Entretien avec Julien Truddaïu

Le folklore belge sous influence coloniale

Illustration : Alice Bossut

Les « Noi­rauds » bruxel­lois, la « sor­tie des Nègres » de la Ducasse des Culants à Deux-Acren, le Sau­vage d’Ath, sans comp­ter en Flandre, les chars anti­sé­mites et racistes d’Alost, ou, dans un autre registre, Zwarte Piet, les expres­sions racistes dans le folk­lore de Bel­gique sont nom­breuses et peu remises en cause. Com­ment et pour­quoi ces figures se sont immis­cées dans le folk­lore ? Et com­ment arri­ver à s’en dépar­tir ? Explo­ra­tion d’un phé­no­mène aux racines socio­his­to­riques pro­fondes avec Julien Trud­daïu, char­gé de pro­jets à l’ONG Coopé­ra­tion par l’Éducation et la Culture et co-auteur (avec l’historien Eli­kia M’ Boko­lo) de « Notre Congo/Onze Kon­go », ouvrage consa­cré à la pro­pa­gande colo­niale belge, qui a jus­te­ment par­ti­ci­pé à struc­tu­rer ces expres­sions folk­lo­riques racistes.

Comment se fait-il que des expressions racistes se retrouvent dans le folklore belge ?

Ces expres­sions ont une filia­tion his­to­rique assez iden­ti­fiable. Si on prend par exemple les Noi­rauds à Bruxelles, ce groupe a été fon­dé en 1876, ce qui cor­res­pond à l’organisation de l’une des pre­mières confé­rences géo­gra­phiques de Léo­pold II à Bruxelles qui avait pour but de rendre compte des « explo­ra­tions » des hommes de Léo­pold II en Afrique notam­ment Stan­ley et de pré­pa­rer les argu­ments de la confé­rence de Ber­lin. L’existence même de ce groupe s’inscrit dans l’histoire colo­niale belge. Ils sont gri­més en « notables congo­lais » (veste queue-de-pie noire, pan­ta­lons bouf­fants de cou­leur vive, bre­loques clin­quantes). C’est comme ça qu’on appe­lait des chefs com­mu­nau­taires avec qui Stan­ley avait signé des soi-disant trai­tés d’allégeance, et qu’il avait en fait pure­ment et sim­ple­ment spo­liés. Le black­face saute évi­dem­ment aux yeux. Le terme « Noi­raud » lui-même pose pro­blème puisqu’il est aus­si péjo­ra­tif et raciste que celui de « nègre » et se réfère à des théo­ries racia­li­santes et suprémacistes.

Suite à l’interpellation d’associations il y a quelques années, les Noi­rauds ont fait évo­luer leur gri­mage avec les cou­leurs du dra­peau belge à la place du seul noir, tant mieux. Mais ils conservent encore des élé­ments sym­bo­liques racistes qu’il faut com­battre dont le dégui­se­ment du Man­ne­ken-Pis en cari­ca­ture du bon sau­vage de l’époque colo­niale ou une « tête de nègre » très sté­réo­ty­pée et affu­blée d’un anneau nasal bran­die sur une pique.

C’est révé­la­teur de plu­sieurs pro­blèmes. D’abord, de la non-décons­truc­tion des sté­réo­types héri­tés de la pro­pa­gande colo­niale. L’histoire colo­niale a duré envi­ron 100 ans (si ten­té qu’elle se soit arrê­tée), période pen­dant laquelle on a bour­ré le crâne des Belges jusqu’à ce que ceux-ci et celles-ci croient vrai­ment ce qu’on leur racon­tait : le Noir est poly­game, le Noir est pares­seux, il a un don pour le sport, il a un don pour la musique, etc.

Ensuite, outre cet héri­tage, on a aus­si affaire à une bana­li­sa­tion du racisme en Bel­gique en rai­son d’une loi contre le racisme in fine com­plè­te­ment vide en termes de sanc­tions puisque la défi­ni­tion juri­dique de l’acte raciste est extrê­me­ment res­tric­tive. C’est par­ti­cu­liè­re­ment clair vis-à-vis des chars anti­sé­mites et négro­phobes à Alost, dans une ville poli­ti­que­ment très à droite et où les digues rete­nant les dis­cours racistes ont été rom­pues. Les auto­ri­tés ont même défen­du leur cas auprès de l’Unesco en met­tant en avant la liber­té d’expression… [La ville a depuis déci­dé de reti­rer elle-même son car­na­val de la liste de l’Unesco, anti­ci­pant la sanc­tion. NDLR]. Ce déni de racisme ne chan­ge­ra pas tant qu’on n’aura pas une vraie loi anti­ra­ciste qui aura les moyens de sanc­tion­ner cor­rec­te­ment ce genre d’acte ou de paroles. Et leurs condam­na­tions sys­té­ma­tiques par la classe poli­tique qui, sur Alost, a appa­rem­ment choi­si le silence radio.

Et enfin, on a un racisme struc­tu­rel, avec des dis­cri­mi­na­tions à tous les étages qu’elles soient dans les repré­sen­ta­tions publiques ou qu’elles soient dans les sphères pri­vées. Les afro­des­cen­dants sont les plus tou­chés des mino­ri­tés dans l’accès à l’emploi et au loge­ment. Et ce sur ce quoi ils sont dis­cri­mi­nés, c’est sur base de leurs repré­sen­ta­tions qui pro­viennent jus­te­ment des sté­réo­types colo­niaux déve­lop­pés par la propagande.

Qu’est-ce qui fait que la figure du sauvage d’Ath est raciste et coloniale ?

L’histoire de ce sau­vage trouve sa source dans une espèce de mythe qui res­semble très fort à des légendes colo­niales et dans les repré­sen­ta­tions qu’on avait des Afri­cain-es. C’est un sau­vage qui est enchai­né et qui brise ses chaines. Ce qui semble d’ailleurs ren­voyer à l’alibi de la colo­ni­sa­tion pro­po­sé à la confé­rence de Ber­lin : pour­quoi est-ce qu’on va au Congo ? Pas du tout pour exploi­ter les matières pre­mières, mais parce que nous allons sor­tir ces pauvres gens de l’esclavage nous dit-on ! Cette allé­go­rie n’est pas for­cé­ment com­prise des gens par­ti­ci­pant au folk­lore qui se disent qu’au contraire, si le Sau­vage brise ses chaines, c’est que c’est un homme libre. Libre certes, mais dont la source se trouve sans dans la colo­ni­sa­tion. Et per­son­nage qui est tou­jours infé­rio­ri­sé par rap­port à ceux qui l’entourent. D’où une repré­sen­ta­tion qui est dégra­dante : même s’il est accla­mé par l’ensemble de sa ville, cela reste un gars qui est enchai­né, et habillé étran­ge­ment. Et qui plus est, c’est un black­face, c’est-à-dire une per­sonne qui se déguise en noir, ce qui est inacceptable.

L’historien offi­ciel de la ville d’Ath ne dit pas autre chose. Il recon­nait volon­tiers l’origine colo­niale de cette figure, mais, et c’est per­vers, tente ensuite de la défendre en affir­mant que les gens ne font jus­te­ment aujourd’hui plus le lien avec cette his­toire colo­niale. Or, évi­dem­ment que tout ça est incons­cient pour la plu­part de gens ! Là où c’est gra­vis­sime, c’est qu’on a affaire à des historien·es qui ont nor­ma­le­ment des com­pé­tences pour ana­ly­ser ce genre de choses et qui ne sont pas présent·es pour remettre en ques­tion ce folklore !

Que peut-on faire face à ces figures racistes ? Et quelle stratégie est la plus pertinente sur cette question épidermique ?

Tant qu’on ne sor­ti­ra pas de repré­sen­ta­tions cultu­relles sté­réo­ty­pées, de ces domi­na­tions, de ces pri­vi­lèges ins­tau­rés sous la période colo­niale et qui ont per­du­ré ensuite, on n’arrivera à rien. L’enjeu, énorme et com­pli­qué, c’est d’arriver à faire com­prendre à l’ensemble des per­sonnes qui prennent part à ce folk­lore ou le regardent pour­quoi ces repré­sen­ta­tions et pra­tiques sont négro­phobes. Pour­quoi il y a un lien avec les dis­cri­mi­na­tions. Et pour­quoi il existe un lien avec la colonisation.

Et je pense qu’on ne remet­tra pas en ques­tion ce folk­lore en ayant des atti­tudes fron­tales, du moins en pre­mière stra­té­gie. Mal­heu­reu­se­ment, nous sommes en mino­ri­té. C’est pour­quoi il faut essayer de trou­ver d’autres voies de lutte pour que les gens ne se braquent pas a prio­ri. Et pour que les poli­tiques embrayent sur ces pro­blé­ma­tiques. Nous sommes plu­sieurs asso­cia­tions à se dire qu’il faut stra­té­gi­que­ment essayer d’abord de dis­cu­ter avec les res­pon­sables c’est-à-dire les his­to­riens de la ville, le bourg­mestre, le col­lège éche­vi­nal, mais aus­si les orga­ni­sa­tions qui financent les car­na­vals. On espère ain­si pas­ser d’une mino­ri­té à un groupe beau­coup plus large qui soit capable d’aller dire aux man­da­taires poli­tiques « main­te­nant, ça suf­fit ! », et exi­ger un plan natio­nal contre le racisme, des heures d’histoire sur l’histoire colo­niale, mais aus­si l’histoire du conti­nent afri­cain, et récla­mer d’arrêter avec ce folk­lore raciste et les blackface.

Par ailleurs, nous avons pris aus­si conscience que pour bou­ger les res­pon­sables poli­tiques sur ces ques­tions, les acteurs de la socié­té civile sont sou­vent obli­gés d’aller inter­pe­ler les ins­tances inter­na­tio­nales pour qu’elles exercent à leur tour une pres­sion sur la Bel­gique. C’est le cas pour Alost mais aus­si pour Ath où des asso­cia­tions sont allées voir les ins­tances onu­siennes. Il semble que c’est seule­ment à par­tir de là qu’un débat natio­nal arrive enfin à émer­ger et que les gens se posent des questions.

Aux Pays-Bas, concer­nant le Zwarte Piet, c’est en allant voir le comi­té des droits de l’homme de l’ONU, qui a ouvert une enquête, que les choses ont pu chan­ger face au mur d’incompréhension auquel les asso­cia­tions d’afrodescendants fai­saient face jusqu’ici. Dans l’espace fran­co­phone, mon hypo­thèse c’est qu’on a lais­sé infu­ser cette repré­sen­ta­tion du Père Fouet­tard avec des repré­sen­ta­tions négro­phobes issues de la colo­ni­sa­tion qui ont don­né ce qu’on connait aujourd’hui et peu de gens remettent en ques­tion le fait d’acheter un Zwarte Piet en cho­co­lat au super­mar­ché et que ce per­son­nage et cette situa­tion raciste soient expo­sés aux enfants. Face à cela, il y a cette belle réponse artis­tique — une autre piste inté­res­sante pour agir — de Lau­ra Nsen­giyum­va, très active en Flandre et à Bruxelles. Elle réa­lise des inter­ven­tions artis­tiques et poli­tiques sous le nom de Queen Nik­ko­lah pour contrer ces folk­lores et rééqui­li­brer, en tant que femme noire, la per­cep­tion de Zwarte Piet et Saint-Nico­las. Elle a aus­si récem­ment réa­li­sé une per­for­mance de fon­due au cho­co­lat de figu­rines de ces deux per­son­nages. Autant de manières d’exprimer de manière créa­tive un « ça suf­fit » et d’inciter les gens dans l’espace public à réflé­chir à une trans­for­ma­tion du folklore.

Les défenseurs de ce folklore raciste font souvent appel à la tradition qui serait multicentenaire ou millénaire. Or, nombre de ces traditions ont fort évolué depuis leur naissance ou bien sont assez récentes comme « La sortie des Nègres » de Deux-Acren qui date de l’Indépendance du Congo (1960)…

Oui, et encore une fois, la source colo­niale est très claire. Aux Deux-Acren, la « sor­tie des Nègres » donne à voir les sau­vages qu’on est allé colo­ni­ser (en pagne, avec pique et bou­clier) qui sont enca­drés par des per­sonnes qui jouent des coloniaux.

Notons que ces der­niers viennent de se renom­mer en « Sor­tie des Diables » tout en gar­dant les mêmes cos­tumes. Dif­fi­cile de s’en réjouir quand on pense à l’allégorie sou­vent éta­blie entre les Noirs et le diable, la cou­leur noire de l’enfer, où de ce qu’on disait au Congo des Noirs comme étant les des­cen­dants des condam­nés de Cham [Dans la Bible, condam­né par Noé à voir ses enfants deve­nir l’esclave de de ses frères NDLR]. Tout ça encore une fois est très incons­cient, mais héri­té de ce temps colonial.

Cela semble devenir assez rapidement impossible d’évoquer la possibilité de faire évoluer les facettes racistes de leurs traditions avec les carnavalier-ères ou les organisateur-trices, pourquoi est-ce aussi délicat ?

On a affaire à des per­sonnes qui tiennent à leur folk­lore et y par­ti­cipent sou­vent depuis leur enfance. Elles tra­vaillent depuis un an sur leur char ou leurs cos­tumes. Si on vient trois semaines avant en criant sur tous les toits que ce qu’elles font, c’est raciste — même si évi­dem­ment ça l’est — on risque fort de se heur­ter à un mur. Car la plu­part des gens ne font pas le lien avec le temps colo­nial et donc n’y voient aucun pro­blème. Pas éton­nant dans le contexte belge où seules deux heures d’enseignement dans tout un cur­sus sco­laire (et encore, quand on a le temps) seront consa­crées à l’histoire colo­niale ! Si les gens sont peu inter­pe­lés, il y a peu de chance qu’ils réflé­chissent par eux-mêmes sur ces ques­tions. Il faut donc ouvrir un dia­logue de longue haleine avec eux sur la colo­nia­li­té de notre culture aujourd’hui, tout en évi­tant les alter­ca­tions ségré­gantes qui n’amènent que des réponses pri­maires. Quitte à pas­ser à une autre méthode si les gens res­tent vrai­ment sourds à toute argumentation.

Si on peut être indul­gent et patient pour les citoyen·nes lamb­da qui sont sous-informé·es, en revanche, on peut esti­mer incom­pré­hen­sible des dis­cours poli­tiques, qui défendent coute que coute ces pans racistes du folk­lore. Car eux sont infor­més et conscients du racisme struc­tu­rel. Et ils sont cen­sés déte­nir les outils et le conseil scien­ti­fique pour faire le lien entre ces repré­sen­ta­tions, car­na­va­lesques ou folk­lo­riques, et les dis­cri­mi­na­tions. Ils ont cette res­pon­sa­bi­li­té d’aller de l’avant et de sor­tir des consi­dé­ra­tions électoralistes

On évoquait le blackface, le fait pour un Blanc de se grimer en Noir, pratique qui suscite à juste titre de plus en plus d’indignation. Qu’est-ce qui fait que depuis plusieurs années, on observe cette vigilance et ces contre-attaques face à ces expressions racistes-là ?

Ce n’est pas une contre-attaque c’est sim­ple­ment dû à une réor­ga­ni­sa­tion des luttes, pro­gres­sives, par les nou­velles géné­ra­tions afro­des­cen­dantes, belges au même titre que d’autres, et dis­po­saient dès lors de droits qui n’étaient pas res­pec­tés. À pré­sent, face aux dis­cri­mi­na­tions, ils disent : « ça suf­fit ! » et reven­diquent le fait de pou­voir être ce qu’ils sont, avec leur spé­ci­fi­ci­té, et le fait que la Bel­gique doive aus­si s’adapter à leur pré­sence et leur culture et non plus seule­ment l’inverse.

Cela veut dire d’en finir avec cette espèce de mythe supré­ma­tiste blanc, avec des pri­vi­lèges, avec le racisme struc­tu­rel, ouvrir la repré­sen­ta­tion poli­tique à ce qu’on appelle « la diver­si­té » pour qu’à la Chambre, au Sénat et autres ins­tances, il y ait des per­sonnes d’origine afro­des­cen­dante, du Nord au Sud, par exemple avec des quo­tas tran­si­toires comme on l’a fait pour amé­lio­rer la diver­si­té de genre.

Je crois aus­si que les choses changent car il y a de plus en plus de Belges blancs qui réa­lisent qu’ils sont igno­rants ou qui se sentent mys­ti­fiés. Pour preuve, ceux qui par­ti­cipent aux visites gui­dées déco­lo­niales du Col­lec­tif Mémoire Colo­niale et Lutte Contre les Dis­cri­mi­na­tions qui ne sont géné­ra­le­ment pas des afro­des­cen­dants, mais des « Blancs-Belges » qui s’intéressent à l’espace public et l’histoire, et qui découvrent une autre his­toire de leur pays. Fort de cette conscien­ti­sa­tion à la colo­nia­li­té dans l’espace public et dans les ins­ti­tu­tions, ils se mettent en mou­ve­ment et rejoignent ces combats.

Y a‑t-il à l’égard du folklore raciste une spécificité en Belgique par rapport aux autres anciens empires coloniaux ?

En Bel­gique, à chaque fois qu’on a des vieilles repré­sen­ta­tions concer­nant les per­sonnes afro­des­cen­dantes dites « afri­caines », elles trouvent leur source à 80 % dans l’histoire colo­niale. Pour­quoi ? Parce que jusque 1960, la pré­sence noire sur le ter­ri­toire de la métro­pole belge est presque inexis­tante, contrai­re­ment à d’autres empires comme l’Angleterre ou la France qui ont accueilli très tôt sur leur ter­ri­toire des étu­diants issus des pays colo­ni­sés — dans le but de for­mer une élite maniable pour conti­nuer à domi­ner. Dès lors, les repré­sen­ta­tions des Noirs à dis­po­si­tion en Bel­gique pro­ve­naient essen­tiel­le­ment de la colo­ni­sa­tion. La Bel­gique a tou­jours eu peur du métis­sage. Une peur que l’on retrouve ins­crite aus­si pro­fon­dé­ment dans ces folk­lores exo­ti­sants et racistes qui semblent être les seules démons­tra­tions de la culture afri­caine qu’on a gar­dées et qui sont deve­nues à un moment la repré­sen­ta­tion de l’Autre au sens large.

Car on peut éta­blir un lien entre la pro­pa­gande colo­niale et l’identité natio­nale belge qui va se construire en même temps qu’elle construit le regard sur l’Autre. N’oublions pas que quand démarre la colo­ni­sa­tion, en 1885, la Bel­gique, très jeune n’a pas d’identité natio­nale très défi­nie. Dans la pro­pa­gande colo­niale, le Belge colo­ni­sant, le colo­ni­sa­teur, ce n’est ni un Fla­mand, ni un Wal­lon, ni un Bruxel­lois, c’est un Blanc, un Blanc qui s’oppose, dans les repré­sen­ta­tions, au Noir. Cette iden­ti­té natio­nale belge ain­si per­mise et for­ti­fiée par la colo­ni­sa­tion est évi­dem­ment fra­gile. Et ce n’est pas un hasard si dès la fin de la colo­ni­sa­tion, les pre­mières ten­sions com­mu­nau­taires entre Fla­mands et fran­co­phones émergent. Tout ça s’exprime en creux der­rière le folklore.

En Bel­gique, plus qu’ailleurs, on iden­ti­fie sys­té­ma­ti­que­ment les per­sonnes en fonc­tion de leur cou­leur de peau et de leur pro­ve­nance conti­nen­tale sup­po­sée. Les per­sonnes raci­sées entendent sou­vent encore dire : « mais d’où tu viens ? » alors même qu’elles sont nées ici et belges. Certes, elles ont des racines cultu­relles variées, mais comme Elio Di Rupo a des racines cultu­relles variées. On entend rare­ment dire « Elio Di Rupo est Ita­lien ». Ce sont des ten­sions qui s’expriment et qui explosent pen­dant les carnavals.

J’ai aus­si l’impression que dans les autres ex-empires colo­niaux, on a moins de com­plai­sance, qu’on entend moins de jus­ti­fi­ca­tions un peu ras-du-sol type « ça va, y’a pas mort d’homme », « c’est bon enfant » ou « on a plus le droit de rien dire ». Les afro­des­cen­dants sont plus consi­dé­rés en France, Alle­magne ou Angle­terre comme une par­tie inté­grante d’une socié­té et des car­na­vals avec des cari­ca­tures négro­phobes ou anti­sé­mites y déclen­che­raient pro­ba­ble­ment des débats poli­tiques intenses et des prises de posi­tions des par­tis, ce qu’on n’a pas beau­coup enten­du par ici.

Est-ce qu’il y a eu moins de travail de déconstruction de la propagande coloniale qu’ailleurs ?

En fait, la pro­pa­gande colo­niale a concer­né pro­por­tion­nel­le­ment beau­coup plus de monde en Bel­gique. Et à ça il faut rajou­ter une dimen­sion affec­tive très impor­tante puisque 2/3 des familles belges seraient direc­te­ment concer­nées par la colo­ni­sa­tion. Cela amène un sen­ti­ment fébrile parce qu’on n’a pas envie que grand-père soit un salaud. On a à peu près le même affect sur le folk­lore, un mélange de fier­té et de néces­si­té de défendre la chose alors qu’en même temps, on sent bien que tout cela ne va pas. Il faut donc décul­pa­bi­li­ser les enfants ou petits-enfants de ceux qui ont par­ti­ci­pé à la colo­ni­sa­tion : ils n’ont rien à voir avec la colo­ni­sa­tion en elle-même. Mais ils ont à voir par contre avec ses consé­quences actuelles. C’est pour­quoi il faut les ame­ner à prendre conscience que ce qu’on a fait gober à ses grands-parents a des consé­quences aujourd’hui sur l’organisation de la socié­té belge, sur le racisme struc­tu­rel et sur les dis­cri­mi­na­tions. Le tra­vail est immense ! Ce folk­lore, c’est la face émer­gée de l’iceberg. Der­rière cette remise en cause du folk­lore raciste issu de la colo­ni­sa­tion et les réac­tions que ces inter­pel­la­tions sus­citent, on touche en effet rapi­de­ment à des phé­no­mènes beau­coup plus pro­fonds et larges qui indiquent toute l’ampleur du tra­vail à mener pour déco­lo­ni­ser les esprits en Belgique.

Elikia M'Bokolo et Julien Truddaïu, Notre Congo / Onze Kongo : la propagande coloniale belge dévoilée, Coopération Éducation Culture, 2018

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