La pensée magique de la compétitivité

Illustration : Hélène Fraigneux

Pour s’imposer dans le débat public, le dis­cours de la ratio­na­li­té éco­no­mique emprunte à un entre­lacs opaque de mots totems : réformes struc­tu­relles, déva­lua­tion sociale com­pé­ti­tive, modé­ra­tion sala­riale, modèle alle­mand, etc. Ensemble, ils forment une sorte de « pen­sée magique ». Leur mani­pu­la­tion quo­ti­dienne les fait appa­raître comme s’ils indi­quaient le bien. Faute d’emporter tou­jours l’adhésion, ils forcent la résignation.

Le débat sur la com­pé­ti­ti­vi­té est récur­rent. Si pas obses­sion­nel. Le refrain, en Bel­gique par­ti­cu­liè­re­ment, est connu : le coût du tra­vail expli­que­rait la vul­né­ra­bi­li­té de « nos » entre­prises dans le com­merce euro­péen et mon­dial, le recul des parts de mar­ché et le chô­mage qui en résulte. En consé­quence, les contraintes de la glo­ba­li­sa­tion et les règles euro­péennes de la gou­ver­nance éco­no­mique imposent l’évidence : toutes les com­po­santes de la for­ma­tion des salaires (barèmes sala­riaux, salaire mini­mum, coti­sa­tions sociales, règles et indem­ni­tés de licen­cie­ment, indem­ni­tés de chô­mage ou de pen­sion…) doivent être subor­don­nées, désor­mais, à des objec­tifs de com­pé­ti­ti­vi­té qui imposent de « conte­nir » les coûts salariaux.

Moins qu’un débat, plus qu’un dis­cours, on a affaire à un chant cho­ral… Récri­mi­na­tions ou lamen­tos du banc patro­nal. Phi­lip­piques des esta­fettes poli­tiques de la guerre sala­riale – mul­tiples régi­ments confon­dus – pour les parts de mar­ché. Sys­té­ma­tique des titres de presse et des angles d’information épou­sant sans sour­ciller – à quelques signa­tures près, comme celle de Domi­nique Berns dans le Soir – les recom­man­da­tions d’inspiration libé­rale de la Com­mis­sion euro­péenne, du FMI ou de l’OCDE en matière de « réformes struc­tu­relles » à mener sur le mar­ché de l’emploi (régimes de fis­ca­li­té et des pen­sions compris).

Com­ment expli­quer le consen­sus qua­si géné­ral, en dépit du carac­tère absurde et sté­rile de cette course sans fin aux gains de com­pé­ti­ti­vi­té de tous contre tous ?

Les baisses des uns neu­tra­lisent celles, anté­rieures, des autres, aux­quelles elles répondent, et les avan­tages com­pé­ti­tifs visés sont annu­lés avant même qu’ils n’aient pu être réa­li­sés. Par défi­ni­tion, la com­pé­ti­ti­vi­té étant un concept rela­tif, les entre­prises ne peuvent pas être com­pé­ti­tives en soi. Et, à l’échelle du globe ou d’un espace comme la zone euro au sein duquel s’effectue l’essentiel des échanges com­mer­ciaux des pays-membres, les éco­no­mies natio­nales ne peuvent pas en même temps être toutes com­pé­ti­tives par rap­port à toutes les autres. Les marges des uns se forgent néces­sai­re­ment au détri­ment des per­for­mances des autres.

Par ailleurs, il n’existe aucun seuil infé­rieur à une cible de com­pé­ti­ti­vi­té. Ce qui fait dire à Paul Jorion que par­ler de « réformes struc­tu­relles de com­pé­ti­ti­vi­té » de façon géné­rale ou abso­lue revient, sans que cela soit dit, à vou­loir ali­gner les salaires fran­çais, belges, ita­liens ou grecs sur « le salaire de sub­sis­tance du tra­vailleur le plus misé­rable de la pla­nète » qui joue ain­si le rôle d’un réfé­rent « attrac­teur » pour l’ensemble des salaires du monde (Le Monde, 14 mai 2013).

Dans ses confé­rences, l’économiste et anthro­po­logue a d’ailleurs pris l’habitude de tra­duire l’expression « réformes struc­tu­relles de com­pé­ti­ti­vi­té » par « ali­gne­ment sur les salaires du Ban­gla­desh » : une for­mule qui pré­sente l’avantage d’être com­prise plus aisé­ment par ses auditeurs.

L’illusion d’une cause nationale

L’image per­met de mieux sai­sir la pro­fonde mys­ti­fi­ca­tion à par­tir de laquelle opère le dis­cours com­pé­ti­tif orien­té vers le (tou­jours) moins-disant sala­rial. Ce qui est visé, ce sont les salaires, non plus tant comme variables d’ajustement à la concur­rence étran­gère, mais comme leviers de « déva­lua­tion sociale com­pé­ti­tive » : sub­sti­tut de l’arme désor­mais man­quante de la déva­lua­tion moné­taire dans la guerre commerciale.

La consé­quence, ou l’objectif, selon le point de vue adop­té, c’est un mou­ve­ment struc­tu­rel de défla­tion sala­riale, d’un côté, de hausse, inédite à ce niveau depuis les années 1930, de la part du capi­tal dans la richesse pro­duite, de l’autre. Avec, en final, une recom­po­si­tion extrê­me­ment pola­ri­sée des inéga­li­tés de revenus.

On le sait, ou on devrait le savoir. Pour­tant, ici comme ailleurs, le chœur des « marges de com­pé­ti­ti­vi­té à res­tau­rer » n’accorde à l’enjeu du par­tage capital/travail de la richesse pro­duite qu’une atten­tion toute rela­tive. L’information sera, certes, régu­liè­re­ment don­née, quoique de manière frag­men­tée ; mais la ques­tion (au sens poli­tique) ne sera pas posée.

La pro­blé­ma­tique est, à vrai dire, poli­ti­que­ment et édi­to­ria­le­ment plus conflic­tuelle ou moins fédé­ra­trice que ne l’est le thème de la com­pé­ti­ti­vi­té de l’économie natio­nale en péril…

Celui-ci ral­lie d’autant plus faci­le­ment à lui l’attention et une bonne par­tie de l’opinion, y com­pris dans les rangs des sala­riés, qu’il véhi­cule l’idée d’un inté­rêt ou d’un com­bat com­mun contre les « concur­rents étran­gers » : tous dans le même bateau… se doivent de ramer ensemble sur la mer sans pitié de la com­pé­ti­tion mon­diale, si on veut pré­ser­ver les parts de mar­ché et l’emploi au pays.

Le défi com­pé­ti­tif natio­nal et les sacri­fices qu’il exige sont plus faciles à faire pas­ser dans des esprits mobi­li­sés de la sorte, note l’économiste Régi­nald Savage, invi­té en 2012 du réseau Éco­no­sphères, que « celui d’un ali­gne­ment sur les exi­gences inter­na­tio­nales accrues de ren­ta­bi­li­té et de rému­né­ra­tion du capi­tal ». Lequel, en pra­tique, s’est impo­sé, au niveau mon­dial et euro­péen, à la faveur de la libé­ra­li­sa­tion com­plète des mou­ve­ments de capi­taux, du com­merce mon­dial et, donc, de « la mise en concur­rence inter­na­tio­nale des espaces sala­riaux, sociaux et fis­caux nationaux ».

De ce fait, sous cou­vert de moder­ni­sa­tion, de réformes struc­tu­relles ou de choc com­pé­ti­tif, la plu­part des construc­tions et des méca­nismes de l’État social ont été pris pour cibles et conti­nuent de l’être : la sta­bi­li­té et les droits atta­chés au sta­tut de sala­rié, la négo­cia­tion sociale cen­tra­li­sée, por­teuse de soli­da­ri­tés et de moindres inéga­li­tés entre tra­vailleurs d’entreprises et de sec­teurs dif­fé­rents, les pro­tec­tions sociales, l’indexation auto­ma­tique en Belgique…

Une guerre totale et inégale

C’est qu’à l’instar des coupes dans les bud­gets pour réduire les défi­cits publics, les coupes dans les salaires, dans les pres­ta­tions sociales et dans les droits des sala­riés pour sti­mu­ler la com­pé­ti­ti­vi­té doivent créer, dit-on, les condi­tions d’une crois­sance à long terme, elle-même garante de créa­tion d’emplois.

Or, c’est désor­mais démon­tré et admis jusque dans les cercles de déci­sion au plus haut niveau, les pre­mières ont davan­tage dété­rio­ré qu’ils n’ont redres­sé les comptes publics, par­ti­cu­liè­re­ment ceux des pays béné­fi­ciaires des plans « d’aide » euro­péens. Quant aux secondes, que de nom­breuses voix appellent à inten­si­fier, de façon com­pen­sa­toire, pour faire repar­tir l’économie à par­tir d’un élec­tro­choc de com­pé­ti­ti­vi­té, elles sont pro­mises à la même impasse. Plu­sieurs rai­sons à cela.

Du fait d’abord qu’elles s’inscrivent dans une guerre sala­riale, sociale et fis­cale à la fois totale et inégale, auto­des­truc­trice, à terme, pour les éco­no­mies et les popu­la­tions qui y sont enga­gées. La preuve par le bilan éco­no­mique et social de la Grèce, du Por­tu­gal et de l’Irlande.

Ensuite, parce que les gains de com­pé­ti­ti­vi­té obte­nus par la modé­ra­tion sala­riale ne se soldent pas auto­ma­ti­que­ment, comme le veut la théo­rie, par une baisse des prix ou par une hausse des inves­tis­se­ments pro­duc­tifs internes, de nature, toutes deux, à ren­for­cer la posi­tion com­pé­ti­tive sur les mar­chés : dans les faits, nombre d’entreprises, a for­tio­ri dans une éco­no­mie euro­péenne ané­mique, choi­sissent soit de rem­bour­ser leurs dettes, soit de rému­né­rer davan­tage leurs action­naires. Dans l’un ou/et l’autre cas, on assiste à un trans­fert des gains pro­duc­tifs vers la sphère financière.

« Le coût usurier de la ponction actionnariale »

De manière géné­rale, ana­lyse Régi­nald Savage c’est bien là ce qui carac­té­rise « le régime de crois­sance à domi­nante finan­cière et de basse pres­sion sala­riale » dans lequel nous vivons depuis une tren­taine d’années : les gains de com­pé­ti­ti­vi­té déga­gés par une ges­tion rigo­riste de la main‑d’œuvre et de ses coûts nour­rissent des logiques d’accumulation du capi­tal finan­cier plu­tôt que du capi­tal pro­duc­tif. Soit direc­te­ment, par le biais des sur­plus engran­gés de la valeur action­na­riale au détri­ment des salaires, soit indi­rec­te­ment, par le recours des ménages au cré­dit à bon mar­ché venu se sub­sti­tuer aux hausses avor­tées des reve­nus salariaux.

En Bel­gique, la part des richesses pro­duites ver­sées au capi­tal était d’un peu moins de 59 % du PIB au milieu des années 1980 ; elle est de 65 % en 2011, après avoir frô­lé les 70 % avant la crise finan­cière de 2008. Et la ten­dance bais­sière de part sala­riale atteint au bas mot 6 à 8 % de PIB depuis 1970 et 13 % depuis 1980. Cet effet de ciseau recouvre des sommes astro­no­miques qui auraient dû reve­nir aux sala­riés, et donc aus­si à l’État et à la sécu­ri­té sociale ; au lieu de quoi, elles ont été déver­sées sur les mar­chés finan­ciers. Les 750.000 mil­liards de dol­lars, soit plus de dix fois le PIB mon­dial, qui cir­culent chaque année sur les mar­chés finan­ciers sont le résul­tat de ce retour­ne­ment et des opé­ra­tions de spé­cu­la­tion opé­rées à par­tir de là.

Face à une tor­sion de la richesse d’une telle ampleur, les réponses redis­tri­bu­tives clas­siques de l’État social ne peuvent être qu’inopérantes. Et toutes les danses de la pluie effec­tuées au pied des mots-totems de la gou­ver­nance éco­no­mique n’y feront pas davan­tage. La seule véri­table issue non à « la crise », autre terme fétiche, mais à la logique de pré­da­tion finan­cière à l’œuvre, c’est la reva­lo­ri­sa­tion concer­tée de la part de salaires dans le par­tage des reve­nus pri­maires. Elle seule est en mesure de réduire à la source le « coût usu­rier de la ponc­tion action­na­riale » sur les éco­no­mies, les tré­sors publics et le bien-être des populations.

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