Il y a comme une abondance d’essais et de programmes pour un autre monde, de « La Voie » d’Edgar Morin ou « Pour changer de civilisation » de Martine Aubry, de « Tu dois changer ta vie » de Peter Sloterdijk au très passionnant et collectif « Penser à gauche », aussi stimulants soient-ils, mais trop rares me paraissent les incarnations dans le réel de ces idéaux, malgré le foisonnement d’expériences alternatives et citoyennes dans la société civile. Plus clairsemés encore les projets gouvernementaux et les politiques publiques qui rompent réellement avec les vents dominants. C’est pourquoi, malgré les évidentes imperfections, les échecs et la difficulté de transposer dans d’autres conditions économiques et culturelles, il est intéressant de se pencher, avec tout l’esprit critique adéquat, sur des expériences politiques qui privilégient des options opposées à l’anthropologie capitaliste qui prédomine à la destinée de notre planète.
Le bnb : une expérience concrète
Prenez l’exemple du Bhoutan, ce petit royaume coincé, entre l’Inde et la Chine, dans les replis de l’Himalaya, 900.000 habitants et une des plus jeunes démocraties du monde. Ce pays a connu une certaine notoriété pour avoir inscrit dans sa Constitution le Bonheur National Brut (BNB) ce qui « pousse, comme l’écrit Ursula Gauthier, vers une société plus équitable via la généralisation des services sociaux ». Et, de fait, le niveau de vie des Bhoutanais atteint aujourd’hui un niveau bien supérieur à celui des Indiens, des Birmans ou des Népalais.
Le BNB est un indicateur de bien-être alternatif au PNB, qui est exclusivement quantitatif et ne prend pas en compte les inégalités sociales ou le bien-être des citoyens, construit en associant à la fois les aspects matériels (le revenu ou la distance de l’hôpital le plus proche) et des aspects plus personnels comme le bien-être psychologique et le bien-être spirituel des Bhoutanais. Au-delà des débats techniques, l’intérêt du BNB est qu’il indique clairement la volonté des autorités de tracer un chemin pour la population, fondé sur le maximum de bien-être matériel, psychologique et spirituel, en alliant le développement économique, la préservation des écosystèmes et des cultures traditionnelles et l’égalité entre les citoyens.
Au-delà des contradictions
Bien évidemment, cette expérience, fondée sur les valeurs bouddhistes, est éloignée de l’univers mental de l’Occident. Bien évidemment, les conditions socio-économiques et géographiques n’ont rien de comparable avec nos contrées. Bien évidemment, les imperfections sont légion : du côté du Népal, certains voient le Bhoutan comme une autocratie moyenâgeuse imposant le costume national, refusant d’accueillir les réfugiés népalais, voire complice de nettoyage ethnique. Il faut souligner le tourisme de luxe, le chômage et le matérialisme qui envahissent les jeunes générations : pas facile de tenter de se développer en dehors de la mondialisation libérale, loin de l’empire de techno-sciences et des grandes marques internationales.
Il n’empêche que, malgré ses contradictions, cette monarchie constitutionnelle présente une empreinte carbone négative, le maintien volontariste de sa couverture forestière, un niveau de vie appréciable en regard de ses voisins et le soutien à sa culture ancestrale face au mainstream planétaire. Un État qui ne mise pas tout sur la croissance et se veut le chantre d’un modèle alternatif de développement. C’est si rare dans le concert des Nations qu’à tout le moins un regard attentif s’impose sur cette petite mélodie pas comme les autres.