’autres créa­tures, des créa­tures que je ne com­prends pas très bien, qu’à la fois j’envie et je méprise » (pp.179 – 181).

Ce divorce entre l’avant et l’arrière pré­pare les extrêmes qui vont se déchaî­ner avant même la paix reve­nue : révo­lu­tions russe et alle­mande, émer­gence des fas­cismes. Rêves de revanches ou, au contraire, paci­fismes aveugles aux nou­veaux périls. Bar­busse devien­dra com­pa­gnon de route des com­mu­nistes. Jün­ger fera par­tie de la révo­lu­tion conser­va­trice alle­mande. Céline sera la voix de l’amertume des anciens com­bat­tants, d’abord dans Le Voyage au bout de la nuit (1932) puis dans ses pam­phlets anti­sé­mites. Gio­no sera celle du paci­fisme, dans un roman d’abord, Le Grand Trou­peau, publié en 1931, puis dans son essai, Refus d’Obéissance, paru en 1937.

Loin des tranchées, l’épopée

Si l’épopée est rare, elle existe pour­tant. Chez Kes­sel, par exemple, dans L’Équipage, paru en 1923. Jean Nor­ton Cru, un Amé­ri­cain qui fit la cri­tique de 251 témoi­gnages sur la Grande Guerre parus entre 1915 et 1928, repro­chait au Feu de Bar­busse et aux Croix de Bois de Dor­ge­lès, d’être du Zola. Mais saluait la capa­ci­té de Kes­sel à racon­ter la vie quo­ti­dienne d’une esca­drille. L’aviation était à ses débuts. Elle était une épo­pée par elle-même, dont Joseph Kes­sel fut l’un des pas­sion­nés, lui qui écri­vit plus tard la bio­gra­phie de Mermoz.

Sans doute, le souffle épique ne manque pas non plus aux Noyers de l’Altenburg, der­nier roman de Mal­raux, écrit pen­dant la Seconde Guerre. Les pages consa­crées à la pre­mière uti­li­sa­tion des gaz sur le front russe sont bou­le­ver­santes. Reve­nu de la guerre d’Espagne, il cher­chait dans la confron­ta­tion avec la Grande Guerre qu’il n’avait vécue qu’enfant, le sens de celle qu’il vivait. Ce qui l’amena à entre­prendre une vaste bio­gra­phie de Law­rence, Le Démon de l’Absolu. Avec Law­rence, la guerre sor­tait enfin des tran­chées. Elle retrou­vait à la fois le mou­ve­ment, du sens et de l’héroïsme. Et bien qu’écrit dans ses marges, sur un front secon­daire, Les Sept piliers de la Sagesse est sans doute le plus grand livre de la guerre 14 – 18. Offi­cier anglais déta­ché auprès de la révolte arabe qui pro­fite de la guerre pour ten­ter de se libé­rer du joug otto­man pesant sur les tri­bus arabes depuis quatre siècles, Law­rence se révé­la brillant stra­tège. À la tête de guer­riers mon­tant des cha­meaux, il prit Aka­ba puis Damas à une armée plus nom­breuse et mieux équi­pée. Son com­bat était par­tie pre­nante de la stra­té­gie bri­tan­nique, sou­cieuse d’affaiblir Anka­ra, allié de Ber­lin. Mais ce qui l’inspirait, c’était la nais­sance d’une nation arabe en lutte pour son indé­pen­dance. L’archéologue qui n’écrivait qu’une tren­taine d’années après les tableaux orien­ta­listes d’un Fre­de­rik Lewis, était un héros roman­tique attar­dé au ving­tième siècle. Mais bien que sans artille­rie, sans avia­tion, sans blin­dés, sans ces tech­niques qui se déve­lop­paient à grande vitesse sur les fronts prin­ci­paux, il était poli­ti­que­ment en avance sur la guerre euro­péenne. Son livre s’arrête avant que le rêve ne se fra­casse sur la peti­tesse de vue colo­niale des poli­ti­ciens anglais et fran­çais au len­de­main de la vic­toire. Cha­pitre que Mal­raux raconte brillam­ment dans son Démon de l’Absolu.

Futurisme, dadaïsme, surréalisme : naissance des avant-gardes

À l’autre bout de l’Europe, à Mos­cou, en 1916, Maia­kovs­ki publie un long poème inti­tu­lé La Guerre et l’Univers. Dans la langue futu­riste qu’il avait déployée dans Le Nuage en pan­ta­lon et dans La Flute des ver­tèbres. Si le roman de la Grande Guerre creuse jusqu’aujourd’hui la même tran­chée jusqu’à Rouaud, Eche­noz ou Tar­di, au delà de la lit­té­ra­ture de témoi­gnage, une nou­velle lit­té­ra­ture va naître dans les ruines d’une Europe trau­ma­ti­sée. En 1917, le jeune étu­diant en méde­cine, Louis Ara­gon est mobi­li­sé. Dans sa cham­brée, il fait la connais­sance d’un autre pas­sion­né de lit­té­ra­ture, André Bre­ton. Bien­tôt dadaïstes, puis sur­réa­listes, ils inau­gurent l’ère des avant-gardes lit­té­raires du XXe siècle. Ils ne racontent pas la guerre, ils la trans­posent dans la poé­sie et inventent les mots d’une nou­velle époque. Car tout, alors, est à réinventer.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code