L’autre esprit de Bruxelles

Par Jean Cornil

Bruxelles fut, sin­gu­liè­re­ment au 19e siècle, une ville refuge qui accueillit exi­lés, pros­crits et réfu­giés vic­times de la cen­sure, de la per­sé­cu­tion ou de la vin­dicte de régimes auto­ri­taires. Elle devint aus­si, pour des esprits en quête d’apaisement, de renais­sance ou de retrou­vailles, un havre de paix exis­ten­tielle, une étape de recons­truc­tion, « une res­pi­ra­tion qui leur fai­sait défaut dans leur pays natal » comme l’écrit l’historien René Mau­rice, auteur d’un livre pas­sion­nant sur « la capi­tale de la liber­té » inti­tu­lé La Fugue à Bruxelles — Pros­crits, exi­lés, réfu­giés et autres voya­geurs (Édi­tions du Félin, 2003).

La liste des per­son­na­li­tés qui firent halte dans la ville est impres­sion­nante : de Cha­teau­briand à Lord Byron, de Karl Marx à Vic­tor Hugo, d’Alexandre Dumas à Charles Bau­de­laire, en y ajou­tant, dans le désordre des affi­ni­tés poli­tiques, les sur­vi­vants de la Com­mune, Ver­laine et Rim­baud, le géné­ral Bou­lan­ger, Vic­tor Serge, Léon Dau­det (le vrai cou­pable de l’affaire Drey­fus) ou encore Barbara.

Bruxelles per­mit, comme le raconte Anne Morel­li, à de nom­breux révo­lu­tion­naires d’y conver­ger et d’y pour­suivre leurs com­bats1.La cité, belle et rebelle, vit pas­ser ou s’établir Lénine et Trots­ky, les anti­fas­cistes ita­liens, les anti­fran­quistes espa­gnols, les juifs polo­nais, les Grecs et les Por­tu­gais lut­tant contre la dic­ta­ture, les réfu­giés chi­liens vic­times de la san­glante répres­sion de Pino­chet ou les res­ca­pés du géno­cide au Rwan­da. Jusqu’à nos jours, du parc Maxi­mi­lien aux farouches oppo­sants à Erdo­gan, des res­ca­pés de la Pales­tine à ceux de la Syrie ou du Sou­dan, mal­gré les arbi­traires admi­nis­tra­tifs et la xéno­pho­bie de cer­tains politiques.

Cette ville-monde, cos­mo­po­lite et cos­mo­po­li­tique, où se déroule le plus grand nombre de mani­fes­ta­tions de la pla­nète, où les squat­teurs, les rap­peurs et les tagueurs réin­ventent la ville, où trop peu de pou­voirs publics vision­naires recon­fi­gurent l’urbanisme, est aus­si le siège de cette méto­ny­mie capi­tale : en dehors de la Bel­gique, Bruxelles, c’est d’abord le sym­bole de l’Union Européenne.

Cette Union, si peu sociale, si peu fis­cale, syno­nyme de tech­no­bu­reau­cra­tie, de fonc­tion­naires sur­payés et de défi­cit d’âme, alliance aujourd’hui chan­ce­lante entre démo­crates-chré­tiens et sociaux-démo­crates, vacille mal­gré les pro­messes exal­tantes des pères fon­da­teurs. Sou­ve­rai­nistes et popu­listes gri­gnotent ses cer­ti­tudes trop libé­rales et trop triom­phantes. Un par­te­naire s’en va labo­rieu­se­ment. Et de Lam­pe­du­sa à Calais, les droits fon­da­men­taux res­tent le pri­vi­lège des citoyens euro­péens. Tant pis pour ceux qui sont nés hors de l’espace Schen­gen. Comme le sou­ligne Régis Debray, l’Europe s’est restruc­tu­rée et s’est revi­ta­li­sée chaque fois qu’elle s’est for­gée un enne­mi com­mun : hier les Sar­ra­sins, les Otto­mans ou Joseph Sta­line, aujourd’hui l’Islam radi­cal, Vla­di­mir Pou­tine, le Grand Turc ou les migrants de la Méditerranée ?

Quand on limite la pers­pec­tive à l’addition du droit et de l’économie, entre des fron­tières phy­siques et men­tales étanches, on sombre vite dans la misère sym­bo­lique, à l’image du gra­phisme des billets de l’euro. On se pren­drait à rêver d’y voir les effi­gies d’Érasme, de Spi­no­za ou d’Einstein, génies euro­péens. Ou d’Hugo, de Marx ou de Byron, accueillis en leur temps par la géné­reuse et gour­mande Bruxelles. Mais c’était il y a plus d’un siècle. Un autre esprit souf­flait sur le des­tin de cette ville. Puisse-t-il revivre au cœur de cette Bel­gique ingou­ver­nable, ilot de soli­da­ri­té et pont entre toutes les différences.

  1. Anne Morel­li (Dir.), Le Bruxelles des révo­lu­tion­naires, de 1830 à nos jours, CFC, 2016