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La violence des politiques d’exclusion en BD

 Extrait de la BD « Bandes de mandaïs ! », œuvre collective sous la direction de Louis Thellier

« Bande de man­daïs ! » est un objet de lutte hybride entre le roman gra­phique, le des­sin de presse et le tract mili­tant qui raconte du point de vue de tra­vailleurs sans emploi (TSE) dif­fé­rentes formes de résis­tance (extra)ordinaires et la bana­li­sa­tion de la souf­france dans l’idéologie de l’État social actif. L’ouvrage est le fruit d’un tra­vail col­lec­tif mené avec des TSE par la régio­nale PAC de Soi­gnies-La Lou­vière en col­la­bo­ra­tion avec la Cépré (FGTB) et Le Réseau lou­viè­rois de Lec­ture publique, accom­pa­gné par le bédéiste Louis Theillier.

Cette BD est issue d’une ren­contre à la marge du monde du tra­vail. Il y a d’un côté un groupe de chô­meurs orga­ni­sés dans la struc­ture cultu­relle du syn­di­cat (Cépré), des mili­tants « Tra­vailleurs sans emploi » enga­gés dans des mobi­li­sa­tions qu’ils conçoivent et mènent au sein de la FGTB-Centre. En com­mun, leur tra­jec­toire pro­fes­sion­nelle mar­quée par l’expérimentation d’une suite de vexa­tions, d’humiliations liées aux licen­cie­ments, au non-tra­vail, à l’exclusion du chô­mage et aux contrôles intru­sifs impo­sés aux allo­ca­taires sociaux du CPAS. Cer­tains d’entre eux ne savent pas ou peu lire et écrire. Cer­tains ont vécu dans la rue, d’autres luttent contre la mala­die, la dépres­sion ou aspirent à pou­voir ter­mi­ner leur étude. À leur côté, un bédéiste, Louis Theillier, ancien ouvrier dans le sec­teur auto­mo­bile qui a lui-même connu l’exclusion du mar­ché du tra­vail après un licen­cie­ment col­lec­tif dont il aura ren­du compte gra­phi­que­ment dans John­son m’a tuer (Futu­ro­po­lis, 2014 ), jour­nal de bord et de lutte des­si­né tout au long du conflit social.

UN DISPOSITIF D’ÉDUCATION POPULAIRE ?

« Bande de man­daïs ! »n’est pas née dans un ate­lier conçu pour apprendre des tech­niques de des­sin, mais au milieu d’un espace d’expression plu­ri­dis­ci­pli­naire conti­nuel­le­ment réin­ven­té. La pho­to­gra­phie, la vidéo sont mobi­li­sées pour enre­gis­trer les récits d’exclusion du groupe et enre­gis­trer les témoi­gnages de mili­tants. Les pho­tos sont impri­mées et « décal­quées » sur une table lumi­neuse puis redes­si­nées. Cer­tains des­sins sont cro­qués par Louis Theillier et font l’objet de nou­veaux débats.

La BD est pen­sée comme un outil de dés­in­toxi­ca­tion des vic­times de l’idéologie néo­li­bé­rale de l’activation, en passe de deve­nir les zom­bies de l’État social actif, ceux qui ont renon­cé à toute forme de puis­sance d’agir en lut­tant seul pour sur­vivre, plu­tôt qu’ensemble pour leur dignité.

DÉSINTOXICATION, ÉTAPE 1 : L’AUTOBIOGRAPHIE MÉTAPHORIQUE

Il s’agit de répondre à la vio­lence de l’étiquetage et à la stig­ma­ti­sa­tion ins­ti­tu­tion­nelle par la réap­pro­pria­tion et la réin­ven­tion de sa propre image grâce à la réécri­ture méta­pho­rique de son récit d’exclusion. Aux pro­cé­dés culpa­bi­li­sants (fraudes sociales, for­ma­tions inutiles, indis­po­ni­bi­li­té à cher­cher de l’emploi), l’atelier se construit comme une situa­tion de dé-stig­ma­ti­sa­tion où la parole et les colères se libèrent.

Michel raconte com­ment à la suite d’une sépa­ra­tion, sans plus rien, fra­gi­li­sé, il est contraint de séjour­ner dans un centre d’accueil pour récu­pé­rer ses droits sociaux. Il y subit l’autoritarisme et le pater­na­lisme d’un assis­tant social. Dans la BD, pas dans la vie, la sor­tie du centre se ter­mine par une gifle gau­loise, jubi­la­toire magis­tra­le­ment des­si­née pour Michel par un autre TSE qui a fait de la BD. L’assistant social s’envole, Michel rigole, ça lui fait du bien. Monique raconte la stig­ma­ti­sa­tion du chô­meur là où on ne l’attendait pas, à l’intérieur de sa propre famille, là où ça fait encore plus mal. Elle figure son désir d’évasion, des­sine la mer qu’elle n’a jamais vue, se voit sur une île déserte. Le des­sin qu’elle a construit avec Louis illustre et montre son envie de soli­tude et paix.

DÉSINTOXICATION. ÉTAPE 2 : LA SATIRE

La satire poli­tique comme deuxième entrée. Le style de la BD se trans­forme. Une seule image à la fois pour dénon­cer l’absurdité des nou­velles mesures d’exclusion. Des heures d’échange. Le rire et l’autodérision deviennent des outils redou­tables pour désa­mor­cer la vio­lence ins­ti­tu­tion­nelle et ridi­cu­li­ser les dis­po­si­tifs d’assujettissement. Il y a le des­sin de ce chô­meur déses­pé­ré qui aime­rait se sui­ci­der sur les voies de che­min de fer le jour de la grève de la SNCB… Il y a le récit de Phi­lippe qui racon­tait le contrôle domi­ci­liaire dont il avait fait l’objet. On le réécrit sur un ton sati­rique. Un assis­tant social du CPAS débarque à son domi­cile. Non, il ne trou­ve­ra per­sonne d’autre que Phi­lippe et ne soup­çon­ne­ra pas que sa com­pagne était avec lui deux secondes plus tôt. Elle est écra­sée entre le lit esca­mo­table et le mur… Image cruelle de l’intrusion dans l’intime.

GESTATION DU PROCESSUS DE DÉSINTOXICATION

Alors que « Bande de man­daïs ! » n’est pas encore sous presse, dif­fi­cile d’imaginer com­ment cet outil de lutte sera exploi­té et appro­prié et les effets qu’il pro­dui­ra. Mais son pro­ces­sus de fabri­ca­tion est bien réel. Il s’agissait d’une forme d’action col­lec­tive qui a su mettre en évi­dence les contra­dic­tions des rouages de « la machine à exclure » et construire chez cha­cun des TSE une meilleure repré­sen­ta­tion de l’idéologie de l’État social actif. Ce pro­ces­sus a été aus­si une oppor­tu­ni­té pour eux de (se) démon­trer que la digni­té existe sans qu’elle soit exclu­si­ve­ment défi­nie par des rap­ports éco­no­miques. C’est par la culture au tra­vail que toutes les souf­frances et les humi­lia­tions qu’ils ont endu­rées peuvent faire sens et deve­nir de la connais­sance au ser­vice de sa propre liber­té et de celle des autres exclus. Le des­sin aura été la matière pre­mière pour faire ensemble ce bout de tra­jet sur le long et tor­tueux che­min de l’émancipation.



Les illus sont des cases extraites de la BD "Bandes de mandaïs !", œuvre collective sous la direction de Louis Thellier, parue à l'automne 2016.

Plus d'info : www.facebook.com/2016BDM