Le cinéma de Wiseman comme outil d’éducation permanente

Photo : Extraite de Frederick Wiseman Law and order

À l’occasion de la sor­tie en DVD de l’intégralité des films de Fre­de­rick Wise­man, il convient de s’intéresser à cette œuvre monu­men­tale et sin­gu­lière qui dresse prin­ci­pa­le­ment une pein­ture de la socié­té amé­ri­caine moderne en inves­tis­sant ses struc­tures sociales les plus emblé­ma­tiques et en étu­diant ses évo­lu­tions. Per­ti­nents pour tout ciné­phile ou ama­teur de ciné­ma docu­men­taire, les films de Fre­de­rick Wise­man le sont éga­le­ment pour toute per­sonne s’intéressant aux (dys)fonctionnements des grandes ins­ti­tu­tions publiques comme l’école, la pri­son, l’hôpital, la police ou l’aide sociale.

L’œuvre de Fre­de­rick Wise­man, cinéaste maintes fois récom­pen­sé, est non seule­ment consé­quente et riche mais aus­si sin­gu­lière et aty­pique. D’une part, elle se com­pose de plus de 40 films, tous docu­men­taires à l’exception de La der­nière lettre (2002), et tous fidèles à la démarche qui fait la force du ciné­ma indé­pen­dant de Wise­man : dans ses films, il est à la fois réa­li­sa­teur, scé­na­riste, mon­teur, pre­neur de son, pro­duc­teur. D’autre part, mal­gré la récur­rence de la thé­ma­tique du fonc­tion­ne­ment des grandes ins­ti­tu­tions (sur­tout amé­ri­caines au début de sa car­rière mais aus­si euro­péennes par la suite), son œuvre pré­sente une diver­si­té dans le choix des sujets fil­més, qu’ils traitent d’aspects ins­ti­tu­tion­nels, sociaux ou poli­tiques : depuis les hôpi­taux (Tit­ti­cut Fol­lies, 1967 — Hos­pi­tal, 1970) et les ins­ti­tu­tions aca­dé­miques (High School I et II, 1968 et 1994 — At Ber­ke­ley, 2013), jusqu’aux ins­ti­tu­tions reli­gieuses (Essene, 1972) et cultu­relles (Bal­let, 1995 — Natio­nal Gal­le­ry, 2014), en pas­sant par les orga­ni­sa­tions tan­tôt mili­taires (Basic Trai­ning, 1971 — Mis­sile, 1988) tan­tôt juri­diques (Law and Order, 1969 — State Legis­la­ture, 2007).

Né à Bos­ton en 1930, ce réa­li­sa­teur amé­ri­cain est donc l’un des docu­men­ta­ristes les plus pro­li­fiques de son temps. Pour­tant, ses films sont peu acces­sibles et sont prin­ci­pa­le­ment connus des ciné­philes aver­tis. Avant d’entamer sa car­rière de cinéaste, Fre­de­rick Wise­man étu­die le droit. Après son ser­vice mili­taire, il devient pro­fes­seur et enseigne dans diverses uni­ver­si­tés amé­ri­caines. En 1963, il se lance dans la pro­duc­tion d’un film de Shir­ley Clarke, The Cool world, sur un gang de jeunes à Har­lem. En 1966, il fonde avec quelques amis une asso­cia­tion d’aide sociale Orga­ni­sa­tion for Social and Tech­ni­cal Inno­va­tion. Le ciné­ma s’impose alors à lui comme un médium de com­mu­ni­ca­tion visant à rendre compte des états de la socié­té : en 1967, il réa­lise son pre­mier docu­men­taire, Titi­cut Fol­lies, contro­ver­sé à l’époque en rai­son du regard cri­tique que le film semble por­ter sur un hôpi­tal pour alié­nés cri­mi­nels. En 1970, afin de se garan­tir une liber­té artis­tique et une indé­pen­dance totale, Fre­de­rick Wise­man fonde sa propre socié­té de pro­duc­tion, Zip­po­rah Films. Il réa­lise depuis en moyenne un film par an. Appor­tant géné­ra­le­ment un éclai­rage cri­tique à l’égard des sujets qu’ils mettent en scène et sus­ci­tant sou­vent diverses contro­verses, ses films, outre dans les ciné­ma­thèques et à l’occasion de quelques fes­ti­vals, sont prin­ci­pa­le­ment dif­fu­sés par le biais du réseau de la télé­vi­sion publique américaine.

DÉCONSTRUIRE LES INSTITUTIONS, DRESSER LE PORTRAIT DE LA SOCIÉTÉ

Si Fre­de­rick Wise­man s’est prin­ci­pa­le­ment atta­ché à fil­mer les struc­tures sociales, en abor­dant éga­le­ment des sujets de prime abord moins polé­miques comme dans Model (1980), The Store (1983), Cen­tral Park (1990) ou encore Cra­zy Horse (2011), c’est avant tout dans le but de les décons­truire par le biais d’un pro­ces­sus ciné­ma­to­gra­phique qui, bien qu’il ait évo­lué au fil des ans, lui est propre. En effet, afin de cap­ter au mieux les sujets qu’il filme, et par consé­quent l’attention du spec­ta­teur qui se sent immer­gé dans les docu­men­taires du cinéaste, Fre­de­rick Wise­man prend le temps au préa­lable d’observer et d’écouter minu­tieu­se­ment l’environnement qu’il a déci­dé de fil­mer. Ce qui per­met dès lors aux per­sonnes fil­mées d’être appri­voi­sées et d’oublier pro­gres­si­ve­ment la pré­sence de la camé­ra. Le nombre éle­vé d’heures tour­nées, le recours au plan-séquence et à la camé­ra fixe, l’absence de com­men­taires off, d’interviews et de musiques addi­tion­nelles et la durée rela­ti­ve­ment longue de ses films sont d’autres spé­ci­fi­ci­tés ciné­ma­to­gra­phiques récur­rentes dans la majo­ri­té des docu­men­taires de Wise­man ; l’essentiel de l’exercice se fai­sant lors du tra­vail de mon­tage qui consti­tue alors pour lui une étape impor­tante car elle lui per­met de sai­sir au mieux ce qui a été a fil­mé, de décou­per méti­cu­leu­se­ment les séquences et de les mon­ter avec autant de soin, empê­chant par consé­quent une objec­ti­vi­té totale par rap­port au sujet traité.

Par ce pro­cé­dé ciné­ma­to­gra­phique de décons­truc­tion des ins­tances sociales, il par­vient à mettre en lumière leurs fonc­tion­ne­ments sou­vent para­doxaux ou leurs dys­fonc­tion­ne­ments, leurs inco­hé­rences et leurs contra­dic­tions. Dès lors, par l’utilisation d’un médium de com­mu­ni­ca­tion cultu­rel — le ciné­ma docu­men­taire -, il par­vient à appor­ter un éclai­rage cri­tique sur le fonc­tion­ne­ment de ces struc­tures sociales, engen­drant par consé­quent une réflexion habile et pro­fonde chez le spectateur.

Au-delà de cette démarche, des titres comme Juve­nile Court (1973), met­tant en lumière le quo­ti­dien du tri­bu­nal pour mineurs de Mem­phis, Wel­fare (1975), cen­tré sur une asso­cia­tion d’aide sociale à New York, Public Hou­sing (1997), fil­mé dans une cité de loge­ments sociaux dans un ghet­to afro-amé­ri­cain de Chi­ca­go, ou encore Domes­tic Vio­lence I et II (2001 – 2002), qui met en scène le tra­vail d’un centre d’aide aux femmes et enfants vic­times de vio­lences phy­siques et conju­gales, montrent à quel point le ciné­ma de Wise­man affiche un inté­rêt mar­qué pour les pro­blèmes sociaux contem­po­rains ain­si que le sort des lais­sés-pour-compte, sou­li­gnant sou­vent la déshu­ma­ni­sa­tion impo­sée par les sys­tèmes mis en place. Son œuvre pour­rait donc être appa­ren­tée à une véri­table approche sociologique.

UN OUTIL D’ÉDUCATION PERMANENTE

Les films docu­men­taires de Fre­de­rick Wise­man ne sont pas seule­ment un moyen cultu­rel lui per­met­tant de dres­ser ce por­trait socié­tal ; ils consti­tuent éga­le­ment un for­mi­dable outil de sen­si­bi­li­sa­tion et de prise de conscience par rap­port à des sujets qui, bien que fil­més pour cer­tains il y a plus de 50 ans, sont tou­jours d’actualité. En effet, les trai­te­ments infli­gés aux cri­mi­nels malades men­taux de Titi­cut Fol­lies ne remettent-ils pas en ques­tion la propre huma­ni­té des per­sonnes dites « saines d’esprit » et libres mais qui n’hésitent pas à mani­pu­ler et à trai­ter par­fois comme des ani­maux ceux qui sont dif­fé­rents ? De la même manière, les expé­riences des savants de Pri­mate (1974) sur les singes ne sou­lèvent-elles pas la res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive de la recherche scien­ti­fique capable d’apporter de nou­velles théo­ries et réponses, certes, mais au prix de ter­ribles hor­reurs com­mises sur les êtres vivants, et ne ren­voient-elles pas au débat actuel sur les nou­velles fron­tières homme-ani­mal ? Dans Meat (1976), l’exploration des divers domaines d’activité de la pro­duc­tion mas­sive de viande ne remet-elle pas en cause l’industrialisation qui conduit pro­gres­si­ve­ment à la perte de l’espèce humaine ? Le quo­ti­dien des per­sonnes sourdes de Deaf (1986) ou des per­sonnes han­di­ca­pées de Mul­ti-Han­di­cap­ped (1986) ne pousse-t-il pas à conti­nuer à s’interroger sur ce que peut faire la socié­té pour venir en aide aux per­sonnes sou­vent exclues de par leur han­di­cap ? Les rouages de l’industrie du man­ne­qui­nat et de la publi­ci­té dans Model (1980) ain­si que l’existence et le fonc­tion­ne­ment de chaînes de maga­sins comme dans The Store (1983) ne per­mettent-ils pas de pour­suivre notre réflexion par rap­port aux dan­gers de la socié­té de consom­ma­tion ? La mani­pu­la­tion et la déshu­ma­ni­sa­tion pro­gres­sive des sol­dats qui font leur ser­vice mili­taire dans Basic Trai­ning (1971) ou des offi­ciers char­gés de lan­cer les bombes nucléaires dans Mis­sile (1987) ne sou­lèvent-elles pas la ques­tion de la lutte contre cer­tains sys­tèmes et pou­voirs mis en place et celle de la for­ma­tion morale des mili­taires, meur­triers en puis­sance ? Pour ter­mi­ner, l’étude de l’épuisant tra­vail four­ni chaque jour par le per­son­nel d’un centre d’aide social dans Wel­fare (1975) ne conti­nue-t-elle pas d’interroger le fonc­tion­ne­ment bureau­cra­tique impla­cable de l’aide publique actuelle qui remet de plus en plus en cause les prin­cipes de soli­da­ri­té sous les coups de bou­toir des poli­tiques néolibérales ?

On pour­rait par­ler et écrire lon­gue­ment sur les films de Fre­de­rick Wise­man dont la force, outre les carac­té­ris­tiques sus­men­tion­nées, réside éga­le­ment dans le fait que ceux-ci s’appuient sys­té­ma­ti­que­ment sur les com­por­te­ments authen­tiques et les expé­riences véri­diques vécues par les êtres vivants, humains ou pas, qui sont fil­més, influen­çant par consé­quent d’autres cinéastes contem­po­rains. Le récent docu­men­taire Bureau de chô­mage (2015) d’Anne Schiltz et Char­lotte Gré­goire est un exemple par­mi tant d’autres. Tou­te­fois, afin de com­prendre toute la démarche de Wise­man, rien de mieux que de voir ses films, véri­tables outils de par­tage d’expériences et de débat collectif.

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