Le texte aurait pu être écrit il y a vingt ans, sauf qu’à l’époque le principal danger mis en avant, c’était la grande distribution qui se centrait déjà sur les best-sellers et vendait en grandes quantités, ce qui lui permettait de baisser le prix étiquette tout en élargissant sa marge. Les libraires craignaient de perdre les ventes faciles et de voir leur chiffre baisser d’autant. Ils ne gardaient que le monopole des petits revenus : conseil, commandes et petits tirages.
Aujourd’hui, les libraires crient à l’aide contre Amazon. Le danger est plus grand, pourtant de nature totalement différente. Car Amazon n’est pas un hypermarché. C’est au contraire une réponse de libraire à la concurrence de la grande distribution : vous ne vendez que les best-sellers. Nous vendons tous les livres. Vous ne donnez aucun conseil. Nous offrons du conseil. Vos clients ne peuvent pas commander. Nous ne fonctionnons que par commande et nous livrons n’importe où très rapidement. Vous offrez des ristournes significatives. Nous aussi. Vous avez un marketing performant. Vous étudiez vos clients. Vous analysez leurs achats grâce à vos cartes clients. Nous avons un marketing plus offensif. Nous sommes proactifs. Nous leur faisons des propositions individualisées.
Le numérique et la proximité
Cette réponse a été rendue possible par le web 2.0. Comme le rappelle Louis Wiart1, elle s’est élaborée peu à peu avec des sites comme Alapage, Alibaboo, Chapitre.com. Et elle a connu un succès suffisant pour que quelques acteurs puissent se développer et atteindre une taille significative comme la FNAC, voire mondiale comme Amazon. Ce faisant, évidemment, ils sont aussi devenus de sérieux concurrents pour les autres libraires car contrairement aux grandes surfaces, ils ne les concurrencent pas seulement sur les prix et les best-sellers, mais aussi sur leurs points forts : le stock, la commande, le conseil, les petits tirages et même les secondes mains.
On l’oublie parfois, ce ne sont pas seulement les librairies générales qui sont mises sous pression. La librairie c’est aussi plusieurs milliers de marchands de journaux dont le modèle économique repose sur le triptyque presse, tabac, loto. Or la presse va mal et le tabac, problème gravissime de santé publique, est l’objet de lois de plus en plus restrictives. Quant au loto, ils n’en ont pas le monopole et on y jouera de plus en plus via internet. Dans ce contexte, la concurrence d’Amazon fragilise encore davantage un secteur qui peine à trouver un deuxième souffle en s’appuyant sur son seul point fort, la proximité2.
Le livre se déchaine
Comme beaucoup de commerces et d’entreprises fragilisés par la concurrence et les révolutions techniques, les libraires et les points presse se tournent donc vers l’État pour qu’il interdise, qu’il protège, qu’il impose. Ce sont des manœuvres défensives qui pourraient leur laisser le temps de se retourner. Mais en aucun cas des remèdes ou des visions stratégiques. La seule réponse est commerciale : utiliser ses atouts pour offrir un meilleur service, nouer des alliances et faire mieux qu’Amazon.
On n’y est pas. On y viendra. Dans la société de la communication, le délocalisé et le local sont complémentaires. Ils doivent seulement trouver leur place respective dans une géographie nouvelle. La chaîne du livre (auteur – éditeur – diffuseur/distributeur – libraire – lecteur) a été forgée pour un univers analogique. Qu’elle se brise ou qu’elle se raccourcisse en faisant fi de l’expertise des intermédiaires, en particulier de l’éditeur en relation privilégiée avec l’auteur, ou du libraire en relation privilégiée avec le lecteur, sont des hypothèses peu probables. La relation directe de l’auteur au lecteur, miraculeusement connectés par internet, est un mythe. La communication n’est jamais directe. Elle est faite de médiations. Ce sont ces médiations qui changent. La chaîne ne se brise pas, elle se diversifie. Elle ne se simplifie pas, elle se complexifie. Les librairies se raréfient mais deviennent plus grandes. Elles font désormais systématiquement se rencontrer les auteurs et les lecteurs, activité qui resta longtemps limitée à quelques lieux privilégiés comme le Théâtre Poème ou La Maison des Écrivains. On y lunche, on y brunche, on y retrouve ses amis. Autour d’un café et parmi les livres. On se parle. Et on se parle aussi sur les réseaux sociaux. Parmi lesquels certains dédiés exclusivement à la littérature. S’y forment de nouvelles manières de s’informer, de discuter, d’échanger3.
Du côté des auteurs
J’ai publié une douzaine de livres, plus aucun n’est disponible en librairie. Certains éditeurs ne les ont pas réédités. Plusieurs éditeurs ont disparu, car l’édition est bien plus fragile encore que la librairie. Au début des années 2000, j’avais publié six livres en moins de cinq ans. J’étais joué au théâtre. J’étais euphorique. À la fin des années 2000, tous mes livres avaient disparu. Je me demandais si j’allais continuer.
La première fois qu’on est déçu, on peut penser qu’on avait frappé à la mauvaise porte. Après plusieurs expériences désagréables, on pense qu’on est soi-même à l’origine d’un mauvais fonctionnement. En réalité, la plupart des éditeurs que j’ai connus sont des gens très bien. Ce qui est en cause est structurel.
Un exemple ? Dans les années 80, Hubert Nyssen avait publié ma pièce sur Maiakovski, Un chien mérite une mort de chien. Comme toujours, le contrat prévoyait que l’éditeur allait s’occuper de trouver des partenaires étrangers pour les traductions. Il se fait que des amis chiliens ont traduit ma pièce. J’ai envoyé le texte espagnol à Hubert. Il ne m’a jamais répondu. Ce n’était pas de la mauvaise volonté. Il consacrait son temps à Berberova et à Auster pour faire vivre sa maison. Ma pièce de théâtre ne pouvait pas être sa priorité. Mais c’était la mienne. Donc, nous aurions pu faire un contrat plus efficace par lequel je lui confiais les droits de l’édition papier et rien d’autre. Il ne se serait pas engagé à faire ce qu’il ne pouvait pas faire. Et moi j’aurais pu chercher d’autres partenaires pour les autres développements de mon travail. Mais à l’époque, l’éditeur restait le point de passage obligé pour tout projet lié à l’écrit. Et malheureusement, le plus souvent, l’éditeur, même connu et reconnu, est un acteur économique trop fragile pour animer de manière durable tout son catalogue.
De la chaine au réseau
L’édition numérique a ouvert de nouvelles perspectives. Les œuvres et leurs auteurs y ont gagné une indépendance certaine. L’éditeur n’est plus le seul point de passage. À présent, la traduction espagnole de ma pièce peut être lue dans le monde entier. En un seul clic, on peut l’acheter à Madrid, à Santiago, à Mexico. À moi maintenant de trouver les partenaires qui donneront à cette pièce l’occasion d’être jouée dans des pays hispanophones. La pièce est aussi disponible en langue française grâce aux versions numériques mises en ligne par la BNF. Si ma pièce est rejouée en France, Actes Sud aura peut-être envie de la rééditer et j’en serais très heureux. Mais en attendant, grâce à l’édition numérique, le texte est disponible. Le rôle protecteur de l’éditeur s’est perdu, l’auteur est plus seul mais le système s’est ouvert.
Un livre aujourd’hui peut toucher son public de manières diverses : l’édition papier, l’édition numérique, l’édition sonore. Et aussi sous forme d’adaptations diverses : lectures, théâtre, radio, télévision, cinéma, jeu, bd, comédie musicale, opéra… Dans certains cas, on peut aller jusqu’aux produits dérivés, aux voyages organisés, aux tournées de conférences, aux évènements… Dans cet univers, les éditeurs apparaissent comme un des partenaires spécifiques plutôt que comme les gestionnaires de toutes les potentialités de l’œuvre. Sauf exception, ils n’ont ni les moyens, ni l’expertise, ni même l’envie de cette gestion globale. Là encore, la chaîne se diversifie mais les éditeurs restent des partenaires de premier plan. Grâce à leur réseau de diffusion distribution, ils sont les vecteurs indispensables des éditions papier. Et le papier a de toute évidence une grande et belle vie devant lui. Ils ont aussi une marque qui légitime et valorise les œuvres. Enfin, ils ont des collections qui génèrent des commandes, des ouvertures, des projets. Il n’est pas possible de développer une œuvre sans les éditeurs, sans les libraires, sans les bibliothèques. Ils ont une relation privilégiée avec le public. Les lecteurs continueront de les aimer et de les fréquenter. Les auteurs aussi. Simplement, il ne sera plus possible de ne le faire qu’avec eux. Nous appelons Renaissance cette époque où le livre est passé du manuscrit à l’imprimerie. Le livre ne meurt pas au temps de la révolution numérique. Il est en pleine renaissance.
- Louis Wiart, Le e‑commerce a‑t-il révolutionné le marché du livre ? Note de lecture de Librairies en ligne (Sociologie d’une consommation culturelle) de Vincent Chabault, Presses de Sciences Po, 2013 ; En ligne ici
- Sur ce sujet, lire le portrait d’Alexandre Ribadière, président de Prodipesse, dans La Libre Entreprise du samedi 12 avril 2014 et le mémorandum de Prodipresse, Librairies-Presse 2.0. : Constats et stratégies pour une reconquête, octobre 2013.
- Louis Wiart, Lecteurs, quels sont vos réseaux ? En ligne ici