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La légitimité des pratiques culturelles en question

Photo : « Teatro Avenida de Buenos Aires, 09/03/2008 » CC BY-NC-SA 2.0 Sfer
Photo : « Teatro Avenida de Buenos Aires, 09/03/2008 » CC BY-NC-SA 2.0 Sfer

La vision qui domine depuis les années 1980, impul­sée notam­ment par Pierre Bour­dieu et son ouvrage La Dis­tinc­tion (1979), pose un uni­vers social où goûts artis­tiques et pra­tiques cultu­relles sont inti­me­ment liés aux milieux sociaux d’appartenances. Ber­nard Lahire est reve­nu en 2004 avec La culture des indi­vi­dus sur ces hypo­thèses. Nos goûts et pra­tiques cultu­relles sont-ils dus à notre seule classe sociale d’appartenance ? Com­ment se décide la légi­ti­mi­té ou l’illégitimité de ces goûts et pra­tiques cultu­relles aujourd’hui ?

Si l’on suit Pierre Bour­dieu dans La Dis­tinc­tion, notre uni­vers social est composé :
 — d’une classe domi­nante culti­vée (typi­que­ment les cadres et les pro­fes­sions intel­lec­tuelles supé­rieures) qui défi­nit ce qu’est la culture légi­time : la leur.
 — d’une classe moyenne (Com­mer­çants, cadres et employés moyens, ins­ti­tu­teurs) empreinte de « bonne volon­té cultu­relle » et en phase d’acquisition de cette culture légitime.
 — et enfin, d’une classe domi­née (typi­que­ment les ouvriers et petits employés), tenue à bonne dis­tance de cette culture cultivée.

Les domi­nants, dont la culture EST la culture légi­time, tra­vaillent ain­si à impo­ser leurs caté­go­ries sur la base des pro­duc­tions cultu­relles qu’ils consomment, décré­tant ce qui est légi­time (digne d’intérêt, beau, classe, qui élève, noble…) ou illé­gi­time (à évi­ter, laid, vul­gaire, qui rabaisse, ignoble…). Ce qui per­met de déve­lop­per des stra­té­gies de dis­tinc­tion c’est-à-dire de dif­fé­ren­cia­tion et de main­tien à dis­tance des autres caté­go­ries sociales.

En 2004, le socio­logue Ber­nard Lahire a publié La culture des indi­vi­dus, résul­tat d’une enquête fleuve qui reprend les don­nées de Pierre Bour­dieu et croise les méthodes quan­ti­ta­tives (sta­tis­tiques) et qua­li­ta­tives (entre­tiens) sur les pra­tiques cultu­relles des Fran­çais. Si Lahire recon­nait qu’ « on n’échappe pas à son milieu social », c’est-à-dire que le milieu social d’appartenance et le niveau de diplôme jouent for­te­ment sur le rap­port à la culture, il veut néan­moins sérieu­se­ment amen­der et com­plexi­fier la vision du monde social binaire de Bour­dieu. On ne peut pas réduire la socié­té à une gros­sière cari­ca­ture de cultures de classes où les cadres iraient à l’opéra, au théâtre et liraient des œuvres clas­siques, tan­dis que les ouvriers et les employés pas­se­raient leur temps devant de la télé­réa­li­té et au karaoké.

En effet, on n’est pas seule­ment le pro­duit de sa classe sociale mais aus­si celui d’un ensemble de socia­li­sa­tions suc­ces­sives. On ne fait pas par­tie d’un seul groupe mais bien d’une mul­ti­pli­ci­té de réseaux : amis, conjoints (suc­ces­sifs), famille, milieux pro­fes­sion­nels (suc­ces­sifs), fan-club, syn­di­cats, par­tis, com­mu­nau­tés reli­gieuses, groupes de pairs etc. Chaque indi­vi­du accu­mule ain­si un ensemble d’expériences et de com­pé­tences qui, toutes, amènent à un par­cours beau­coup plus sin­gu­lier que ne le laisse pen­ser le tableau clas­sique de la répar­ti­tion des capi­taux cultu­rels. On recon­naît là « l’homme plu­riel » qu’avait déjà expo­sé Lahire dans une pré­cé­dente étude (L’homme plu­riel, 1998).

Alors que Bour­dieu pen­sait les indi­vi­dus comme por­teurs de goûts (de classe) très homo­gènes (se retrou­vant dans l’ensemble des pra­tiques légi­times ou bien dans l’ensemble des pra­tiques illé­gi­times), on constate dans les faits qu’il se pro­duit, pour une majo­ri­té des indi­vi­dus, une asso­cia­tion des contraires, une culture des mélanges au sein de laquelle goûts et pra­tiques légi­times dans un domaine côtoient goûts et pra­tiques illé­gi­times dans un autre. Pour ces pro­fils « dis­so­nants » (qui sont l’essentiel de la popu­la­tion), l’opéra côtoie la fête foraine, le théâtre le karao­ké etc. Et ce, quelle que soit la classe sociale.

Il n’y a donc pas de cor­res­pon­dance simple entre des goûts et la posi­tion sociale. Les acteurs ont « le sens de la situa­tion » et ne sont pas en toute occa­sion sou­mis au seul habi­tus cultu­rel qui les obli­ge­rait à ne consom­mer que leur culture (sup­po­sée) de classe. À l’intérieur de petits groupes, sui­vant les tra­jec­toires indi­vi­duelles et les contextes, les hié­rar­chies (le beau et le laid, l’intéressant et l’inintéressant etc.) peuvent varier du tout au tout. Il n’y a pas une mais des légi­ti­mi­tés cultu­relles qui n’ont de vali­di­té que dans cer­taines petites zones de l’espace social, dans un des nom­breux micro­cosmes que cha­cun d’entre nous tra­verse quo­ti­dien­ne­ment. De fait, les indi­vi­dus s’adaptent en per­ma­nence aux situa­tions qu’ils vivent. Ain­si « S’ils sentent que telle pra­tique hau­te­ment légi­time dans tel cadre (conju­gal ou pro­fes­sion­nel) ou à tel moment (dans la vie cou­rante) pour­rait paraître pré­ten­tieuse, rin­garde, absurde ou inadap­tée dans tel autre cadre (ami­cal ou fami­lial) ou à tel moment (durant le temps des vacances), ils accom­modent leur com­por­te­ment. » (p 147).

Multiplication des mesures légitimes : quand la culture classique perd son rang

L’étude de Lahire dresse éga­le­ment le constat d’une baisse de « l’intensité de la foi » dans la culture lit­té­raire et artis­tique c’est-à-dire d’une dimi­nu­tion du cré­dit qui lui est appor­tée dans sa capa­ci­té à per­mettre la dis­tinc­tion. Cette « culture légi­time domi­nante », c’était la « haute culture » musi­cale, pic­tu­rale, lit­té­raire, ciné­ma­to­gra­phique etc. (dans ses formes consa­crées comme avant-gar­distes), et plus géné­ra­le­ment les pra­tiques et goûts « très légi­times », ces choix « rares » et « nobles » qui sont poten­tiel­le­ment dis­tinc­tifs sur les mar­chés cultu­rels domi­nants. Ain­si en est-il des visites de musée, l’opéra, la musique clas­sique, la lit­té­ra­ture clas­sique — pra­tiques sup­po­sé­ment défen­dues par la bour­geoi­sie et convoi­tées par la petite-bourgeoisie.

Les sta­tis­tiques montrent que cette culture clas­sique légi­time a lar­ge­ment per­du de son attrait au cours des trois der­nières décen­nies, et ce aux yeux mêmes d’une large frac­tion de la classe domi­nante. Par exemple, s’il est vrai que les cadres vont plus sou­vent au concert clas­sique que les ouvriers, il faut immé­dia­te­ment pré­ci­ser que la pro­por­tion de cadres s’y ren­dant est très mino­ri­taire. Bref, à l’analyse, on s’aperçoit que les cadres et pro­fes­sions inter­mé­diaires ne sont pas beau­coup plus inté­res­sés par la « haute culture » que les ouvriers.

Cette dilu­tion de la légi­ti­mi­té clas­sique est due à un ensemble de fac­teurs et d’évolutions sociologiques :

- D’abord, une concur­rence accrue des ins­ti­tu­tions (État, École, Famille, groupe de pairs, cri­tiques, Médias audio­vi­suels, inter­net…) qui légi­ti­ment des biens et pra­tiques cultu­relles dif­fé­rents et dif­fé­ren­ciés. Ain­si, la culture légi­time a ouvert ses portes à un ensemble de genres aupa­ra­vant ban­nis. On peut citer par exemple la bande-des­si­née (deve­nu pour une part « roman gra­phique »), une par­tie des pro­grammes télé­vi­sés (récem­ment cer­taines séries télé­vi­sées, notam­ment amé­ri­caines), le roman poli­cier, le rock ou encore la chan­son fran­çaise « à texte ». Tous ces genres ont acquis « leur lettre de noblesse » et, à l’instar jadis du jazz ou du ciné­ma, rentrent dans l’ordre cultu­rel légi­time domi­nant après une période d’exclusion.

- Ensuite, par une plus grande part de consom­ma­tion pri­vée de la culture (chez soi devant sa télé, son ordi­na­teur ou sa hi-fi plu­tôt qu‘en public au musée, théâtre, ciné­ma etc.) qui per­met un rap­port plus déten­du à la culture, déta­ché du juge­ment comparatif.

- Puis, par le déve­lop­pe­ment de la pos­si­bi­li­té de gra­tui­té de la culture (télé­vi­sion, radio, inter­net et dans une moindre mesure les biblio­thèques) qui favo­rise une consom­ma­tion « pour voir », « qui n’engage à rien ».

- Enfin, last but not least, par un besoin accru de détente cor­ré­lé avec des cadences pro­fes­sion­nelles de plus en plus appuyées. Une jus­ti­fi­ca­tion de mieux en mieux assu­mée, notam­ment par les cadres, qui légi­ti­ment ain­si une consom­ma­tion du karao­ké, ou de la télé­réa­li­té dans le but de « se vider la tête ».

Objet culturel et manières de pratiquer

Dans le champ des pra­tiques cultu­relles, le croi­se­ment de fac­teurs sociaux (classes sociales, sexe, âge etc.) ne donne pas une vision fidèle des pra­tiques réelles des indi­vi­dus car les chiffres ne rendent pas compte du rap­port aux pra­tiques : hon­teux ou fier, pas­sion­né ou rou­ti­nier, contraint ou volon­taire, pre­mier degré ou second degré… Or, le moment et la manière compte autant que l’objet cultu­rel qui est consom­mé. Fré­dé­ric Mar­tel, dont l’analyse des pra­tiques cultu­relles reste faible, croyait recon­naître dans son livre « Mains­tream » une consom­ma­tion uni­fiée par laquelle « tout le monde » s’abreuverait de pro­duc­tions cultu­relles tou­jours plus uni­ver­selles. Lahire se base pour sa part sur des don­nées récol­tées sur le ter­rain. Il constate que si « tout le monde » (le cadre comme l’ouvrier) peut par­ta­ger les mêmes pra­tiques, c’est rare­ment avec les mêmes inten­tions : par exemple on peut regar­der de la télé­réa­li­té par curio­si­té, pour se diver­tir, pour se vider la tête ou… pour se moquer. Et d’autre part, il existe un monde entre regar­der des séries amé­ri­caines en ver­sion ori­gi­nale sous-titré (légi­time) ou en ver­sion dou­blée (illé­gi­time).

Une autre ten­dance majeure est la mon­tée de l’éclectisme. Ce qui était mal vu il y a encore quelques décen­nies (la culture « caba­ret », « zap­ping », « best of ») devient une norme. Le « mélange des genres » devient une « marque de culture ». Dans le but d’avoir une pra­tique légi­time de la culture, il devient plus impor­tant d’aimer des choses dif­fé­rentes et dif­fé­ren­ciées (issues notam­ment des mondes répu­tés légi­times et de ceux répu­tés illé­gi­times) que d’aimer des choses légitimes.

Mais, comme le constatent d’autres socio­logues, à l’instar de Tony Ben­nett, cette diver­si­té des goûts est le plus sou­vent le fait des classes supé­rieures. Elle aurait même une fonc­tion dis­tinc­tive en elle-même : faire preuve d’éclectisme per­met de mani­fes­ter sa capa­ci­té à s’encanailler… à condi­tion de mesu­rer ses incur­sions dans les cultures populaires.

La culture des individus

On est donc moins dans une « guerre mon­diale » qui oppo­se­rait deux camps (Les cadres ver­sus les ouvriers) mais dans une mul­ti­tude de conflits très locaux. On n’est pas dans UNE dis­tinc­tion de classe mais dans de nom­breux pro­ces­sus de dif­fé­ren­cia­tion entre les indi­vi­dus où, si la classe sociale ou le niveau de diplôme conserve bien une impor­tance, de nom­breux autres fac­teurs rentrent en ligne de compte afin de défi­nir une mul­ti­tude de dis­tinc­tions « en petit ». « Il n’y a pas de légi­ti­mi­té tout-ter­rain », pas d’instances de légi­ti­mi­té unique. Les fron­tières entre haute et basse culture, mou­vantes et en redé­fi­ni­tions per­ma­nentes, loin d’être défi­nies par les indus­tries cultu­relles ou l’État, sont en réa­li­té défi­nies à l’échelle de chaque indi­vi­du, dans le cadre de guerres sym­bo­liques per­pé­tuelles qui se mènent dans toutes les régions du monde social au gré des genres et des manières de consommer.

Si un large pan de la culture est par­ta­gé, les pro­ces­sus de dis­tinc­tion, la défi­ni­tion des goûts et dégoûts portent de moins en moins sur cer­tains objets ou pra­tiques que sur les manières de les consom­mer. On semble aller vers tou­jours plus de mor­cel­le­ment, de consom­ma­tion spé­ci­fique, pour ain­si dire « indi­vi­dua­li­sée » et au cas-par-cas, loin de la consom­ma­tion de masse mains­tream de quelques pro­duits uniques.



Bernard Lahire
La culture des individus
Dissonances culturelles et distinction de soi
La Découverte, 2004