Le français en Afrique noire : non pas un cadeau mais un accident de l’histoire

Par­ler le fran­çais, écrire en fran­çais n’est pas un gage don­né à l’acculturation induite par la colo­ni­sa­tion, ni une accep­ta­tion de la pré­ten­due infé­rio­ri­té de langues afri­caines. Qui plus est, le fran­çais n’est plus le mono­pole de l’Hexagone. La France, mode­lée par un gal­lo­cen­trisme mul­ti­sé­cu­laire, ne se per­çoit pas comme un pays fran­co­phone. Elle se veut l’épicentre d’une fran­co­pho­nie inter­na­tio­nale consi­dé­rant l’Afrique noire, le Qué­bec, les Antilles, la Bel­gique et la Suisse comme des péri­phé­ries. Ce fran­co­cen­trisme est patent dans des termes dua­listes comme lit­té­ra­ture fran­çaise / lit­té­ra­ture fran­co­phone. Ce binôme n’est-il pas le symp­tôme d’un malaise ? N’y aurait-il de lit­té­ra­ture fran­çaise que dans l’Hexagone ? Pour­quoi réser­ver l’épithète fran­co­phone aux écri­vains issus d’autres latitudes ?

Les écri­vains des péri­phé­ries ont leur propre vision de la langue fran­çaise et de la lit­té­ra­ture créée en cette langue. Le Congo­lais Sony Labou Tan­si s’en prend avec déri­sion au fran­co­cen­trisme en esti­mant que le fran­çais est une mai­son com­mune, les fran­co­phones d’Afrique et les Fran­çais n’en sont que des loca­taires, logés à la même enseigne. Un point de vue aux anti­podes du nom­bri­lisme fran­co-pari­sien qui tend à régen­ter la fran­co­pho­nie lit­té­raire tant au niveau de la créa­tion, de la pro­mo­tion que de la recon­nais­sance des œuvres.

Cette fer­me­ture à la diver­si­té fran­co­phone donne matière à réflexions. On se rap­pel­le­ra le refus oppo­sé par les édi­teurs pari­siens au roman d’Amadou Kou­rou­ma « Les soleils des indépendances ».

Écrire en fran­çais ne signi­fie pas suc­com­ber aux sirènes de la fran­co­lâ­trie ; ni un gage don­né à l’acculturation induite par la colo­ni­sa­tion, ni une accep­ta­tion de la pré­ten­due infé­rio­ri­té de langues afri­caines. Le fran­çais, « décombre de la colo­ni­sa­tion » n’est plus le patri­moine exclu­sif de la France. Il est la langue de créa­tion d’écrivains de cultures diverses de par le monde. La car­to­gra­phie de cette créa­ti­vi­té signi­fi­ca­tive semble pour­tant lar­ge­ment mécon­nue des ins­tances et des pontes pari­siennes. « Il n’est bon bec que de Paris », tel est le cre­do tou­jours en vigueur, au mépris d’enjeux fon­da­men­taux concer­nant l’avenir de la langue française.

Hors de l’hexagone, l’avenir de l’idiome français

L’avenir du fran­çais au 21e siècle est au Sud, hors de l’Hexagone. Il se conjugue néces­sai­re­ment avec la coha­bi­ta­tion paci­fique avec d’autres langues et d’autres cultures, aux quatre coins de la Francophonie.

L’Hexagone doit admettre la diver­si­té du fait fran­co­phone et se mon­trer fier des varia­tions du fran­çais qui font sa richesse. Les qué­bé­cismes, les congo­lismes, les afri­ca­nismes, les bel­gi­cismes, les créo­lismes etc. témoignent de la viva­ci­té de la langue fran­çaise, de la créa­ti­vi­té de ses locu­teurs. Il ne fau­drait plus les prendre comme des simples mani­fes­ta­tions de la cou­leur locale. Cette varié­té du fran­çais doit se tra­duire dans les outils de réfé­rence comme les dic­tion­naires encore très fri­leux à les accueillir.

Dans le sys­tème édu­ca­tif les écri­vains de la fran­co­pho­nie méri­te­raient plus d’attention que ce qui leur est concé­dé, car la créa­tion lit­té­raire en fran­çais est loin d’être le mono­pole de la France.

La France se veut, encore et tou­jours, le gar­dien jaloux de la norme gram­ma­ti­cale et lin­guis­tique, le dis­pen­sa­teur atti­tré de la recon­nais­sance lit­té­raire, l’épicentre de tout ce qui concerne la langue et la lit­té­ra­ture française.

Ce nom­bri­lisme est cepen­dant condam­né par l’histoire car la langue fran­çaise n’est plus le fait de la seule France. La créa­ti­vi­té tant lin­guis­tique que lit­té­raire en langue fran­çaise est un phé­no­mène fas­ci­nant et com­plexe qui dépasse les fron­tières de l’Hexagone et témoigne des métis­sages fascinants.

Il faut impé­ra­ti­ve­ment évi­ter les bévues du pas­sé, illus­tra­tions d’un gal­lo­cen­trisme désuet. En effet, des grands écri­vains du pas­sé pour avoir peu ou prou mal­me­né la langue fran­çaise, en l’occurrence la norme pari­sienne, ont vu leur génie créa­teur mino­ré, igno­ré voire car­ré­ment nié. Charles De Cos­ter, écri­vain fran­co­phone belge en fit les frais en son temps. Il en fut ain­si des écri­vains de la Suisse romande à l’instar de Charles-Fer­di­nand Ramuz ou de l’Ivoirien Ama­dou Kourouma.

Bien plus, il fau­drait que les ins­ti­tu­tions hexa­go­nales prennent la mesure des lit­té­ra­tures fran­co­phones dont la créa­tion, la pro­mo­tion et la dif­fu­sion sont ancrées sur des struc­tures locales et atteignent un lec­to­rat impor­tant. Ces écri­vains-là sont aus­si des figures de la fran­co­pho­nie lit­té­raire. C’est le cas d’un Zamen­ga Batu­ke­zan­ga en Répu­blique Démo­cra­tique du Congo (RDC), « clas­sique » de la lit­té­ra­ture fran­co­phone de la RDC, dont le moindre exploit est de n’avoir jamais été publié en France.

Le français en RDC ou l’arbre qui cache la forêt

Faut-il abo­lir la langue du colo­ni­sa­teur ? Les élites fran­co­phones l’ont répé­té à satié­té sans pou­voir pas­ser aux actes. Les ful­mi­na­tions contre les dom­mages cultu­rels et autres cau­sés par la colo­ni­sa­tion demeurent du domaine de la vitrine poli­ti­cienne. Aucun pays fran­co­phone n’a mis en place un sys­tème cohé­rent, per­for­mant et pérenne d’apprentissage et de pro­mo­tion de langues véhi­cu­laires pour­tant pra­ti­quées par la majo­ri­té de la popu­la­tion. Ce n’est donc pas la le colo­ni­sa­teur qui, en ce début du 21e siècle serait res­pon­sable du fait que les langues afri­caines soient des parents pauvres des sys­tèmes édu­ca­tifs en Afrique noire fran­co­phone. C’est la schi­zo­phré­nie des élites intel­lec­tuelles et poli­tiques, leurs inco­hé­rences et leur manque de cou­rage qui sont en cause. Tou­te­fois ces langues sont majo­ri­taires, a contra­rio du fran­çais pour­tant décré­té langue offi­cielle, mais éli­taire et incom­prise par la majo­ri­té de la popu­la­tion. Elles se sont déve­lop­pées, enri­chies et métis­sées de manière pro­di­gieuse. Cer­taines formes artis­tiques ‑théâtre, ciné­ma, arts de la scène- pri­vi­lé­gient de plus en plus les langues véhi­cu­laires, capables d’exprimer « l’âme afri­caine » tout aus­si bien que les nuances et la com­plexi­té de notre monde globalisé.

En RDC et ailleurs, le fran­çais — langue offi­cielle — est l’arbre qui cache la dyna­mique des langues véhi­cu­laires qui sont domi­nantes. Dès lors, il est faux de pen­ser que l’usage du fran­çais tra­duise la per­sis­tance de la colo­ni­sa­tion en terre africaine.

Par ailleurs, le fran­çais est lié aux grands moments liber­taires de la tra­jec­toire afri­caine encore frais dans les mémoires. L’exemple de Patrice Lumum­ba pro­non­çant son dis­cours antiim­pé­ria­liste et aux accents jaco­bins du 30 juin 1960 est là pour en témoi­gner. Le fran­çais à tra­vers le tri­bun congo­lais devint ain­si une arme redou­table de dis­si­dence. Lumum­ba n’avait pas été à la Sor­bonne ni à l’École Nor­male supé­rieure. Son fran­çais appris au Congo, sous l’égide des Fla­mands, lui per­met­tra à la fois d’exprimer les pro­fon­deurs de son âme ban­toue et de livrer au colo­ni­sa­teur sidé­ré ce que les Congo­lais avaient endu­ré dans ce qu’on pen­sait être « la plus belle colo­nie du monde ».

De même les écri­vains, les jour­na­listes, les intel­lec­tuels qui se servent du fran­çais ne cherchent nul­le­ment à divi­ni­ser cette langue. Ils s’en servent avec prag­ma­tisme sans déser­ter les langues véhi­cu­laires. En Afrique noire, on n’est pas mono­glotte : on mai­trise au moins deux langues véhi­cu­laires, le fran­çais s’acquérant essen­tiel­le­ment par l’école. La fameuse dua­li­té entre la langue du colo­ni­sa­teur et la langue mater­nelle est une vue de l’esprit.

En tant qu’écrivain, je pense que le fran­çais est un mer­veilleux outil à condi­tion de pou­voir s’en ser­vir avec ima­gi­na­tion, de pou­voir tra­duire au prix de la dis­si­dence et de l’originalité le vécu cultu­rel, social, et his­to­rique de l’Africain. Rien n’exclut d’ailleurs que les langues véhi­cu­laires afri­caines puissent por­ter les créa­tions lit­té­raires de demain.

L’avenir est au mul­ti­cul­tu­ra­lisme et au mul­ti­lin­guisme. À ce pro­pos l’Afrique noire me semble en avance sur l’Europe. La guerre des langues n’est pas à l’ordre du jour.

Antoine Tshitungu Kongolo est écrivain, poète, nouvelliste et essayiste congolais (RDC).

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