Entretien avec Marie Peltier (1/2)

Le complotisme au service des régimes autoritaires

Illustration : Fanny Monier

Com­ment le com­plo­tisme s’avère-t-il un outil clé pour ser­vir les dic­ta­tures dans leur guerre infor­ma­tion­nelle aujourd’hui ? En Syrie hier comme en Ukraine aujourd’hui. Marie Pel­tier, his­to­rienne et ensei­gnante à l’Institut Gali­lée, tra­vaille les ques­tions liées aux com­plo­tismes et à la pro­pa­gande des régimes auto­ri­taires de longue date. Ses recherches sur le conspi­ra­tion­nisme et sur la pro­pa­gande déve­lop­pées lors de la guerre en Syrie lui ont per­mis de modé­li­ser la manière dont les régimes auto­ri­taires fai­saient usage des ten­dances com­plo­tistes : rajou­ter une couche de « com­plexi­té » bien arti­fi­cielle à l’aide de contre­feux et dis­til­ler le doute. L’objectif ? Jouer sur les opi­nions publiques occi­den­tales et empê­cher toute iden­ti­fi­ca­tion pos­sible aux vic­times de leurs crimes.

Comment le complotisme, c’est-à-dire le fait de systématiser l’idée que derrière tout récit officiel, il y aurait une mise en scène au service d’intérêt caché, croise-t-il le chemin des propagandes de certains États ?

Le com­plo­tisme, his­to­ri­que­ment, c’est une arme réac­tion­naire. C’est une arme de main­tien des pou­voirs de domi­na­tion, par­ti­cu­liè­re­ment pour les pou­voirs auto­ri­taires. Ain­si, on a obser­vé dans le contexte euro­péen qu’on a presque tou­jours uti­li­sé le com­plo­tisme dans des moments d’émancipation sociale afin de dis­cré­di­ter les mou­ve­ments qui la por­taient. Quand on se penche sur les dic­ta­tures pour com­prendre leur usage du com­plo­tisme, c’est très utile de se rap­pe­ler qu’il a tou­jours été un outil de la réaction.

En effet, quand une dic­ta­ture fait face à de la contes­ta­tion, le com­plo­tisme s’avère un outil rhé­to­rique extrê­me­ment pra­tique pour décré­di­bi­li­ser l’opposition. Il faut le com­prendre comme une arme anti­dé­mo­cra­tique qui va lais­ser entendre que ces vel­léi­tés démo­cra­tiques sont à chaque fois le fruit d’intérêts cachés et mal­veillants. Ça a notam­ment été le cas durant les révo­lu­tions arabes sur les­quelles j’ai beau­coup travaillé.

Comment cet outil complotiste mis au service de régimes autoritaires va-t-il perturber le débat démocratique dans nos pays ? Quels mécanismes sont à l’œuvre dans la désinformation que ces régimes peuvent utiliser ? Par exemple en Syrie ou aujourd’hui en Ukraine ?

Le terme de « dés­in­for­ma­tion » laisse entendre qu’on peut com­battre ces récits-là en « fact che­ckant », en tirant fait par fait le vrai du faux, mais il met de côté l’angle plus pro­fond des ima­gi­naires et de la pro­duc­tion du récit. C’est pour­quoi je lui pré­fère le terme de « pro­pa­gande » qui per­met selon moi de mieux repo­li­ti­ser la ques­tion du récit.

L’expérience syrienne peut éclai­rer la situa­tion actuelle autour de l’Ukraine en termes de pro­pa­gande, car la guerre en Syrie a été pour Pou­tine un véri­table labo­ra­toire du récit des pro­pa­gandes. C’est un conflit où il a pu tes­ter un ensemble de tech­niques notam­ment pour désen­si­bi­li­ser les opi­nions publiques aux sorts des oppo­sants et des vic­times syriennes. Il a vrai­ment tra­vaillé la manière dont on pou­vait mettre un dis­cours au ser­vice de cette entre­prise de désen­si­bi­li­sa­tion c’est-à-dire de voir com­ment on pou­vait faire en sorte qu’on ne puisse plus s’identifier aux vic­times et donc ne plus faire montre de soli­da­ri­tés. Ces récits ont eu des effets concrets puisque, glo­ba­le­ment, la soli­da­ri­té en Occi­dent a été peu active durant le conflit en Syrie. Je me rap­pelle par exemple que nous n’étions pas plus d’une quin­zaine de per­sonnes à mani­fes­ter devant le Par­le­ment euro­péen après le mas­sacre à l’arme chi­mique de la Ghou­ta en 2013. Avec le recul, je me dis que ça indique à quel point cette désen­si­bi­li­sa­tion était massive.

Pourquoi cette désensibilisation a‑t-elle été aussi efficace ?

Parce que le régime Assad a réus­si dès le début de la contes­ta­tion en 2011 à acti­ver deux des grandes obses­sions de nos socié­tés pour nous désensibiliser.

La pre­mière, c’est l’obsession civi­li­sa­tion­nelle, celle qui prend le contour de la peur de l’Islam augu­rée par le 11 sep­tembre 2001. C’est ce que les socio­logues ont appe­lé « la construc­tion du pro­blème musul­man », cette foca­li­sa­tion de plus en plus impor­tante sur l’Islam et l’idée que cette reli­gion était une menace pour nos socié­tés. Assad a joué à mort là-des­sus : c’était le dic­ta­teur cra­va­té qui fai­sait face à une horde de bar­bares san­gui­naires. Les contes­ta­taires étaient qua­li­fiés de « ter­ro­ristes isla­mistes », de « dji­ha­distes », alors même qu’une grande par­tie de l’opposition syrienne était laïque.

La seconde, c’est l’axe conspi­ra­tion­niste, anti­sys­tème, anti­dé­mo­cra­tique c’est-à-dire la pro­duc­tion de récits comme « les médias vous mentent », « l’Occident vous mani­pule », « Les contes­ta­taires pré­tendent œuvrer pour la démo­cra­tie, mais en fait, c’est un com­plot des États-Unis et d’Israël ». Mais aus­si un ensemble de lignes nar­ra­tives pseu­do-géo­po­li­tiques qui disent que « tout ça n’est qu’une his­toire de pipe­line », ou bien encore que « les Syriens ne sont que des jouets, des pions sur un échi­quier »… un ima­gi­naire mal­heu­reu­se­ment très pré­sent à gauche. C’est inté­res­sant car il a uti­li­sé la défiance com­plo­tiste à l’égard de nos démo­cra­ties qui s’est aus­si réac­ti­vée dans nos socié­tés depuis le début des années 2000 et qui consiste à dire que la démo­cra­tie est jus­te­ment un leurre au ser­vice d’intérêts cachés. Pour Assad, ça a donc été l’occasion de jeter le trouble sur la contes­ta­tion de manière à ce que ça s’imbrique avec cette pos­ture de rejet des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques qui exis­tait déjà dans les socié­tés occidentales.

En jouant sur ces deux tableaux, géopolitique/conspi d’une part et civi­li­sa­tion­nelle / raciste anti­mu­sul­man de l’autre, il a réus­si à ral­lier presque tout le monde à sa cause. Alors je ne dis évi­dem­ment pas que tout le monde est deve­nu pro-Assad, mais que ce pro­ces­sus de désen­si­bi­li­sa­tion a fait qu’à mini­ma, les gens ne se sen­taient pas concer­nés par ce qu’il se pas­sait en Syrie, tan­dis qu’une mino­ri­té active s’est mise à le soutenir.

Ça a bien mar­ché puisqu’avec la chute d’Alep, à la jonc­tion entre 2016 et 2017, Assad (et Pou­tine) décident de mas­sa­crer l’opposition syrienne et de crier vic­toire sur ce mas­sacre. Et les démo­cra­ties ne réagissent pas. C’est-à-dire qu’on a accep­té col­lec­ti­ve­ment que les dic­ta­tures puissent mas­sa­crer et puissent gagner sur ce massacre.

Qu’est-ce que les récits développés durant la guerre en Syrie peuvent nous apprendre des récits que nous entendons aujourd’hui autour de la guerre en Ukraine ?

On ne peut pas par­ler de l’Ukraine sans par­ler de la Syrie. Parce que ça a été pour les pou­voirs auto­ri­taires que sont le régime d’Assad et celui de Pou­tine, au-delà de la vic­toire mili­taire, une impor­tante vic­toire discursive.

Et aujourd’hui, Pou­tine essaye de repro­duire la même recette : il uti­lise la même rhé­to­rique. Il tente donc à la fois de jouer au gar­dien civi­li­sa­tion­nel contre les bar­bares et ici, faute d’islamistes, les Ukrai­niens deviennent des « nazis ». Et il essaye aus­si de jouer sur le tableau géo­po­li­tique conspi­ra­tion­niste qui consiste, tout comme on l’a vu en Syrie, à jeter le trouble à chaque fois qu’il y a un évè­ne­ment, chaque fois qu’il y a un mas­sacre en disant : « Ce n’est pas vrai­ment ce qu’ils disent », « C’est une mise en scène », etc.

Cette logique conspi­ra­tion­niste conti­nue à faire des émules évi­dem­ment et à mini­ma à semer le trouble. C’est d’ailleurs la consé­quence la plus ter­ri­fiante de cette pro­pa­gande, on en vient à se dire : « c’est com­pli­qué ». Tout ça par­ti­cipe d’une désensibilisation.

Ça marche aussi bien que pendant la guerre en Syrie ?

Ça marche heu­reu­se­ment un peu moins bien dans nos socié­tés aujourd’hui parce qu’on a quand même pris le temps d’analyser en pro­fon­deur les res­sorts des dis­cours nés pen­dant la guerre en Syrie et de dif­fu­ser les résul­tats de ces études. Et aus­si parce qu’entre temps, Trump a été élu. Or, cette élec­tion a été une véri­table prise de conscience col­lec­tive de ces pro­blé­ma­tiques autour de la dés­in­for­ma­tion. Les gens sont donc un peu plus conscien­ti­sés à la question.

D’autre part, je pense aus­si que le conflit ukrai­nien est plus proche de nous, et entraine plus d’identification du public occi­den­tale. La désen­si­bi­li­sa­tion est donc plus dure quand il y a cette idée que c’est à nos portes, quand il y a cette peur que ça déborde jusque chez nous. Tout cela joue contre Poutine.

Quand on parle de Poutine et de sa propagande, on sait que ce n’est évidemment pas juste lui et ses quelques déclarations publiques qui influent sur les débats. Comment s’incarne cette propagande ? Est-ce qu’il y a une machinerie, des petites mains qui diffusent ces idées-là ? Sont-elles payées ou œuvrent-elles gratuitement car elles sont convaincues ?

Le Krem­lin est une machine qui a une longue expé­rience en matière de pro­pa­gande, qui s’appuie sur toute l’expérience de la Guerre froide, pour la fabrique de dis­cours. En Rus­sie, il y a clai­re­ment des gens qui tra­vaillent à ça. Donc oui, ce n’est pas Pou­tine tout seul, c’est toute une culture, c’est toute une machine.

Est-ce que les pro­pa­gan­distes qui agissent dans le débat public dans nos pays en repre­nant les dis­cours du Krem­lin, ces petites mains qui s’expriment sur les réseaux, dans les médias ou qui font des rela­tions publiques étaient payés ou non par lui, je pense qu’il y a des gens qui sont payés. Toutes les dic­ta­tures le font, pas for­cé­ment d’ailleurs pour faire des dis­cours publics, mais par­fois ça peut être sim­ple­ment de rému­né­rer des entre­prises pour qu’elles servent leurs inté­rêts. Un réseau de finan­ce­ment varié, étu­dié par des cher­cheurs, existe en tout cas. Il est bien docu­men­té par exemple pour plu­sieurs par­tis d’extrême droite euro­péens. Mais à côté de cette adhé­sion finan­cière, il y a aus­si l’adhésion idéo­lo­gique. Je pense qu’il y a des gens qui adhèrent à cette pro­pa­gande et qui la relaient « de bon cœur ». Beau­coup de mili­tants d’extrême droite par exemple dif­fusent la pro­pa­gande russe vrai­ment par convic­tion, eux agissent béné­vo­le­ment pour Poutine.

Mais dans le fond, peu importe qu’ils soient payés ou non pour reprendre les récits du Krem­lin, ce qu’il faut regar­der c’est à quel point ils relaient objec­ti­ve­ment un dis­cours en quelque sorte préfabriqué.

Le premier massacre commis par l’armée d’occupation russe en Ukraine s’est produit dans la ville de Boutcha et a été révélé à la faveur du repli russe de la région de Kyiv en avril 2022. Assez rapidement, des rumeurs de falsification et de mise en scène des massacres par les Ukrainiens sont diffusées. Qu’est-ce qui s’est joué en termes de récits et de mécanismes de propagandes autour des révélations de cet évènement ?

Cette arme de la désen­si­bi­li­sa­tion est typique, car face à un tel mas­sacre, face à un évè­ne­ment si mar­quant, les pos­si­bi­li­tés d’identification sont très fortes puisque les gens sont cho­qués. C’est pré­ci­sé­ment ce que le régime russe veut cas­ser. Cette idée de mise en scène va mal­heu­reu­se­ment per­co­ler dans cer­tains esprits, pro­fi­tant du cli­mat de défiance que j’évoquais, même si la réa­li­té de ces atro­ci­tés est évi­dem­ment flagrante.

Ce qui est inté­res­sant aus­si ici, c’est que Pou­tine va de lui-même faire le paral­lèle avec la Syrie en évo­quant le pré­cèdent de la Ghou­ta [Le 21 août 2013, le régime syrien de Bachar al-Assad bom­barde au gaz sarin des villes et quar­tiers de la région de la Ghou­ta, au sud et à l’est de Damas, tenus alors par l’Armée Syrienne Libre. Ce mas­sacre à l’arme chi­mique a fait entre 1000 et 2000 morts, civils pour la plu­part. NDLR]. Pré­ci­sé­ment un évè­ne­ment qui avait fait l’objet d’une très grosse opé­ra­tion de dés­in­for­ma­tion en 2013 par les régimes Assad et Pou­tine qui déjà affir­maient que c’était une mise en scène. En 2022, pour Bout­cha, rebe­lote, c’est aus­si une mise en scène, au même titre que l’était le mas­sacre de la Ghou­ta disent les Russes ! Non seule­ment, ils repro­duisent exac­te­ment la même recette : accu­ser les vic­times de mise en scène. Mais en plus, ils tentent de capi­ta­li­ser en s’appuyant sur le sou­ve­nir du doute qu’ils avaient dis­til­lé il y a 10 ans, sur un évè­ne­ment de même nature, et qui, même si le mas­sacre a bien été prou­vé et docu­men­té, fait qu’on ne se sou­vient plus très bien si c’était vrai ou pas.

Il y a aussi cette idée très prégnante que les Ukrainiens seraient des nazis, là aussi quelle mécanique ça agit ?

Cette rhé­to­rique anti­na­zie, qui dit que les Ukrai­niens sont des gens mau­vais, dan­ge­reux, aveu­glés par l’idéologie, consti­tue une entre­prise d’inversion des réa­li­tés pour faire pas­ser les vic­times pour des bour­reaux. De la même manière qu’on a fait pas­ser les rebelles syriens pour des ter­ro­ristes. Ce sont des méca­nismes assez basiques dans les dis­cours de pro­pa­gande. Comme sou­vent, ça part d’une toute petite réa­li­té : en Syrie, il y avait évi­dem­ment des isla­mistes et, on le sait bien, en Ukraine il y a des groupes nazis. Cet élé­ment de réa­li­té va deve­nir un para­digme dans l’optique de dis­cré­di­ter les oppo­sants, mais aus­si, dans un jeu d’une grande per­ver­si­té : se don­ner le beau rôle, s’afficher comme celui qui va réta­blir la jus­tice et la démocratie !

Lorsque les gazoducs Nord Stream 1 et 2 ont été sabotés, on a laissé entendre que c’était un coup des Russes. Les Russes ont dit que c’était les États-Unis. D’autres rumeurs sont venues se rajouter (les services secrets ukrainiens, français ou allemands par exemple). Ces couches de rumeurs font qu’on ne sait plus quoi penser…

On ne connait pas encore la réa­li­té des faits, mais je peux évo­quer les dis­cours que cet évè­ne­ment sus­cite. Après vingt années de défiance, ça nous met tous dans une espèce de pos­ture incons­ciente : celle de se deman­der « à qui en pro­fite le crime ? ». Or, cette lec­ture par inté­rêt est une porte d’entrée vers le logi­ciel conspi­ra­tion­niste. Sur­tout, que cet évè­ne­ment se pro­duit en période de crise éner­gé­tique, et que ces idées d’intérêts cachés sur les matières pre­mières font par­tie de l’ADN conspi­ra­tion­niste et des récits de pro­pa­gande depuis très long­temps. On a tous les ingré­dients pour qu’un récit, qui est déjà bien ins­tal­lé, puisse ser­vir faci­le­ment Pou­tine par exemple.

Mais est-ce que cette affaire Nord Stream révèle qu’on ne tolère plus, à un niveau sociologique, l’inexpliqué ? Est-ce qu’on a besoin de réponses quasi immédiates ? On n’a plus la patience pour le temps de l’enquête ?

Effec­ti­ve­ment, c’est deve­nu très com­pli­qué parce que c’est vrai qu’on est dans une soif de réponse rapide, on l’a vu avec la recherche de l’o­ri­gine du Covid. Mais à mon avis, le pro­blème réside sur­tout dans le réflexe de pla­quer nos sché­mas idéo­lo­giques sur ce qu’il se passe. Face à un évè­ne­ment, les récits conspi­ra­tion­nistes offrent direc­te­ment une pro­po­si­tion d’explication claire avec un cou­pable déjà dési­gné. On a un récit en somme déjà pré­ins­tal­lé, pré­fa­bri­qué. Et quand l’évènement arrive, il n’est que pré­texte à réac­ti­ver cette narration.

Dans toute guerre se déroule une guerre de l’information entre les belligérants. On peut supposer que la lutte pour imposer sa version n’est pas le seul fait de la Russie et que dans une guerre, la première victime c’est l’information. Comment la guerre informationnelle se joue-t-elle du côté des régimes non autoritaires : du côté de l’Ukraine, de l’Union européenne, des États-Unis ? 

C’est pri­mor­dial de ne pas faire d’équidistances, et de rap­pe­ler qu’ici, dans le cas ukrai­nien, on a un enva­his­seur, la Rus­sie, et on a un pays enva­hi, l’Ukraine. D’autre part, il faut redire que la pro­pa­gande démo­cra­tique et la pro­pa­gande des dic­ta­tures, ce n’est pas du tout la même chose en termes de nature et d’objectifs. Les démo­cra­ties peuvent certes pro­duire de la pro­pa­gande, mais ce ne sera pas au ser­vice de logiques auto­ri­taires, de la répres­sion ou du main­tien au pou­voir. C’est très impor­tant de le rap­pe­ler, sinon, on prend le risque, comme on l’a vu pour la Syrie, d’un dis­cours rela­ti­viste qui dit : tout le monde ment, il ne faut croire personne.

Alors, est-ce qu’il y a de la pro­pa­gande dans le camp occi­den­tal ? Hon­nê­te­ment, j’aimerais en voir un peu plus côté amé­ri­cain et euro­péen. On ne peut pas dire qu’on soit por­té par un récit démo­cra­tique de sou­tien aux Ukrai­niens franc et mas­sif. Ça reste timide. Par contre côté Ukrai­niens, je trouve qu’ils assument tota­le­ment leur sto­ry­tel­ling. Quelqu’un comme Zelens­ky par exemple incarne ça très bien. Je pense qu’ils sont très conscients du fait que face à la véri­table machine de guerre pro­pa­gan­diste russe, ils doivent pro­duire un contre récit puis­sant. Et qui dit contre récit dit figures héroïques, sym­boles, images fortes, etc. Ils jouent cette carte-là à fond sur les réseaux sociaux.

Je vou­drais quand même reve­nir sur l’expression que vous avez uti­li­sée : « Dans une guerre, la pre­mière vic­time c’est l’information ». Je ne suis pas d’accord car cette expres­sion ren­voie fort à un ima­gi­naire où il serait impos­sible d’y voir clair au sujet d’une guerre. Or, je pense que c’est tout à fait pos­sible. Il faut réunir cer­taines condi­tions : d’abord avoir de bonnes sources d’information — et en Ukraine, on a beau­coup de jour­na­listes qui sont sur place — ; ensuite, savoir se ser­vir des outils tech­no­lo­giques actuels qui nous per­mettent faci­le­ment de véri­fier des faits ; et enfin, et peut-être sur­tout, avoir une bonne lec­ture poli­tique des évè­ne­ments. Cette lec­ture poli­tique, elle consiste notam­ment à poser d’emblée le fait que tout le monde n’est pas sur un pied d’égalité dans une guerre. Tout comme les oppo­sants avec Assad en Syrie, les Ukrai­niens ne sont pas à mettre sur le même pied que les Russes. C’est non seule­ment une ques­tion éthique, mais c’est aus­si une condi­tion pour lut­ter contre la désinformation.

En effet, on est actuel­le­ment dans une ère des experts pour les­quels il serait pos­sible de ne pas prendre par­ti et de res­ter dans une ana­lyse en sur­plomb. Pour moi, c’est une erreur car ce désen­ga­ge­ment-là pro­fite beau­coup trop aux logiques de pro­pa­gandes des dic­ta­tures. C’est pour­quoi je me bagarre pas mal contre la pos­ture de pseu­do neu­tra­li­té qui consiste à dire qu’il faut com­battre toutes les dés­in­for­ma­tions d’où qu’elles viennent. C’est très à la mode. Alors certes, dans l’absolu, on ne peut pas être pour la dés­in­for­ma­tion. Mais il faut vrai­ment adop­ter une lec­ture poli­tique sinon, on prend le risque de voir son tra­vail de lutte contre la pro­pa­gande ins­tru­men­ta­li­sée par des pro­pa­gan­distes et donc de se mettre à par­ti­ci­per à son insu à des dyna­miques de désinformation !

Est-ce que selon vous, comme le défend par exemple Pierre Rimbert dans le Monde Diplomatique, il y a une tendance au sujet de cette guerre en Ukraine, dans les médias occidentaux et dans le monde politique, à théâtraliser le conflit entre deux civilisations qui seraient irréductiblement opposées et à adopter un angle manichéen, celui des bons contre les brutes ?

Je ne suis pas sur­prise que le Diplo affirme ça, c’est leur ligne. Sur les ques­tions d’actualité inter­na­tio­nale, ils sont dans leurs vieux para­digmes impré­gnés de l’imaginaire de la Guerre froide, avec cette idée des deux blocs. De mon expé­rience, je ne vois d’ailleurs pas tel­le­ment ça au sujet de l’Ukraine, dans les médias. Je ver­rai au contraire bien plus de théâ­tra­li­té et de mani­chéisme pour assu­mer notre com­bat démo­cra­tique. Pas être gran­di­lo­quent, mais assu­mer ce que nous on défend en tant que socié­té européenne.

Dans le même temps, comment savoir qu’on n’est pas en train, en les taxant de « pro-Poutine » de délégitimer des discours pacifistes de bonne foi, des discours porteurs d’une critique des erreurs de l’OTAN ou de discours va-t-en-guerre dans le chef de responsables occidentaux ? Comment fixer le curseur pour ne pas se retrouver dans un « ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous » ?

Dans les mou­ve­ments de gauche, je pense qu’il faut d’abord réa­li­ser tout un tra­vail pour nous déga­ger des logiques de pro­pa­gandes qui sont par­fois extrê­me­ment pré­gnantes afin de retrou­ver ensuite une parole cri­tique et libre par exemple au sujet de l’OTAN, de la course aux arme­ments, etc. Ça demande un gros tra­vail dis­cur­sif, sur nos posi­tions, sur nos sources, sur notre logi­ciel idéo­lo­gique. Et je dis bien notre car c’est évi­dem­ment un tra­vail col­lec­tif. C’est là que réside la pos­si­bi­li­té de retrou­ver une parole cri­tique qui évi­te­ra l’étiquette « pro-Poutine ».

Actuel­le­ment, dès que la gauche se pro­nonce sur la guerre et les rela­tions inter­na­tio­nales, c’est sou­vent catas­tro­phique car les logiques pro­pa­gan­distes sont par­tout. Elles sont venues s’agréger à nos vieux pos­tu­lats de gauche, notam­ment notre pos­tu­lat anti-guerre, notre pos­tu­lat paci­fiste ou anti-OTAN. Il faut se rendre compte que ces élé­ments qui font par­tie de notre ADN à gauche sont aujourd’hui com­plè­te­ment gan­gré­nés. Par exemple, le camp Assad, en Syrie, se pré­sen­tait comme « le camp de la paix ». Si on ne sait pas ça, on va se dire « ah super le camp de la paix, on va aller à la manif ». Et se retrou­ver au milieu des dra­peaux du Baas syrien [Le par­ti unique en Syrie sur lequel s’appuie le pou­voir de Bachar el-Assad NDLR] avec des gens qui gueulent « Nous vou­lons mou­rir pour les yeux de Bachar ». Si on ne fait pas ce tra­vail poli­tique, on risque d’être dévoyé.

J’entends aus­si sou­vent dire « Est-ce qu’on peut encore cri­ti­quer sans être taxé de com­plo­tiste ? » Je réponds qu’on peut tout cri­ti­quer, c’est le prin­cipe de la démo­cra­tie, ce n’est pas ça la ques­tion. Mais la ques­tion, c’est de savoir si on est prêt à inter­ro­ger nos cri­tiques ? Car nos cri­tiques sont tou­jours situées, inté­grées dans un récit. Il y a plein de choses sur les­quelles on s’exprime et plein d’autres sujets sur les­quels on ne s’exprime pas. Déjà rien que ça situe notre cri­tique. D‘ailleurs, la pro­pa­gande uti­lise beau­coup nos obses­sions et nos angles morts. C’est pour­quoi j’essaye de prendre le pro­blème dans l’autre sens : voir d’abord com­ment on peut, nous, faire un tra­vail en interne, dans nos mou­ve­ments, pour vrai­ment s’affranchir de ces logiques de pro­pa­gandes et de conspi­ra­tion­nisme. On pour­ra alors retrou­ver une cri­tique pleine et entière.

Derniers ouvrages parus sur la question

Dans les coulisses du récit complotiste (Inculte, 2018) et L’ère du complotisme (Les petits matins, 2016)

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