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La gratuité du bon usage, le grand combat du 21e siècle

Illustration : Valfret Asperatus

Faire de la poli­tique du point de vue des inté­rêts des « gens de peu » (Pierre Sen­sot), ce n’est pas seule­ment don­ner d’autres réponses aux ques­tions domi­nantes, c’est apprendre à inven­ter d’autres ques­tion­ne­ments, c’est donc ouvrir le sys­tème. Il y a urgence à bous­cu­ler les dif­fé­rentes familles des gauches et de l’écologie pour les contraindre à faire de la poli­tique autrement.

La gauche est convain­cue depuis un siècle qu’il faut d’abord faire croître le gâteau (PIB) avant de le par­ta­ger. Ce prin­cipe est illu­soire et… fau­tif. La crois­sance est tou­jours géné­ra­trice d’inégalités sociales. Elle casse les cultures popu­laires et toutes les formes pro­to­so­cia­listes d’existence. Le grand com­bat c’est de (re)développer les biens com­muns, de rede­ve­nir des par­ta­geux. Les gauches anti­pro­duc­ti­vistes pro­posent pour cela de mettre la ques­tion de la gra­tui­té (donc celle des com­muns) au cœur de nos réflexions mais aus­si de nos combats.

La gra­tui­té c’est déjà bon socia­le­ment puisque c’est une réponse concrète à l’urgence sociale, c’est une réponse au mou­ve­ment de « démoyen­ni­sa­tion de la socié­té » et c’est une façon de réap­prendre à défi­nir les besoins sociaux à par­tir de la valeur d’usage. On nous dira que la gra­tui­té n’existe pas, que tout à un coût…certes mais rai­son de plus de faire le bon choix, rai­son de plus de rendre la parole à ceux qui en sont pri­vés. Nous pro­po­sons d’avancer vers la gra­tui­té du bon usage face au ren­ché­ris­se­ment voire à l’interdiction du més­usage, sans qu’il y ait de défi­ni­tion scien­ti­fique ou mora­liste. Le bon usage est ce que les citoyens décident : pour­quoi payer son eau le même prix pour faire son ménage et rem­plir sa pis­cine pri­vée ? Ce qui vaut pour l’eau vaut pour les autres besoins sociaux. Les col­lec­ti­vi­tés qui inter­rogent la popu­la­tion vont dans le bon sens : vou­lez-vous la gra­tui­té du sta­tion­ne­ment pour les voi­tures ou celle de l’eau ? Elles découvrent une autre façon de faire de la poli­tique qui per­met de lier les contraintes éco­lo­giques avec le sou­ci de jus­tice sociale et le besoin de recon­nais­sance. Le col­loque co-orga­ni­sé par Le Sar­ko­phage et la com­mu­nau­té d’agglomération les Lacs de l’Essonne en 2010 montre que beau­coup de choses existent déjà, ici et main­te­nant. On com­mence par la gra­tui­té de l’eau vitale, ailleurs, par celle des trans­ports en com­mun ou de la res­tau­ra­tion sco­laire, ailleurs encore par celle des ser­vices funé­raires, etc. Tous ces petits bouts de gra­tui­té ne font pas une révolution…mais montrent qu’il est pos­sible de vivre autrement.

La gra­tui­té c’est éga­le­ment bon poli­ti­que­ment, car c’est une façon de reprendre la main sur la droite et la fausse gauche, c’est rap­pe­ler qu’il existe deux concep­tions de la gra­tui­té : d’une part une gra­tui­té d’accompagnement du sys­tème (la gra­tui­té pour les pauvres) mais cette gra­tui­té-là ne va jamais sans condes­cen­dance (est-ce que vous-êtes un pauvre méri­tant ?) ni sans fli­cage (est-ce que vous êtes un vrai deman­deur d’emploi), et, d’autre part, une gra­tui­té d’émancipation, celle des com­muns. Ce qui est beau avec l’école publique c’est qu’on ne demande pas à l’enfant s’il est gosse de riche ou de pauvre, mais qu’il est admis en tant qu’enfant. Pour­quoi ce qui est vrai pour l’école ne devrait-il pas l’être pour le loge­ment, l’alimentation, la santé ?

La gra­tui­té, c’est éga­le­ment bon éco­lo­gi­que­ment parce qu’elle nous oblige à faire des choix, parce qu’elle pose la ques­tion des limites et du par­tage, parce que face au capi­ta­lisme qui insé­cu­rise et gou­verne par la peur, elle sécu­rise éco­no­mi­que­ment. Elle per­met donc de déve­lop­per d’autres facettes de nos per­son­na­li­tés (ne pas être seule­ment un for­çat du tra­vail et de la consom­ma­tion mais mille autres choses…).

La gra­tui­té, c’est enfin bon anthro­po­lo­gi­que­ment car elle inter­fère avec la ques­tion du don. La gauche a trop long­temps oublié que le capi­ta­lisme c’est trois choses. C’est d’abord un sys­tème de pro­duc­tion des richesses qui repose sur l’exploitation. Cela les gauches et les milieux éco­lo­gistes savent encore (assez) bien le dénon­cer. Le capi­ta­lisme, c’est aus­si l’imposition de modes de vie et de pro­duits qui lui sont spé­ci­fiques. Cela les gauches, et même l’écologie, ne savent plus trop le dénon­cer. Mais le capi­ta­lisme, c’est aus­si une réponse à nos angoisses exis­ten­tielles (peur de mou­rir, sen­ti­ment de fini­tude). Cette réponse capi­ta­liste c’est le « tou­jours plus » (de richesses éco­no­miques ou de pou­voir. C’est à ce titre que le capi­ta­lisme nous donne à jouir. Nous ne pour­rons pas­ser de cette « jouis­sance d’emprise » à une « jouis­sance d’être » que si les gauches inventent leurs propres dis­sol­vants d’angoisse exis­ten­tielle… que si elles se remettent du côté de la fabrique de l’humain (moins de biens, plus de liens), que si elles renouent avec le syn­di­ca­lisme à bases mul­tiples, avec l’éco-communisme muni­ci­pal, que si elles favo­risent les pépi­nières d’alternatives (coopé­ra­tives, etc).

Ce com­bat pour la gra­tui­té a besoin d’une tra­duc­tion poli­tique forte avec l’exigence d’un reve­nu garan­ti cou­plé à un reve­nu maxi­mal auto­ri­sé, reve­nu garan­ti qui peut être don­né prin­ci­pa­le­ment sous une forme démo­né­ta­ri­sée c’est-à-dire en droits d’usage. Ce com­bat pour la gra­tui­té croise celui pour la recherche de nou­veaux « gros mots » pour dire le besoin d’émancipation : le « buen vivir », la vie pleine, les jours heu­reux, etc.



Paul Aries est Rédacteur en chef du mensuel Les Zindigné(e)s et Directeur de l’Observatoire international de la gratuité