L’art d’éradiquer la pauvreté… de la conscience sociale

© Fabienne Denoncin. Exposition « Regard au-delà de l'horizon »

Les chô­meurs frau­deurs, la thèse du chô­mage volon­taire, la culpa­bi­li­sa­tion des (plus) pauvres, l’altérité fau­tive des déchus… : tous ces méca­nismes de trans­fert trouvent à s’ancrer dans un ter­reau men­tal fer­tile dans les temps d’insécurité éco­no­mique et sociale gran­dis­sante. La stig­ma­ti­sa­tion publique des « pri­vi­lèges » dont jouissent indû­ment les « assis­tés » a tou­jours ser­vi à jus­ti­fier l’absence ou le rejet de poli­tique visant à éra­di­quer la pau­vre­té, et à divi­ser le salariat.

Ce que tra­duisent, de façon sous-jacente, les poli­tiques en vigueur de réduc­tion des dépenses publiques et de « réformes struc­tu­relles », telles qu’elles sont pré­sen­tées, c’est que ces « dépenses » sont indues… pour d’autres que « nous ». Dès lors que la conjonc­ture et les poli­tiques dressent les gens les uns contre les autres, cha­cun peut rapi­de­ment être ame­né à pen­ser qu’il vivrait mieux si d’autres, for­cé­ment moins légi­times (chô­meur sans emploi de longue durée, pré­re­trai­té… a for­tio­ri de la fonc­tion publique, pres­ta­taire d’un cré­dit-temps, can­di­dat réfu­gié…), ne béné­fi­ciaient pas d’autant d’« avantages ».

Para­doxa­le­ment, on pour­rait pen­ser que c’est jus­te­ment en temps de crise que le prin­cipe de la sécu­ri­té sociale doit pou­voir faire jouer ses effets pro­tec­teurs ou com­pen­sa­teurs à plein pour tous. Or, cette fois, encore, les mesures de rigueur déci­dées, à l’échelle euro­péenne, ne sont conçues et pré­sen­tées que pour per­mettre le retour au fonc­tion­ne­ment habi­tuel d’un ordre éco­no­mique et social injuste : taxer moins les riches pour libé­rer leur esprit d’entreprise ; dimi­nuer les allo­ca­tions des pauvres pour les encou­ra­ger à tra­vailler davantage.

COMBATTRE LA PAUVRETÉ OU L’IGNORER ?

Ce n’est pas neuf, comme le montre très bien la série de contri­bu­tions ras­sem­blées autour du texte res­té célèbre de John Ken­neth Gal­braith, « L’Art d’ignorer les pauvres », publié pour la pre­mière fois aux États-Unis en 1985. L’exercice per­met, en revanche, d’éradiquer la pau­vre­té et les pauvres… de la (mau­vaise) conscience publique.

C’est tou­jours la même idée, aus­si ancienne que la Bible, qu’il est mora­le­ment contre-pro­duc­tif d’aider les pauvres. Car ceux-ci sont res­pon­sables de leurs « mal­heurs ». Éco­no­mi­que­ment aus­si, car l’aide publique – les allo­ca­tions de chô­mage, par exemple – aurait un effet néga­tif sur l’incitation à travailler.

En août 1984, lors de la conven­tion du par­ti qui pré­cé­da la réélec­tion de Ronald Rea­gan, l’économiste répu­bli­cain Phil Gramm libel­lait comme suit l’acte d’accusation qui pro­duit tou­jours ses effets, aujourd’hui, sur les poli­tiques d’emploi et les poli­tiques sociales des États de par le monde : « Il y a deux caté­go­ries d’Américains : ceux qui tirent les wagons et ceux qui s’installent sans rien débour­ser, ceux qui tra­vaillent et paient des impôts, et ceux qui attendent que l’État les prennent en charge. »

Pour mieux jus­ti­fier les coupes « néces­saires » dans les bud­gets sociaux, quoi de plus convain­quant en effet, que de faire croire que ceux-ci opèrent un trans­fert de reve­nus des actifs vers les « oisifs », et que, de ce fait, ils décou­ragent les efforts de ces actifs et encou­ragent le dés­œu­vre­ment géné­ra­li­sé ? « Donc, comme le résu­mait iro­ni­que­ment Gal­braith, en pre­nant l’argent des pauvres et en le don­nant aux riches, nous sti­mu­lons l’effort et, par­tant, l’économie. »

DÉTOURNER L’ATTENTION

Or, contre toutes les évi­dences assé­nées par les dis­cours d’austérité anti-dépenses, c’est bien en sens inverse que s’est opé­ré un véri­table trans­fert de richesses. Les dépenses publiques, en pro­por­tion du PIB, sont stables ou en baisse, dans l’Union euro­péenne depuis le début des années 1990. En revanche, la « contre-révo­lu­tion fis­cale » menée par la plu­part des gou­ver­ne­ments depuis 30 ans – baisse de l’impôt des socié­tés, des taxa­tions des hauts reve­nus et du patri­moine – a nour­ri la concur­rence fis­cale entre pays, en même qu’elle pro­vo­quait une hausse qua­si géné­rale des défi­cits publics et des taux d’endettement. Les pou­voirs publics ont, alors, été contraints de s’endetter auprès des ménages aisés et des mar­chés finan­ciers pour finan­cer les défi­cits ain­si créés. Avec « effet jack­pot » garan­ti, pointe le mani­feste des « éco­no­mistes atter­rés » : les mon­tants éco­no­mi­sés sur l’impôt non-payé ont per­mis aux plus for­tu­nés de prê­ter aux États et de se voir rému­né­rés pour cela en inté­rêts payés par l’impôt pré­le­vé sur tous les contribuables…

L’accroissement de la dette publique en Europe, avant même les opé­ra­tions de ren­floue­ment des banques au bord de la faillite, n’est donc pas le résul­tat de poli­tiques sociales dis­pen­dieuses, mais bien plus de poli­tiques fis­cales en faveur des groupes privilégiés.

Il n’empêche : le dis­cours sur les pro­di­ga­li­tés des dépenses sociales a pour effet – si pas pour fonc­tion – de détour­ner l’attention et le res­sen­ti­ment envers la mino­ri­té de pos­sé­dants et de les cen­trer sur les sala­riés eux-mêmes, que le dis­cours ambiant tend à oppo­ser entre tra­vailleurs pri­vi­lé­giés et assis­tés illégitimes.

C’est ce que détaillait, voi­ci cinq ans déjà, l’économiste fran­çais Laurent Cor­don­nier en s’appuyant sur les Pers­pec­tives de l’emploi 2006 de l’OCDE : un docu­ment à l’intérieur duquel l’organisation regrou­pant les pays les plus indus­tria­li­sés dévoile les grandes lignes stra­té­giques mises en œuvre dans l’« éco­no­mie poli­tique des réformes » depuis 1994, notam­ment en matière d’« acti­va­tion des chô­meurs » de « dua­li­té du mar­ché du tra­vail ».

L’idée pour rendre celui-ci plus flexible et plus effi­cient (en clair : ame­ner les tra­vailleurs à accep­ter de se vendre au prix du mar­ché), c’est de frac­tion­ner le sala­riat afin de s’attaquer à lui par étapes suc­ces­sives. Lisons plu­tôt : « Pour évi­ter les conflits avec les prin­ci­paux groupes d’intérêt [NDA : les syn­di­cats], les gou­ver­ne­ments peuvent, dans un pre­mier temps, intro­duire des réformes à la marge du ’’noyau dur’’ du mar­ché du tra­vail, sans véri­ta­ble­ment tou­cher aux struc­tures ins­ti­tu­tion­nelles dont béné­fi­cient les tra­vailleurs en place. Cela tend à ren­for­cer la dua­li­té du mar­ché du tra­vail, ce qui peut ensuite per­mettre de gagner pro­gres­si­ve­ment le sou­tien de l’opinion publique à des réformes plus fon­da­men­tales des ins­ti­tu­tions et poli­tiques du mar­ché du tra­vail.  »

METTRE EN CONCURRENCE LES TRAVAILLEURS

En ciblant d’abord la péri­phé­rie moins orga­ni­sée des chô­meurs et/ou des tra­vailleurs pré­caires ou instables, on laisse les « réformes » por­ter leurs effets impo­pu­laires sur les moins nom­breux et les moins valo­ri­sés socia­le­ment, tout en pré­ve­nant le déploie­ment d’une oppo­si­tion poli­tique plus forte.

La stra­té­gie a por­té ses fruits… Les mesures res­tric­tives prises à l’encontre des chô­meurs euro­péens depuis 1994 rendent les chô­meurs plus « empres­sés » à consti­tuer une main‑d’œuvre immé­dia­te­ment dis­po­nible. D’autre part, elles exercent une pres­sion à la baisse sur les reven­di­ca­tions des sala­riés. Même dans le lan­gage tech­no­cra­tique de cir­cons­tance, cette der­nière pré­oc­cu­pa­tion est trans­pa­rente : « En abais­sant le coût d’opportunité de l’inactivité, [les indem­ni­tés de chô­mage] sont sus­cep­tibles d’accentuer les reven­di­ca­tions sala­riales des tra­vailleurs et, en défi­ni­tive, de dimi­nuer la demande de main‑d’œuvre [des entreprises]. »

Dans les années 1930, encore, chez nous, les employeurs redou­taient que les chô­meurs indem­ni­sés, tout en dépen­sant « incon­si­dé­ré­ment » leurs allo­ca­tions, n’aient ten­dance à refu­ser le tra­vail et, sur­tout, les salaires qui pour­raient leur être pro­po­sés. Les patrons, note l’historien Guy Van­themsche, accu­saient déjà les caisses de chô­mage syn­di­cales d’hypothéquer la com­pé­ti­ti­vi­té des entre­prises en rai­son des « indem­ni­tés scan­da­leu­se­ment éle­vées » qui « émous­saient la volon­té des ouvriers à tra­vailler ».

Près d’un siècle plus tard, affai­blie, jalou­sée pour le main­tien de ses « droits acquis » qu’elle serait seule à pré­ser­ver, la frac­tion cen­trale du sala­riat, la plus syn­di­ca­li­sée, se retrouve elle, aujourd’hui, bel et bien iso­lée, et expo­sée à devoir faire des conces­sions sur les droits conquis autrefois.

Dans le Quai de Ouis­tre­ham, Flo­rence Aube­nas montre, avec des mots qui touchent au plus près du réel, com­ment le pro­ces­sus de déclas­se­ment et de déso­cia­li­sa­tion des tra­vailleurs-chô­meurs pré­ca­ri­sés de la région de Caen, pousse ceux-ci à se replier sur eux-mêmes, à se cou­per des mou­ve­ments sociaux en cours, à se déchi­rer entre employés et ouvriers juste licen­ciés : « Ils décrochent le pac­tole. C’est facile pour eux. Ils sont nom­breux. » On leur en veut, à eux, jus­te­ment les ouvriers « rois » qui pro­testent pour obte­nir des primes de départ, de prendre ain­si la lumière et les « avan­tages indus » : « Les chaînes [de télé­vi­sion] les montrent toute la jour­née (…) On en a marre. Même quand ils sont chô­meurs, ils se voient au-des­sus du lot.» Les syn­di­cats ne par­viennent plus à assu­rer le lien. Le ver­se­ment d’une « prime-car­tables » sup­plé­men­taire de 150 euros, cette année-là, avant la ren­trée sco­laire est accueilli comme « notre para­chute doré ».

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