Ce que traduisent, de façon sous-jacente, les politiques en vigueur de réduction des dépenses publiques et de « réformes structurelles », telles qu’elles sont présentées, c’est que ces « dépenses » sont indues… pour d’autres que « nous ». Dès lors que la conjoncture et les politiques dressent les gens les uns contre les autres, chacun peut rapidement être amené à penser qu’il vivrait mieux si d’autres, forcément moins légitimes (chômeur sans emploi de longue durée, préretraité… a fortiori de la fonction publique, prestataire d’un crédit-temps, candidat réfugié…), ne bénéficiaient pas d’autant d’« avantages ».
Paradoxalement, on pourrait penser que c’est justement en temps de crise que le principe de la sécurité sociale doit pouvoir faire jouer ses effets protecteurs ou compensateurs à plein pour tous. Or, cette fois, encore, les mesures de rigueur décidées, à l’échelle européenne, ne sont conçues et présentées que pour permettre le retour au fonctionnement habituel d’un ordre économique et social injuste : taxer moins les riches pour libérer leur esprit d’entreprise ; diminuer les allocations des pauvres pour les encourager à travailler davantage.
COMBATTRE LA PAUVRETÉ OU L’IGNORER ?
Ce n’est pas neuf, comme le montre très bien la série de contributions rassemblées autour du texte resté célèbre de John Kenneth Galbraith, « L’Art d’ignorer les pauvres », publié pour la première fois aux États-Unis en 1985. L’exercice permet, en revanche, d’éradiquer la pauvreté et les pauvres… de la (mauvaise) conscience publique.
C’est toujours la même idée, aussi ancienne que la Bible, qu’il est moralement contre-productif d’aider les pauvres. Car ceux-ci sont responsables de leurs « malheurs ». Économiquement aussi, car l’aide publique – les allocations de chômage, par exemple – aurait un effet négatif sur l’incitation à travailler.
En août 1984, lors de la convention du parti qui précéda la réélection de Ronald Reagan, l’économiste républicain Phil Gramm libellait comme suit l’acte d’accusation qui produit toujours ses effets, aujourd’hui, sur les politiques d’emploi et les politiques sociales des États de par le monde : « Il y a deux catégories d’Américains : ceux qui tirent les wagons et ceux qui s’installent sans rien débourser, ceux qui travaillent et paient des impôts, et ceux qui attendent que l’État les prennent en charge. »
Pour mieux justifier les coupes « nécessaires » dans les budgets sociaux, quoi de plus convainquant en effet, que de faire croire que ceux-ci opèrent un transfert de revenus des actifs vers les « oisifs », et que, de ce fait, ils découragent les efforts de ces actifs et encouragent le désœuvrement généralisé ? « Donc, comme le résumait ironiquement Galbraith, en prenant l’argent des pauvres et en le donnant aux riches, nous stimulons l’effort et, partant, l’économie. »
DÉTOURNER L’ATTENTION
Or, contre toutes les évidences assénées par les discours d’austérité anti-dépenses, c’est bien en sens inverse que s’est opéré un véritable transfert de richesses. Les dépenses publiques, en proportion du PIB, sont stables ou en baisse, dans l’Union européenne depuis le début des années 1990. En revanche, la « contre-révolution fiscale » menée par la plupart des gouvernements depuis 30 ans – baisse de l’impôt des sociétés, des taxations des hauts revenus et du patrimoine – a nourri la concurrence fiscale entre pays, en même qu’elle provoquait une hausse quasi générale des déficits publics et des taux d’endettement. Les pouvoirs publics ont, alors, été contraints de s’endetter auprès des ménages aisés et des marchés financiers pour financer les déficits ainsi créés. Avec « effet jackpot » garanti, pointe le manifeste des « économistes atterrés » : les montants économisés sur l’impôt non-payé ont permis aux plus fortunés de prêter aux États et de se voir rémunérés pour cela en intérêts payés par l’impôt prélevé sur tous les contribuables…
L’accroissement de la dette publique en Europe, avant même les opérations de renflouement des banques au bord de la faillite, n’est donc pas le résultat de politiques sociales dispendieuses, mais bien plus de politiques fiscales en faveur des groupes privilégiés.
Il n’empêche : le discours sur les prodigalités des dépenses sociales a pour effet – si pas pour fonction – de détourner l’attention et le ressentiment envers la minorité de possédants et de les centrer sur les salariés eux-mêmes, que le discours ambiant tend à opposer entre travailleurs privilégiés et assistés illégitimes.
C’est ce que détaillait, voici cinq ans déjà, l’économiste français Laurent Cordonnier en s’appuyant sur les Perspectives de l’emploi 2006 de l’OCDE : un document à l’intérieur duquel l’organisation regroupant les pays les plus industrialisés dévoile les grandes lignes stratégiques mises en œuvre dans l’« économie politique des réformes » depuis 1994, notamment en matière d’« activation des chômeurs » de « dualité du marché du travail ».
L’idée pour rendre celui-ci plus flexible et plus efficient (en clair : amener les travailleurs à accepter de se vendre au prix du marché), c’est de fractionner le salariat afin de s’attaquer à lui par étapes successives. Lisons plutôt : « Pour éviter les conflits avec les principaux groupes d’intérêt [NDA : les syndicats], les gouvernements peuvent, dans un premier temps, introduire des réformes à la marge du ’’noyau dur’’ du marché du travail, sans véritablement toucher aux structures institutionnelles dont bénéficient les travailleurs en place. Cela tend à renforcer la dualité du marché du travail, ce qui peut ensuite permettre de gagner progressivement le soutien de l’opinion publique à des réformes plus fondamentales des institutions et politiques du marché du travail. »
METTRE EN CONCURRENCE LES TRAVAILLEURS
En ciblant d’abord la périphérie moins organisée des chômeurs et/ou des travailleurs précaires ou instables, on laisse les « réformes » porter leurs effets impopulaires sur les moins nombreux et les moins valorisés socialement, tout en prévenant le déploiement d’une opposition politique plus forte.
La stratégie a porté ses fruits… Les mesures restrictives prises à l’encontre des chômeurs européens depuis 1994 rendent les chômeurs plus « empressés » à constituer une main‑d’œuvre immédiatement disponible. D’autre part, elles exercent une pression à la baisse sur les revendications des salariés. Même dans le langage technocratique de circonstance, cette dernière préoccupation est transparente : « En abaissant le coût d’opportunité de l’inactivité, [les indemnités de chômage] sont susceptibles d’accentuer les revendications salariales des travailleurs et, en définitive, de diminuer la demande de main‑d’œuvre [des entreprises]. »
Dans les années 1930, encore, chez nous, les employeurs redoutaient que les chômeurs indemnisés, tout en dépensant « inconsidérément » leurs allocations, n’aient tendance à refuser le travail et, surtout, les salaires qui pourraient leur être proposés. Les patrons, note l’historien Guy Vanthemsche, accusaient déjà les caisses de chômage syndicales d’hypothéquer la compétitivité des entreprises en raison des « indemnités scandaleusement élevées » qui « émoussaient la volonté des ouvriers à travailler ».
Près d’un siècle plus tard, affaiblie, jalousée pour le maintien de ses « droits acquis » qu’elle serait seule à préserver, la fraction centrale du salariat, la plus syndicalisée, se retrouve elle, aujourd’hui, bel et bien isolée, et exposée à devoir faire des concessions sur les droits conquis autrefois.
Dans le Quai de Ouistreham, Florence Aubenas montre, avec des mots qui touchent au plus près du réel, comment le processus de déclassement et de désocialisation des travailleurs-chômeurs précarisés de la région de Caen, pousse ceux-ci à se replier sur eux-mêmes, à se couper des mouvements sociaux en cours, à se déchirer entre employés et ouvriers juste licenciés : « Ils décrochent le pactole. C’est facile pour eux. Ils sont nombreux. » On leur en veut, à eux, justement les ouvriers « rois » qui protestent pour obtenir des primes de départ, de prendre ainsi la lumière et les « avantages indus » : « Les chaînes [de télévision] les montrent toute la journée (…) On en a marre. Même quand ils sont chômeurs, ils se voient au-dessus du lot.» Les syndicats ne parviennent plus à assurer le lien. Le versement d’une « prime-cartables » supplémentaire de 150 euros, cette année-là, avant la rentrée scolaire est accueilli comme « notre parachute doré ».