La Renaissance du livre

Photo : Muriel Claude, prise en 1992 et extraite de « À la proue », CFC Éditions, 2014

Le 26 avril der­nier, jour de la Saint Jor­di, patron des libraires (ça ne s’invente pas), la Libre publiait une tri­bune du Syn­di­cat de la librai­rie. Un texte alar­mant. Un de plus.

Le texte aurait pu être écrit il y a vingt ans, sauf qu’à l’époque le prin­ci­pal dan­ger mis en avant, c’était la grande dis­tri­bu­tion qui se cen­trait déjà sur les best-sel­lers et ven­dait en grandes quan­ti­tés, ce qui lui per­met­tait de bais­ser le prix éti­quette tout en élar­gis­sant sa marge. Les libraires crai­gnaient de perdre les ventes faciles et de voir leur chiffre bais­ser d’autant. Ils ne gar­daient que le mono­pole des petits reve­nus : conseil, com­mandes et petits tirages.

Aujourd’hui, les libraires crient à l’aide contre Ama­zon. Le dan­ger est plus grand, pour­tant de nature tota­le­ment dif­fé­rente. Car Ama­zon n’est pas un hyper­mar­ché. C’est au contraire une réponse de libraire à la concur­rence de la grande dis­tri­bu­tion : vous ne ven­dez que les best-sel­lers. Nous ven­dons tous les livres. Vous ne don­nez aucun conseil. Nous offrons du conseil. Vos clients ne peuvent pas com­man­der. Nous ne fonc­tion­nons que par com­mande et nous livrons n’importe où très rapi­de­ment. Vous offrez des ris­tournes signi­fi­ca­tives. Nous aus­si. Vous avez un mar­ke­ting per­for­mant. Vous étu­diez vos clients. Vous ana­ly­sez leurs achats grâce à vos cartes clients. Nous avons un mar­ke­ting plus offen­sif. Nous sommes proac­tifs. Nous leur fai­sons des pro­po­si­tions individualisées.

Le numérique et la proximité

Cette réponse a été ren­due pos­sible par le web 2.0. Comme le rap­pelle Louis Wiart1, elle s’est éla­bo­rée peu à peu avec des sites comme Ala­page, Ali­ba­boo, Chapitre.com. Et elle a connu un suc­cès suf­fi­sant pour que quelques acteurs puissent se déve­lop­per et atteindre une taille signi­fi­ca­tive comme la FNAC, voire mon­diale comme Ama­zon. Ce fai­sant, évi­dem­ment, ils sont aus­si deve­nus de sérieux concur­rents pour les autres libraires car contrai­re­ment aux grandes sur­faces, ils ne les concur­rencent pas seule­ment sur les prix et les best-sel­lers, mais aus­si sur leurs points forts : le stock, la com­mande, le conseil, les petits tirages et même les secondes mains.

On l’oublie par­fois, ce ne sont pas seule­ment les librai­ries géné­rales qui sont mises sous pres­sion. La librai­rie c’est aus­si plu­sieurs mil­liers de mar­chands de jour­naux dont le modèle éco­no­mique repose sur le trip­tyque presse, tabac, loto. Or la presse va mal et le tabac, pro­blème gra­vis­sime de san­té publique, est l’objet de lois de plus en plus res­tric­tives. Quant au loto, ils n’en ont pas le mono­pole et on y joue­ra de plus en plus via inter­net. Dans ce contexte, la concur­rence d’Amazon fra­gi­lise encore davan­tage un sec­teur qui peine à trou­ver un deuxième souffle en s’appuyant sur son seul point fort, la proxi­mi­té2.

Le livre se déchaine

Comme beau­coup de com­merces et d’entreprises fra­gi­li­sés par la concur­rence et les révo­lu­tions tech­niques, les libraires et les points presse se tournent donc vers l’État pour qu’il inter­dise, qu’il pro­tège, qu’il impose. Ce sont des manœuvres défen­sives qui pour­raient leur lais­ser le temps de se retour­ner. Mais en aucun cas des remèdes ou des visions stra­té­giques. La seule réponse est com­mer­ciale : uti­li­ser ses atouts pour offrir un meilleur ser­vice, nouer des alliances et faire mieux qu’Amazon.

On n’y est pas. On y vien­dra. Dans la socié­té de la com­mu­ni­ca­tion, le délo­ca­li­sé et le local sont com­plé­men­taires. Ils doivent seule­ment trou­ver leur place res­pec­tive dans une géo­gra­phie nou­velle. La chaîne du livre (auteur – édi­teur – diffuseur/distributeur – libraire – lec­teur) a été for­gée pour un uni­vers ana­lo­gique. Qu’elle se brise ou qu’elle se rac­cour­cisse en fai­sant fi de l’expertise des inter­mé­diaires, en par­ti­cu­lier de l’éditeur en rela­tion pri­vi­lé­giée avec l’auteur, ou du libraire en rela­tion pri­vi­lé­giée avec le lec­teur, sont des hypo­thèses peu pro­bables. La rela­tion directe de l’auteur au lec­teur, mira­cu­leu­se­ment connec­tés par inter­net, est un mythe. La com­mu­ni­ca­tion n’est jamais directe. Elle est faite de média­tions. Ce sont ces média­tions qui changent. La chaîne ne se brise pas, elle se diver­si­fie. Elle ne se sim­pli­fie pas, elle se com­plexi­fie. Les librai­ries se raré­fient mais deviennent plus grandes. Elles font désor­mais sys­té­ma­ti­que­ment se ren­con­trer les auteurs et les lec­teurs, acti­vi­té qui res­ta long­temps limi­tée à quelques lieux pri­vi­lé­giés comme le Théâtre Poème ou La Mai­son des Écri­vains. On y lunche, on y brunche, on y retrouve ses amis. Autour d’un café et par­mi les livres. On se parle. Et on se parle aus­si sur les réseaux sociaux. Par­mi les­quels cer­tains dédiés exclu­si­ve­ment à la lit­té­ra­ture. S’y forment de nou­velles manières de s’informer, de dis­cu­ter, d’échanger3.

Du côté des auteurs

J’ai publié une dou­zaine de livres, plus aucun n’est dis­po­nible en librai­rie. Cer­tains édi­teurs ne les ont pas réédi­tés. Plu­sieurs édi­teurs ont dis­pa­ru, car l’édition est bien plus fra­gile encore que la librai­rie. Au début des années 2000, j’avais publié six livres en moins de cinq ans. J’étais joué au théâtre. J’étais eupho­rique. À la fin des années 2000, tous mes livres avaient dis­pa­ru. Je me deman­dais si j’allais continuer.

La pre­mière fois qu’on est déçu, on peut pen­ser qu’on avait frap­pé à la mau­vaise porte. Après plu­sieurs expé­riences désa­gréables, on pense qu’on est soi-même à l’origine d’un mau­vais fonc­tion­ne­ment. En réa­li­té, la plu­part des édi­teurs que j’ai connus sont des gens très bien. Ce qui est en cause est structurel.

Un exemple ? Dans les années 80, Hubert Nys­sen avait publié ma pièce sur Maia­kovs­ki, Un chien mérite une mort de chien. Comme tou­jours, le contrat pré­voyait que l’éditeur allait s’occuper de trou­ver des par­te­naires étran­gers pour les tra­duc­tions. Il se fait que des amis chi­liens ont tra­duit ma pièce. J’ai envoyé le texte espa­gnol à Hubert. Il ne m’a jamais répon­du. Ce n’était pas de la mau­vaise volon­té. Il consa­crait son temps à Ber­be­ro­va et à Aus­ter pour faire vivre sa mai­son. Ma pièce de théâtre ne pou­vait pas être sa prio­ri­té. Mais c’était la mienne. Donc, nous aurions pu faire un contrat plus effi­cace par lequel je lui confiais les droits de l’édition papier et rien d’autre. Il ne se serait pas enga­gé à faire ce qu’il ne pou­vait pas faire. Et moi j’aurais pu cher­cher d’autres par­te­naires pour les autres déve­lop­pe­ments de mon tra­vail. Mais à l’époque, l’éditeur res­tait le point de pas­sage obli­gé pour tout pro­jet lié à l’écrit. Et mal­heu­reu­se­ment, le plus sou­vent, l’éditeur, même connu et recon­nu, est un acteur éco­no­mique trop fra­gile pour ani­mer de manière durable tout son catalogue.

De la chaine au réseau

L’édition numé­rique a ouvert de nou­velles pers­pec­tives. Les œuvres et leurs auteurs y ont gagné une indé­pen­dance cer­taine. L’éditeur n’est plus le seul point de pas­sage. À pré­sent, la tra­duc­tion espa­gnole de ma pièce peut être lue dans le monde entier. En un seul clic, on peut l’acheter à Madrid, à San­tia­go, à Mexi­co. À moi main­te­nant de trou­ver les par­te­naires qui don­ne­ront à cette pièce l’occasion d’être jouée dans des pays his­pa­no­phones. La pièce est aus­si dis­po­nible en langue fran­çaise grâce aux ver­sions numé­riques mises en ligne par la BNF. Si ma pièce est rejouée en France, Actes Sud aura peut-être envie de la réédi­ter et j’en serais très heu­reux. Mais en atten­dant, grâce à l’édition numé­rique, le texte est dis­po­nible. Le rôle pro­tec­teur de l’éditeur s’est per­du, l’auteur est plus seul mais le sys­tème s’est ouvert.

Un livre aujourd’hui peut tou­cher son public de manières diverses : l’édition papier, l’édition numé­rique, l’édition sonore. Et aus­si sous forme d’adaptations diverses : lec­tures, théâtre, radio, télé­vi­sion, ciné­ma, jeu, bd, comé­die musi­cale, opé­ra… Dans cer­tains cas, on peut aller jusqu’aux pro­duits déri­vés, aux voyages orga­ni­sés, aux tour­nées de confé­rences, aux évè­ne­ments… Dans cet uni­vers, les édi­teurs appa­raissent comme un des par­te­naires spé­ci­fiques plu­tôt que comme les ges­tion­naires de toutes les poten­tia­li­tés de l’œuvre. Sauf excep­tion, ils n’ont ni les moyens, ni l’expertise, ni même l’envie de cette ges­tion glo­bale. Là encore, la chaîne se diver­si­fie mais les édi­teurs res­tent des par­te­naires de pre­mier plan. Grâce à leur réseau de dif­fu­sion dis­tri­bu­tion, ils sont les vec­teurs indis­pen­sables des édi­tions papier. Et le papier a de toute évi­dence une grande et belle vie devant lui. Ils ont aus­si une marque qui légi­time et valo­rise les œuvres. Enfin, ils ont des col­lec­tions qui génèrent des com­mandes, des ouver­tures, des pro­jets. Il n’est pas pos­sible de déve­lop­per une œuvre sans les édi­teurs, sans les libraires, sans les biblio­thèques. Ils ont une rela­tion pri­vi­lé­giée avec le public. Les lec­teurs conti­nue­ront de les aimer et de les fré­quen­ter. Les auteurs aus­si. Sim­ple­ment, il ne sera plus pos­sible de ne le faire qu’avec eux. Nous appe­lons Renais­sance cette époque où le livre est pas­sé du manus­crit à l’imprimerie. Le livre ne meurt pas au temps de la révo­lu­tion numé­rique. Il est en pleine renaissance.

  1. Louis Wiart, Le e‑commerce a‑t-il révo­lu­tion­né le mar­ché du livre ? Note de lec­ture de Librai­ries en ligne (Socio­lo­gie d’une consom­ma­tion cultu­relle) de Vincent Cha­bault, Presses de Sciences Po, 2013 ; En ligne ici
  2. Sur ce sujet, lire le por­trait d’Alexandre Riba­dière, pré­sident de Pro­di­pesse, dans La Libre Entre­prise du same­di 12 avril 2014 et le mémo­ran­dum de Pro­di­presse, Librai­ries-Presse 2.0. : Constats et stra­té­gies pour une recon­quête, octobre 2013.
  3. Louis Wiart, Lec­teurs, quels sont vos réseaux ? En ligne ici

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