L’action sociale sous l’emprise technocratique

Illustration : Emmanuel Troestler

Le tra­vail social a tou­jours été empreint, sous cou­vert d’aide, d’une logique de contrôle et de nor­ma­li­sa­tion des popu­la­tions vul­né­rables consi­dé­rées comme poten­tiel­le­ment dan­ge­reuses. Mais il a tou­jours été por­teur, en même temps, d’une vision plus éman­ci­pa­trice et contes­ta­taire de son rôle, aux côtés des déshé­ri­tés et des exploi­tés. Aujourd’hui, la grande mue tech­no­cra­tique de l’État social dévoie sa nature pro­fonde qui est de contri­buer à réta­blir ou à recon­so­li­der la conscience qu’ont les citoyens de leurs droits, et non de gérer leur désinsertion. 

Depuis le 1er novembre 2016 et la loi Bor­sus (alors ministre fédé­ral MR de l’Intégration sociale), tout nou­vel usa­ger des CPAS – et plus uni­que­ment les moins de 25 ans ou ceux qui émar­geaient à un CPAS ayant déjà fait le choix de l’obligation – se voit obli­gé de signer un contrat d’intégration sociale : un PIIS (Pro­jet indi­vi­dua­li­sé d’intégration sociale) en contre­par­tie de l’accès au droit à un reve­nu dit d’intégration (RIS).

Concrè­te­ment, le PIIS consiste en une série d’engagements « négo­ciés » aux­quels doit sous­crire l’usager. Les tra­vailleurs sociaux « res­pon­sables » du CPAS sont char­gés d’informer les béné­fi­ciaires des impli­ca­tions du contrat et des consé­quences de son non-res­pect, dont, au final, ils sont eux-mêmes les juges. Ils se trouvent, du coup, trans­for­més en agents d’« accom­pa­gne­ment », l’œil rivé sur le tableau de bord des cri­tères impo­sés par la pro­cé­dure, et des objec­tifs chif­frés désor­mais assi­gnés aux direc­tions de CPAS (contrats d’objectifs). Selon une étude de 2015, quatre CPAS sur cinq pro­non­çaient, alors, des sanc­tions en cas de non-res­pect du PIIS. Ce qui revient à sug­gé­rer que c’est un défi­cit per­son­nel qui est en cause dans la res­pon­sa­bi­li­té de la situa­tion de « décro­chage » social, et non les causes socioé­co­no­miques struc­tu­relles qui la produisent.

Les faux-semblants de la responsabilisation

C’est là le piège des plans d’activation ou d’intégration qui sont deve­nus cen­traux dans les poli­tiques publiques de l’emploi ou de la remise à l’emploi. Ils visent à res­pon­sa­bi­li­ser les per­sonnes face à leur recherche d’emploi, à leur for­ma­tion, à leur ave­nir, dans un cadre « qui ne laisse aucune place à la liber­té de choi­sir et de par­ti­ci­per à l’élaboration de la solu­tion, qui empêche l’expression et la prise en compte de la manière dont l’intéressé vit ses dif­fi­cul­tés, ain­si que ses aspi­ra­tions »1

Sous cou­vert de res­pon­sa­bi­li­sa­tion et d’autonomie, les deux mamelles de la « nou­velle gou­ver­nance » sociale, on assiste, dans les faits, à une prise de pou­voir sup­plé­men­taire sur des popu­la­tions qui n’ont déjà, par elles-mêmes, aucune prise sur les pro­ces­sus de déci­sion qui les concernent.

Un tel cadre sub­jec­tif tend à faire vivre le contrat d’activation comme « une épreuve de sou­mis­sion désen­chan­tée et dou­ble­ment hypo­crite » : ni la per­sonne, ni le pro­fes­sion­nel n’y croient vrai­ment2. On ne sera pas éton­né, dans ce contexte, d’observer une mon­tée de l’agressivité entre des « hors emploi » et le per­son­nel des CPAS, du Forem ou des ser­vices « chô­mage » des syn­di­cats. , comme en témoigne le meurtre, en 2017, d’une employée de la CSC de Diest par un chô­meur en colère3.

De l’autre côté de la table, la pres­sion sur les ser­vices publics et les asso­cia­tions réor­ga­ni­sés par le « nou­veau mana­ge­ment public » est, elle aus­si, de plus en plus forte. Les témoi­gnages le confirment, les écarts entre les attentes liées à la fonc­tion et le tra­vail réel ne cessent de croitre dans les métiers de l’action sociale : assis­tants sociaux, for­ma­teurs en inser­tion socio­pro­fes­sion­nelle, édu­ca­teurs ou conseillers à l’emploi sont sans cesse plus entra­vés dans leur acti­vi­té quo­ti­dienne par des pro­to­coles de ges­tion et de fonc­tion­ne­ment qui leur sont impo­sés. Les situa­tions humaines y sont de plus en plus for­ma­li­sées par des cases, l’action des tra­vailleurs sociaux et leurs déci­sions sont sup­po­sées s’y dis­tri­buer auto­ma­ti­que­ment. Il en résulte que les pro­fes­sion­nels du social se sentent déva­lo­ri­sés, dés­in­ves­tis de leur rôle social pre­mier, cou­pés des rai­sons mêmes de leur engagement.

Cer­tains tentent de s’en sor­tir en s’enfermant dans des pra­tiques indi­vi­dua­listes ou dans une concep­tion pure­ment exé­cu­tive du métier. Mais demeurent, chez d’autres, fort heu­reu­se­ment, des tré­sors d’énergie, de créa­ti­vi­té et de connais­sance des lois qui per­mettent de lou­voyer, soit en dis­si­mu­lant, soit en se confron­tant4. D’une manière ou d’une autre, le « bri­co­lage » amé­na­gé par des tra­vailleurs sociaux per­met de des­ser­rer les mâchoires du car­can néo­ma­na­gé­rial, d’introduire un peu de jeu dans le sys­tème, de dévier d’une manière ou d’une autre par rap­port à l’exécution de la pro­cé­dure, et de pou­voir ain­si navi­guer, entre les pres­crits, un peu plus près des besoins effec­tifs de leurs publics. Mais le « jeu » tient d’un sub­til équi­libre à res­pec­ter autour des normes, et il peut, à terme, s’avérer épui­sant et extrê­me­ment coû­teux pour le bien-être de l’agent social.

De la justice à la rentabilité

Dans ses habits de la « nou­velle ges­tion publique » (le New Public Mana­ge­ment)5, l’« inva­sion tech­no­cra­tique » des métiers du public et du non-mar­chand à l’œuvre depuis les années 1990 par­ti­cipe d’une exi­gence d’efficience, de plus grande trans­pa­rence et de res­pon­sa­bi­li­sa­tion des agents et des usa­gers… Avec le ralen­tis­se­ment de la crois­sance éco­no­mique et l’explosion du chô­mage de masse, on a vu se déve­lop­per l’idée que l’action sociale, publique comme asso­cia­tive, repré­sen­tait un coût trop impor­tant pour le tré­sor public (« un pognon de dingue », dans les termes du Pré­sident Macron). L’État doit donc pou­voir opé­rer un contrôle plus ser­ré sur les orga­ni­sa­tions qu’il finance ou subventionne…

Dans cette optique, on a esti­mé que les outils et les méthodes de ges­tion des entre­prises mar­chandes, par le sou­ci intrin­sèque que celles-ci ont du pro­fit, seraient natu­rel­le­ment les moyens les plus adap­tés de garan­tir l’efficacité de l’action sociale6 : délais de plus en plus ser­rés, stan­dar­di­sa­tion des tâches, repor­ting per­ma­nent, tra­vail de bureau­cra­tie débor­dant sans cesse sur les cœurs de métier, éva­lua­tion per­ma­nente de l’efficience et de son rap­port coût-effi­ca­ci­té, pri­mat du « rela­tion­nel », sorte de com­merce « B to B » entre pres­ta­taires de ser­vices et béné­fi­ciaires, ten­dance à l’individualisation et à la psy­cho­lo­gi­sa­tion des pro­blèmes sociaux…

De façon conco­mi­tante, les poli­tiques publiques struc­tu­relles ont fait place à des poli­tiques sociales spé­ci­fiques de « prise en charge de la relé­ga­tion »7. Leur mise en œuvre a été délé­guée aux ins­ti­tu­tions et aux asso­cia­tions sociales. Le trai­te­ment « social » actif du chô­mage, les « réformes struc­tu­relles » du mar­ché (il faut lire « du droit ») du tra­vail et la lutte contre la pau­vre­té se sont sub­sti­tuées aux poli­tiques de l’emploi, de la pro­tec­tion sociale et de la réduc­tion des inéga­li­tés. Résul­tat ? Le nombre de tra­vailleurs sans emploi n’a pas dimi­nué, l’emploi et ses pro­tec­tions se sont pré­ca­ri­sés et les mesures de lutte contre la pau­vre­té ont accom­pa­gné la hausse sub­stan­tielle des inéga­li­tés…8

À la faveur de ce trans­fert, on a pu obser­ver le bas­cu­le­ment d’un modèle de jus­tice sociale, d’inspiration réfor­miste social-démo­crate, vers un modèle de la per­for­mance quan­ti­ta­tive et de la ren­ta­bi­li­té d’inspiration libé­rale9 : ges­tion ser­rée de l’occupation des lits d’hôpitaux, nombre de tra­vailleurs sans emploi à remettre sur le mar­ché, quo­tas de chô­meurs exclus du droit aux allo­ca­tions par l’ONEM à réin­sé­rer par les équipes des CPAS… « Tu sais que t’es obli­gé de faire du chiffre si tu veux avoir tes sub­sides, mais tu ne sais pas faire autre­ment, quoi. Main­te­nant, s’ils veulent du chiffre, ils ont du chiffre », confie un édu­ca­teur de rue, actif dans l’offre de ser­vices sociaux en Wal­lo­nie10.

La richesse des populations

Face à cette réa­li­té « ins­ti­tuée », il importe, peut-être plus que jamais, de rap­pe­ler les fon­de­ments du tra­vail social. Lorsqu’il est à l’écoute des « invi­sibles » de la socié­té, de « ceux qui n’entrent pas dans les tiroirs ou dans les cases défi­nies à par­tir du seul point de vue de ce qui est appa­rent »11, il se donne les moyens d’expliciter, avec eux, ce que vivent ses publics, de dévoi­ler les troubles sociaux, et de libé­rer les richesses sub­jec­tives, c’est-à-dire les res­sources par les­quelles cha­cun se consti­tue comme Sujet et qui contri­buent à pro­duire la socié­té : les connais­sances, la créa­ti­vi­té, la force de pro­po­si­tion, de par­ti­ci­pa­tion, d’engagement de toutes les populations.

Ce n’est pas un enjeu indi­vi­duel. Ces richesses, aujourd’hui, ne sont recon­nues que dans la mesure où elles sont cap­tées et ins­tru­men­ta­li­sées dans le tra­vail par le sys­tème éco­no­mique et par la domi­na­tion qu’il exerce. Iden­ti­fier ce contexte de domi­na­tion, (re)prendre conscience de ses effets sur l’action sociale, c’est com­men­cer à y résis­ter. Iden­ti­fier la nature, le rôle cen­tral et l’importance réelle de ces richesses-là, détour­nées et dévoyées chez eux aus­si, peut être à nou­veau un enjeu col­lec­tif majeur de l’action des tra­vailleurs sociaux. Ils n’en sont pas cou­pés, ils en sont seule­ment éloi­gnés par l’injonction qui leur est faite de « s’adapter » aux règles. Car cet enjeu est tou­jours « déjà pré­sent » dans leur sou­ci de bien faire, au-delà ou en dépit des ins­truc­tions tech­no­cra­tiques qui leur sont impo­sées, et dans le sens de tra­verse qu’ils peuvent construire avec les publics vul­né­rables. Il faut juste… l’activer.

  1. Robert Salais, « L’approche par les capa­ci­tés et le tra­vail. Contri­bu­tion au Col­loque Tra­vail, Iden­ti­tés, Métier : quelles méta­mor­phoses ? », col­loque du 23 – 25 juin 2009, https://core.ac.uk/download/pdf/47811858.pdf
  2. Chris­tine Mahy et Jean Blai­ron, « CPAS, majo­ri­té fédé­rale et men­songes d’État » in Intermag.be, ana­lyses et études en édu­ca­tion per­ma­nente, RTA asbl, avril 2016, www.intermag.be/560
  3. Cédric Leterme, « Une vio­lence inédite » in La Libre Bel­gique, 10 octobre 2017.
  4. Renaud Maes, « Déviance et tra­vail social » in La Revue nou­velle, jan­vier-février 2019
  5. Pau­line Feron, « La nou­velle ges­tion publique ou l’ingérence des méthodes de ges­tion pri­vées dans le sec­teur public », 23 sep­tembre 2019, http://inegalites.be/La-nouvelle-gestion-publique-ou‑l
  6. Alice Willox, « L’idéologie mana­gé­riale. Il n’y a pas de pro­blème, il n’y a que des solu­tions » in Bruxelles Laïque Echos, n°80, 1er tri­mestre 2013.
  7. Jacques Moriau, « Huile ou grain de sable ? Que fait l’associatif aux rouages du sys­tème ? » in Bruxelles Laïque Echos, 3e tri­mestre 2017.
  8. Daniel Zamo­ra, « Quand la pau­vre­té sup­plante les inéga­li­tés » in Imag, n° 347, CBAI, juin 2019.
  9. Jean Cor­nil, « De quoi le nombre est-il le nom ? » in Agir par la culture, n°45, prin­temps 2016 www.agirparlaculture.be/de-quoi-le-nombre-est-il-le-nom
  10. Témoi­gnage recueilli par­mi une série d’autres sur les sens du tra­vail social, récol­tés auprès de tra­vailleurs de CPAS, de mis­sions régio­nales pour l’emploi, d’éducateurs de rue. Cité par Pau­line Feron, op. cit.
  11. Chris­tine Mahy et Jean Blai­ron, « Vers un front social élar­gi : quel objet et quelle forme ? » in Intermag.be, ana­lyses et études en édu­ca­tion per­ma­nente, RTA asbl, novembre 2014 www.intermag.be/images/stories/pdf/rta2014m11n1.pdf

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