À cette question délicate, commençons par apporter quelques éclairages. Tout d’abord celui de la transformation anthropologique majeure de la modernité. La guerre, ou la capacité de sacrifier sa vie pour sa communauté d’origine, a été pendant très longtemps la valeur première qui fondait l’estime de soi et la reconnaissance des autres. Du guerrier primitif à l’envahisseur romain, du martyr chrétien au chevalier médiéval, la violence a été pendant des millénaires la vertu suprême : l’honneur d’une mort héroïque comptait bien plus que la conservation de sa petite vie biologique. Comme le décrit Jean-Claude Michéa, « les deux principales causes de la folie guerrière sont, d’une part, le désir de gloire des grands et, de l’autre, la prétention des hommes, source de toutes les guerres civiles, à détenir la Vérité sur le Bien ». Que l’on songe dans l’histoire relativement récente du continent européen à la tragédie des guerres de religion entre protestants et catholiques.
Une communauté pacifiée par le droit, le marché, le commerce et les intérêts strictement rationnels et privés. Benjamin Constant et Alexis de Tocqueville en ont posé les lumineux fondements dans leurs œuvres. Les vices privés aboutiront paradoxalement à la vertu publique. N’invoquons plus le recours à un idéal transcendant, à une interprétation des textes sacrés, à une valeur cardinale et la ruche des abeilles produira le miel en faveur de tous dans la paix. Adieu Sun Tzu, Clausewitz et Machiavel ?
Hélas, cette ambitieuse philosophie visant à instaurer la paix perpétuelle entre les nations, selon la formule de Kant, occultait à la fois les formidables inégalités économiques entre individus et entre nations, sur lesquelles Marx et Engels allaient fonder leurs impitoyables analyses du capitalisme, et les prétentions civilisationnelles de l’Occident qui allaient légitimer, de la traite négrière à la torture en Algérie, toutes les exactions de l’impérialisme et du colonialisme.
La modernité, comme avant elle, ne fut qu’une succession de conflits et de massacres, quelles que soient les invocations pour légitimer l’ardeur belliqueuse, dont le XXe siècle remporta la palme d’or de l’horreur humaine, des guerres mondiales au génocide rwandais, de la guerre tribale entre les peuples yougoslaves au sanglant déchirement du Darfour. Et aujourd’hui, ayant évité l’ultime affrontement par la dissuasion nucléaire, les embrasements pour les matières premières et les ressources naturelles déchirent le globe. L’autre nom du combat ? La défaite de « Plus jamais ça » ? La guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens ?
L’histoire de l’homme est dominée par Polémos et Athéna. De la guerre du Péloponnèse aux croisades, de la résistance au nazisme à celle des Sandinistes face aux Américains, y a‑t-il des critères pour admettre qu’une guerre puisse être, dans certaines circonstances, juste et légitime ? Ou bien une guerre n’est-elle jamais juste ? La violence et le meurtre, voire la torture, peuvent-ils, même dans des cas limites extrêmement réduits, légitimer moralement une entreprise guerrière ? Depuis des millénaires, penseurs et stratèges en discutent et cherchent à en fixer les critères, et ce, bien loin des clichés simplificateurs entre belliqueux et pacifistes, entre mains sales et belles âmes.
Sur les guerres coloniales, pillage organisé au profit exclusif de la métropole, les guerres du fascisme ou du nazisme pour étendre leur espace vital et asservir des peuples prétendus inférieurs, ou les guerres déguisées au profit d’intérêts économiques et géostratégiques telles les guerres d’Irak ou du Caucase, les éléments sont suffisamment clairs pour conclure à leur illégitimité. D’autres peuvent semer le trouble et l’hésitation : la France au Mali, ou en Centrafrique, envoie-t-elle ses soldats pour contenir les poussées fanatiques ou a‑t-elle un agenda moins avouable, reprendre pied dans la rude compétition mondiale pour l’accaparement de ressources de plus en plus rares ?
D’autres encore, une fois le travail de la mémoire historique accompli, ne souffrent quasi plus de contestations : qui songerait remettre en cause la légitimité du débarquement en Normandie ou les guerres de libération nationale des anciens colonisés ? Pour ma part, ancien objecteur de conscience, viscéralement attaché au désarmement généralisé de la planète, toujours fasciné par le courage des déserteurs et des insoumis, je reste à penser, tout en rêvant à la paix perpétuelle de Kant, que l’insurrection de l’esclave face au maître, quelque soit son nom, son intérêt, sa nationalité ou la valeur qu’il brandit est une composante cardinale de la dignité humaine.