La Trabant du reportage de grève

CC BY-SA 3.0 par Burt

Le trai­te­ment média­tique du mou­ve­ment social tra­hi­rait-il une volon­té de dis­qua­li­fier l’action syn­di­cale ? Non. L’éthique pro­fes­sion­nelle est res­pec­tée. Les points de vue des divers acteurs trouvent à s’exprimer. Les dis­cours des uns et des autres sont inter­ro­gés, confron­tés. Pour­quoi, alors, cette impres­sion lan­ci­nante, dans les rangs de la mobi­li­sa­tion sociale au moins, d’un dés­équi­libre, d’un par­ti-pris anti­syn­di­cal ou anti­grève ? Plus que dans les énon­cés et les conte­nus, c’est dans les cadrages de l’information qu’il faut cher­cher une pos­sible réponse.

Par cadrage, il faut com­prendre les cadres d’interprétation du réel que mobi­lisent les pro­fes­sion­nels de l’information, le plus sou­vent sans s’en rendre compte, pour opé­rer le trai­te­ment de l’actualité, et, de la sorte, en faire émer­ger le sens. Ou, du moins, un cer­tain sens… Dans le jar­gon, on parle de la manière d’angler un sujet. L’exercice, on le com­prend, est tou­jours réduc­teur, même s’il est néces­saire : on ne peut pas rendre compte de façon exhaus­tive d’une réa­li­té, tou­jours com­plexe, dans un seul sujet. Infor­mer, c’est renon­cer, dit l’adage pro­fes­sion­nel. Il est donc nor­mal qu’une par­tie du réel échappe au compte-ren­du jour­na­lis­tique. Là n’est, donc, pas le problème.

En revanche, que par­mi la mul­ti­pli­ci­té de choix pos­sibles, les cadrages de l’information d’actualité opèrent, en géné­ral, en nombre res­treint et sur le mode de l’éternel retour du même, pose bel et bien ques­tion. De façon spé­ci­fique, ceux d’une action de grève demeurent imper­tur­ba­ble­ment les mêmes. Ils sont les Tra­bant du jour­na­lisme de grève : les seuls véhi­cules dis­po­nibles du sens à don­ner à la mobi­li­sa­tion diri­gée contre les mesures de rup­ture sociale du gou­ver­ne­ment fédé­ral belge.

En tête de cor­tège, on trouve le cadrage du « pays à l’arrêt », de la « para­ly­sie », de la « pagaille », de la « galère », etc. La dra­ma­tur­gie média­tique donne bien la parole à tous les points de vue en pré­sence. Le droit de grève, en tant que tel, n’est pas expli­ci­te­ment mis en cause. Mais l’objet prin­ci­pal de l’information, dans les jours qui pré­cèdent la grève, et le jour même de celle-ci, ce sont les « per­tur­ba­tions atten­dues », les « embar­ras de cir­cu­la­tion », les « dom­mages redou­tés » pour l’économie ou « l’image du pays ». Autre­ment dit, comme le note l’observateur fla­mand Jan Blom­maert, la cou­ver­ture de l’événement est orga­ni­sée du point de vue prio­ri­taire de ceux qui ne font pas grève.

UNE HIERARCHIE MEDIATIQUE DES DROITS

Ceci dénote bel et bien l’existence d’une hié­rar­chie de valeurs dans le choix, ou dans l’inconscient, édi­to­rial majo­ri­taire. Le droit au tra­vail ain­si que les très modernes droit à l’accès et droit à la mobi­li­té priment sur les plus « datés » droit de grève et droit à l’emploi. La mobi­li­sa­tion conti­nue de l’économie passe pour impé­ra­tive ; la mobi­li­sa­tion sociale et ses méthodes sont dis­cu­tables. Le repor­tage de grève montre, phy­si­que­ment, l’atteinte à la libre cir­cu­la­tion des biens, des ser­vices et des per­sonnes. Il y fait rare­ment cor­res­pondre une vision ana­logue de l’atteinte aux droits sociaux que repré­sente le pro­gramme busi­ness-friend­ly du gou­ver­ne­ment Michel.

L’incontournable du sujet d’information « modèle » en la cir­cons­tance, c’est la mise en ten­sion des points de vue oppo­sés des usa­gers de la mobi­li­té et des chefs d’entreprise (de PME en géné­ral, rare­ment d’une grande entre­prise) d’une part, et des orga­ni­sa­tions syn­di­cales d’autre part. Tout se passe comme si les « braves gens », qui « vou­draient bien tra­vailler », eux, n’étaient concer­nés en rien par ce qui passe. Comme s’ils étaient des vic­times « inno­centes » des fau­teurs de trouble syn­di­caux. Ceci appelle deux remarques.

Pre­miè­re­ment, une telle vision revient à retour­ner le stig­mate d’une situa­tion de crise sociale contre ceux-là seuls qui résistent, qui sont pour­tant, eux aus­si, en mou­ve­ment, et qui vou­draient bien, eux aus­si, tra­vailler, ou conti­nuer à tra­vailler dans des condi­tions acceptables.

Deuxiè­me­ment – c’est le côté péda­go­gique de la grève –, l’absence de trans­ports publics, ce jour-là, de même que l’absence des tra­vailleurs dans nombre d’entreprises, démontrent à quel point l’ensemble de la socié­té (usa­gers des ser­vices publics, éco­liers, étu­diants, sala­riés, indé­pen­dants, employeurs, étu­diants, parents et, même, jour­na­listes…) dépend d’ordinaire de trans­ports publics et d’une force de tra­vail en (bon) état de marche.

Les per­tur­ba­tions, voire le chaos, qui peuvent régner un jour de grève géné­rale, sont le signe même de l’interdépendance des rôles et des fonc­tions à l’intérieur d’une socié­té moderne, c’est-à-dire deve­nue tou­jours plus com­plexe au fil de son évo­lu­tion. Un jour de grève géné­rale, par les pertes finan­cières qu’il inflige, montre que les diri­geants d’entreprise ne sont pas les seuls pro­duc­teurs de la richesse, que les sala­riés, eux aus­si, par­ti­cipent plei­ne­ment à l’enrichissement, à l’instar des entre­prises publiques et des administrations.

RAPPORT SOCIAL INÉGALITAIRE

Tout se passe, aus­si, dans le cane­vas de la média­ti­sa­tion, comme si on igno­rait (ou on fei­gnait d’ignorer) que le pro­pos d’une grève est, pré­ci­sé­ment, de « faire mal » à l’économie, pas par pur sou­ci de nui­sance ou par incons­cience quant aux consé­quences, mais en vue de réta­blir un dia­logue ou un rap­port de forces. Parce que c’est presque tou­jours le der­nier recours pos­sible pour les repré­sen­tants des tra­vailleurs, la seule manière d’encore se faire entendre. On oublie, en géné­ral, de ce point de vue, que, der­rière une grève, il y a tou­jours une confron­ta­tion, un conflit d’intérêts, et pas un simple jeu de rôles stra­té­gique sur une scène de théâtre où les acteurs évo­lue­raient comme en ape­san­teur sociale, cou­pés de leur base et des rap­ports de force inéga­li­taires entre eux.

Le monde du tra­vail et ses repré­sen­tants n’a pas d’accès natu­rel, direct, aux lieux du pou­voir, ni aux cercles, plus offi­cieux, des puis­sants. Il ne béné­fi­cie pas de l’écoute ou de l’attention per­ma­nente des gou­ver­nants, qui font de l’attractivité éco­no­mique du pays ou de la région une prio­ri­té à l’adresse des inves­tis­seurs. Les syn­di­cats n’ont pas le pou­voir d’influence, de pres­sion ou de lob­bying des diri­geants de mul­ti­na­tio­nales ou des mar­chés finan­ciers. Parce qu’ils ne détiennent pas la puis­sance de la loi (ils par­tagent seule­ment le droit de négo­cier des conven­tions col­lec­tives de tra­vail), parce qu’ils n’ont pas le pou­voir dis­sua­sif de fer­mer une entre­prise, ou de licen­cier des cen­taines ou mil­liers de sala­riés du jour au len­de­main, la grève reste, pour eux, l’arme ultime la plus efficace.

C’est par elle qu’ils peuvent faire com­prendre, ou faire sen­tir au por­te­feuille, que les entre­prises ne sont pas en mesure de fonc­tion­ner sans per­son­nel, ni sans res­pect des conven­tions col­lec­tives entre inter­lo­cu­teurs sociaux.

UN FRONT ÉLARGI POUR UN MODÈLE DE SOCIÉTÉ

C’est pour­quoi mettre sur le même pied (encore faut-il que ce soit le cas…) un jour de tra­vail per­du pour les entre­prises et pour leur chiffre d’affaires annuel, d’une part, et la réduc­tion des droits sociaux col­lec­tifs, en ce com­pris les marges de négo­cia­tion et d’action des syn­di­cats, d’autre part, « oublie » de tenir compte du rap­port social inéga­li­taire, qu’il soit conflic­tuel ou paci­fié, qui carac­té­rise la réa­li­té du monde du tra­vail et de l’entreprise.

Ce que mani­feste la mobi­li­sa­tion sociale, c’est le retour du rap­port social exis­tant, du réel plein et mou­vant. Il est certes plus dif­fi­cile à sai­sir que les cli­chés du cadrage vedette sur le droit de grève et le droit au tra­vail. Sur le manège enchan­té de cette infor­ma­tion-là, il y a place pour les acteurs, certes, mais des acteurs assi­gnés à une place fixe, et juchés sur leur véhi­cule de pré­di­lec­tion (l’équilibre des comptes pour le gou­ver­ne­ment, la com­pé­ti­ti­vi­té pour les entre­prises, la grève ou la grogne pour les syn­di­cats). Il n’y a que peu de place, par contre, pour les inter­ac­tions dyna­miques, les posi­tions variables et les points de vue déplacés.

Par­mi ceux-ci, il échappe jusqu’ici très lar­ge­ment à la vision média­tique que ce qui se joue sur les places publiques, dans la rue, ou dans les piquets de grève est bien plus qu’un mou­ve­ment d’opposition syn­di­cal tra­di­tion­nel, fût-il de grande ampleur. Ce qui est en jeu, au vu du front social élar­gi à de nom­breuses franges de la socié­té et à la coexis­tence de reven­di­ca­tions diverses mais reliées entre elles, c’est la mobi­li­sa­tion pour un modèle de socié­té, pour la pos­si­bi­li­té d’un rap­port à l’avenir autre que celui des chiffres des comptes publics, de la ren­ta­bi­li­té mar­chande ou du pri­mat de l’économie sur la poli­tique et la société.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code