Laurent Jeanpierre

Mettre « populisme » entre guillemets

Illustration : Vanya Michel

Laurent Jean­pierre est pro­fes­seur de Science poli­tique à l’Université de Paris 8 Saint-Denis. Il nous explique dans cette inter­view pour­quoi il pré­fère uti­li­ser le moins pos­sible le terme de « popu­lisme ». Il s’appuie notam­ment sur des études lin­guis­tiques pour nous par­ler des crises iden­ti­taire et éco­no­mique, de la stig­ma­ti­sa­tion des migrants et de la dénon­cia­tion domi­nante des popu­lismes de l’extrême-droite mais aus­si d’un cer­tain mépris déployé par des élites envers les gens ordi­naires dans l’emploi du terme « populisme ».

L’appel direct du peuple, le rejet des étrangers et des migrants, la défense de l’identité nationale, se retrouvent-ils dans l’idéologie du populisme actuel ?

Le mot même de « popu­lisme » ne va pas de soi. C’est un mot contes­té, dis­cu­table et même cri­ti­qué en science poli­tique. À titre per­son­nel, c’est un mot que je n’emploie pas sans guille­mets et que j’utilise le moins pos­sible. Je pré­fère par­ler, en ce qui concerne l’Europe actuelle, de tour­nant auto­ri­taire des démo­cra­ties, de natio­na­lisme ou de fas­ci­sa­tion éven­tuelle. Le mot de « popu­lisme » est en effet sou­vent char­gé d’un mépris pour le peuple.

Il y a au fond deux grandes manières de com­prendre le terme. Soit on en parle de manière cri­tique et enga­gée, comme vous le faites : der­rière le terme de « popu­lisme » vous pla­cez l’extrême-droite et des frac­tions de la droite conser­va­trice. Mais dans l’Histoire, celles et ceux qui ont employé le mot de « popu­lisme » pour défi­nir leur propre hori­zon poli­tique n’ont pas tou­jours été d’extrême-droite. En Amé­rique latine, où le mot n’a pas le même sens, les popu­listes étaient sou­vent de gauche. En Rus­sie au 19e siècle, les popu­listes contre les­quels les bol­ché­viques se sont fina­le­ment bat­tus, tout en ayant été ins­pi­rés par eux, n’étaient cer­tai­ne­ment pas d’extrême-droite. Il n’y a pas d’unité idéo­lo­gique der­rière le terme de « popu­lisme » pris dans sa diver­si­té his­to­rique et géo­gra­phique. Tous ceux qui ont tra­vaillé sur cette notion ont cher­ché le déno­mi­na­teur com­mun des « popu­listes » mais ils ne l’ont pas trou­vé. Voi­ci donc la pre­mière rai­son pour laquelle je n’emploie pas ce mot : il est trop poly­sé­mique et idéo­lo­gi­que­ment flou. S’il s’agit, avec cette notion de « popu­lisme », de dénon­cer l’extrême-droite ou la dif­fu­sion de ses idées dans d’autres par­tis, pour­quoi ne pas tout sim­ple­ment employer alors les termes d’« extrême-droite », ou de « droi­ti­sa­tion », de « radi­ca­li­sa­tion droi­tière » ? Ou bien de par­ler plus direc­te­ment de racisme ou de xénophobie ?

Il existe aus­si aujourd’hui un usage public, plus large du mot de « popu­lisme » avec lequel une par­tie de la presse entend dis­qua­li­fier aus­si bien l’extrême-droite qu’une par­tie de la gauche. En France, beau­coup de jour­na­listes ou d’universitaires, écrivent par exemple que Jean-Luc Mélen­chon est « popu­liste ». L’idée sous-jacente est que des lea­ders et des forces poli­tiques font appel dans leurs dis­cours à une figure du peuple, oppo­sée aux élites, mais sans carac­tères bien pré­cis de ce que serait ce « peuple ». Pour l’extrême-droite, sa défi­ni­tion sera sans doute stric­te­ment natio­nale. Pour les forces popu­listes qua­li­fiées de « gauche », l’image du peuple reste floue. Ici, le terme de « popu­lisme » inclut une contes­ta­tion large des par­tis les plus légi­times. Au fond, pour le dis­cours domi­nant, cer­tains lea­ders poli­tiques d’extrême-gauche comme d’extrême-droite seraient capables de trom­per le peuple dont les membres ne seraient pas assez intel­li­gents pour dis­tin­guer le vrai du faux, les appels au fas­cisme des appels à la rai­son, etc. Der­rière cette dénon­cia­tion du popu­lisme, il y a donc sou­vent le pré­sup­po­sé éli­tiste ou intel­lec­tua­liste impli­cite d’une forme d’incapacité, d’insuffisance poli­tique du peuple qui serait gou­ver­né avant tout, dans ses orien­ta­tions idéo­lo­giques, par les pas­sions : un peuple illu­sion­né, alié­né poli­ti­que­ment par des lea­ders cha­ris­ma­tiques et stra­tèges, que ces der­niers soient de droite ou de gauche, etc. Der­rière l’usage contem­po­rain de la caté­go­rie de « popu­lisme » dans nos pays, appa­raît ain­si le pré­ju­gé sui­vant lequel le peuple n’est pas capable sur le plan politique.

Dans le numé­ro de la revue Cri­tique que j’ai co-diri­gé en 2012 (avec Pierre Birn­baum et Phi­lippe Roger) sur la ques­tion du popu­lisme, la lin­guiste Marie-Anne Paveau a étu­dié pré­ci­sé­ment les usages actuels du mot en France. Elle mon­trait jus­te­ment que le mot « popu­lisme » est tou­jours un opé­ra­teur d’illé­gi­ti­ma­tion, autre­ment dit une manière de rendre illé­gi­times cer­taines opi­nions poli­tiques. Je ne parle pas de « popu­lisme » pour cette rai­son-là : la caté­go­rie est trop char­gée de ce mépris des élites contre le peuple, d’une forme d’élitisme impul­sif et sou­vent inconscient.

Main­te­nant, si en par­lant de « popu­lisme » dans les démo­cra­ties actuelles, vous vou­lez en réa­li­té abor­der la mon­tée aisé­ment obser­vable du racisme ou du rejet de l’étranger, cela pose d’autres ques­tions. Une idéo­lo­gie popu­liste, com­prise dans ce contexte, cela ren­voie cer­tai­ne­ment à la pro­jec­tion d’une image disons homo­gène et uni­fiée de ce qu’est ou doit être le peuple : à la limite, c’est une repré­sen­ta­tion du peuple comme étant indi­vi­sible, le fan­tasme d’un peuple au sein duquel il n’y aurait pas de fron­tières internes, par exemple pas de divi­sions de classes, de conflits entre les géné­ra­tions, pas de ten­sions entre les hommes et les femmes, entre les ter­ri­toires, entre les langues, etc. Or une telle réa­li­té sociale ou poli­tique n’existe pas et n’a jamais exis­té. Cette pro­jec­tion fan­tas­ma­tique d’un peuple tota­le­ment récon­ci­lié avec lui-même consti­tue pro­ba­ble­ment le fond ima­gi­naire de tout popu­lisme et il pour­rait jus­ti­fier qu’on défi­nisse le terme à par­tir de lui et qu’on l’emploie à cette seule condi­tion. C’est la phi­lo­so­phie ordi­naire, spon­ta­née, impli­cite des lea­ders et des mou­ve­ments « popu­listes », si l’on tient à gar­der cette caté­go­rie, même si, per­son­nel­le­ment, comme je l’ai déjà sou­li­gné, je les appel­le­rais plu­tôt « fas­ci­sants ». On voit bien, en tout état de cause, com­ment ce fan­tasme-là peut s’accorder, une fois qu’il est arti­cu­lé à l’idée que le peuple n’est rien d’autre que la nation, à un rejet de l’étranger, c’est-à-dire de la dif­fé­rence d’origine géo­gra­phique. Tout élé­ment d’altérité est en effet incom­pré­hen­sible dès lors qu’on adopte une repré­sen­ta­tion du peuple comme enti­té homo­gène et sans divi­sions internes.

Le mot « peuple » désigne en effet deux choses dans l’Histoire et en poli­tique : une tota­li­té, la tota­li­té de la socié­té, la popu­la­tion ; mais aus­si une par­tie de la socié­té, les classes popu­laires. L’opération des « popu­listes » est au fond de mélan­ger ces deux signi­fi­ca­tions, de ne jamais pré­ci­ser ce qu’ils mettent der­rière le mot « peuple ». Il faut que le mot de « peuple » reste le plus indé­fi­ni pos­sible, socio­lo­gi­que­ment par exemple, pour que le « popu­lisme » fonc­tionne poli­ti­que­ment en jouant d’une mul­ti­tude d’identifications pos­sibles. Ce qui fait que des indi­vi­dus qui ne font pas par­tie des classes popu­laires peuvent être conduits à voter pour des par­tis « popu­listes » mais aus­si que des membres des classes popu­laires finissent par s’identifier au peuple-nation alors même qu’ils entendent d’abord, der­rière le dis­cours popu­liste, un pro­pos sur leurs condi­tions sociales.

Une fois que ces constats ont été faits, res­tent des ques­tions stra­té­giques, en par­ti­cu­lier pour les forces de gauche. Peuvent-elles, doivent-elles aban­don­ner ce mot de peuple parce qu’il est, comme je viens de le sou­li­gner, ambi­gu ? Beau­coup d’intellectuels et de mou­ve­ments appar­te­nant à ce camp ont pen­sé le contraire dans les der­nières décen­nies et les der­nières années. Outre Jean-Luc Mélen­chon, qui accepte posi­ti­ve­ment la caté­go­rie, le mou­ve­ment Pode­mos, en Espagne, peut aus­si se reven­di­quer d’un cer­tain popu­lisme. Et en Amé­rique latine, la tra­di­tion ancienne du péro­nisme a don­né lieu à un héri­tage théo­rique et poli­tique favo­rable à la réap­pro­pria­tion du mot « peuple » afin que celui-ci ne soit pas lais­sé à l’extrême-droite. Faut-il créer des mou­ve­ments popu­listes de gauche ? Ou bien au contraire faut-il, pour décrire la conflic­tua­li­té sociale et poli­tique, aban­don­ner le « popu­lisme » et choi­sir d’autres défi­ni­tions de soi, d’autres appuis dans le voca­bu­laire social et poli­tique ? Sur ce point stra­té­gique, je crois qu’il existe une ligne de frac­ture à l’heure actuelle par­mi les forces de gauche.

On peut donc ima­gi­ner un popu­lisme non natio­na­liste, non xéno­phobe. Lorsque Pode­mos ou cer­tains mou­ve­ments lati­no-amé­ri­cains reven­diquent posi­ti­ve­ment le popu­lisme, cela ne passe pas par un rejet de l’étranger. Ils défendent le peuple contre les élites, les puis­sants, l’oligarchie, ce que les Espa­gnols de Pode­mos appellent « la Caste ». On peut pen­ser que ce type de pro­blé­ma­ti­sa­tion poli­tique est sim­pliste ou, au contraire, effi­cace. Il reste que l’extrême-droite fait autre chose : elle mélange le natio­na­lisme à l’appel au peuple. C’est pré­ci­sé­ment cette équa­tion-là (popu­lisme + natio­na­lisme) qui entraîne le rejet des étran­gers et des migrants. Il faut que ces deux élé­ments soient réunis.

Ces crises identitaires actuelles ne se résument-elles pas finalement à des crises économiques ?

J’imagine que vous appe­lez « crises iden­ti­taires » ces réac­tions natio­na­listes qui tra­versent plu­sieurs socié­tés occi­den­tales à l’heure actuelle, cette inter­ro­ga­tion poli­ti­que­ment très pré­sente dans l’espace poli­tique autour des iden­ti­tés natio­nales. C’est une ten­dance idéo­lo­gique que l’on peut obser­ver à l’heure actuelle en Europe mais aus­si aux États-Unis avec la cam­pagne pré­si­den­tielle de Donald Trump qui est xéno­phobe, raciste et anti-migra­toire. Dans le même mou­ve­ment, nous sommes entré, depuis plu­sieurs années, dans une époque où beau­coup de pays connaissent des tour­nants auto­ri­taires, la mise en place d’Etats d’urgence, la pré­sence de plus en plus impor­tante des dis­cours natio­na­listes ou xéno­phobes, une fer­me­ture rela­tive des fron­tières. Phé­no­mènes qu’on observe par exemple en Tur­quie, en Rus­sie, en Hon­grie ou au Japon. Il y a une ten­dance lourde aux mon­tées des extrêmes-droites sur le plan élec­to­ral et à celles des mon­tées des régimes auto­ri­taires fer­mant les fron­tières, ren­for­çant leur appa­reil poli­cier, et atti­sant les pas­sions natio­nales. Ce n’est donc pas qu’un tour­nant dans la vieille Europe, cette ascen­sion des popu­lismes ou des natio­na­lismes xéno­phobes cou­plée avec des dur­cis­se­ments des régimes ins­ti­tu­tion­nels, c’est un phé­no­mène inter­na­tio­nal, même s’il n’a pas le même degré partout.

Retrouvez cet entretien dans sa version intégrale dans le dernier numéro des Cahiers de l’Éducation permanente Migrants : Les naufragés des populismes, édité par PAC en 2016.

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