Le manège enchanté des « révolutions 2.0 »

Photo : extraite de l'émission Le Manège enchanté

Il faut se méfier des géné­ra­li­sa­tions abu­sives. On a eu tôt fait de qua­li­fier de « révo­lu­tions 2.0 » ou « révo­lu­tions Face­book », « révo­lu­tion Twit­ter »… les sou­lè­ve­ments de popu­la­tions du prin­temps arabe contre les régimes en place à Tunis, au Caire, à Sanaa – et avant eux le mou­ve­ment de mobi­li­sa­tion autour des élec­tions pré­si­den­tielles ira­niennes de 2009. Symp­tôme de l’enfermement sym­bo­lique des médias dans une bulle cou­pée des aspé­ri­tés du réel ? Ou pro­duit de la mytho­lo­gie de la « socié­té glo­bale de l’information » ?

Le dis­cours média­tique a eu ten­dance à sur­ex­po­ser le rôle des outils de com­mu­ni­ca­tion en ligne dans le dérou­le­ment des révoltes arabes, comme dans les émeutes des villes bri­tan­niques de l’été 2011 quelques mois plus tard… En émerge – ou a pu en émer­ger – une nou­velle grille de lec­ture au fort par­fum de déter­mi­nisme tech­no­lo­gique : les nou­veaux médias seraient, si pas la cause, du moins les agents déter­mi­nants et sup­po­sés inédits des mou­ve­ments de démo­cra­ti­sa­tion, de contes­ta­tion ou de soulèvement.

Certes, à l’instar de la mani­fes­ta­tion « Shame » en Bel­gique qui visait l’immobilisme de la négo­cia­tion gou­ver­ne­men­tale, les révo­lu­tions arabes, les émeutes anglaises ou, plus tôt, la cam­pagne fran­çaise pour le « Non » menée autour du réfé­ren­dum visant la rati­fi­ca­tion du Trai­té de consti­tu­tion euro­péenne (TCE), en 2005, montrent que l’utilisation des TIC comme moyen de mobi­li­sa­tion et d’organisation de pre­mière ligne ont une effi­ca­ci­té réelle… Quoiqu’elle soit dif­fi­ci­le­ment mesu­rable en regard des effets pro­duits par d’autres fac­teurs : les évo­lu­tions démo­gra­phiques, socio­lo­giques et cultu­relles des popu­la­tions ; les pro­ces­sus, lents et sou­vent sou­ter­rains, de socia­li­sa­tion, de poli­ti­sa­tion, d’organisation, d’expression… qui par­courent les réseaux de socia­bi­li­té tra­di­tion­nels avant d’apparaître au grand jour à la faveur d’une défla­gra­tion quel­conque ; les actions de mobi­li­sa­tions col­lec­tives sur le ter­rain par les orga­ni­sa­tions mili­tantes ; le rôle des médias de masse, télé­vi­sion en tête… Ain­si, dans le cas de la mani­fes­ta­tion Shame, il est dif­fi­cile de faire la part de ce qu’a repré­sen­té l’impact mobi­li­sa­teur de l’information clas­sique, une fois que la TV et les médias tra­di­tion­nels se sont empa­rés du sujet… à par­tir du buzz de la mobi­li­sa­tion sur Internet.

UN ACCÉLÉRATEUR AVANT TOUT

Dans le cas de la révo­lu­tion tuni­sienne, les réseaux sociaux ont joué un rôle impor­tant dans la rapi­di­té de la dif­fu­sion de la nou­velle de l’immolation d’un jeune chô­meur de Sidi Bou­zid en décembre 2010. L’utilisation des res­sources de l’espace numé­rique ont par ailleurs incon­tes­ta­ble­ment fait gagner du temps dans l’organisation de la mobi­li­sa­tion qui s’en est sui­vie : un temps pré­cieux pour qui veut chan­ger l’ordre des choses, car le temps ain­si gagné pré­serve une part de l’énergie des acti­vistes les plus impli­qués, leur moti­va­tion et leur capa­ci­té à se pro­je­ter dans l’avenir.

Mais il ne faut pas négli­ger non plus le rôle de la chaîne étran­gère Al Jazee­ra d’abord, des chaînes fran­çaises ensuite. Ni le fait que la blo­go­sphère arabe et les autres formes d’expression sur le web à des fins de pro­tes­ta­tion poli­tique n’engage, comme le dit Marc Lynch, qu’ « une élite limi­tée, une toute petite mino­ri­té petite par­tie de la frac­tion déjà micro­sco­pique des Arabes qui uti­lisent régu­liè­re­ment Inter­net pour tenir leur blog ou suivre ceux des autres ».

Que ce soit ici ou là-bas, les com­mu­nau­tés édu­quées et poli­ti­sées qui uti­lisent les médias sociaux sur un plan poli­tique n’exercent pas vrai­ment d’influence sur le cours ou le conte­nu même de la poli­tique ou des cam­pagnes élec­to­rales, mais elles agissent comme des sortes de « trend­set­ters » : des lea­ders de com­por­te­ment numé­rique plus que d’opinion (l’émergence récente du par­ti « paneu­ro­péen » Pirate, pour­rait tou­te­fois consti­tuer un pre­mier démenti…)

INTERPRÉTATIONS SPONTANÉISTES

Ain­si, en 2005, lors de la cam­pagne pour le réfé­ren­dum fran­çais sur le TCE, le « Non » avait été peu pré­sent dans les médias cen­traux, « oli­gar­chiques », pour le dire avec Her­vé Kempf. Il avait, en revanche, d’autant plus lar­ge­ment inves­ti le Net et ses poten­tiels de mise en liens hyper­mé­dia­tiques qui per­mettent d’interconnecter des arènes publiques numé­riques mul­tiples et variées. À cet égard, le suc­cès du site « citoyen » d’Étienne Chouard, qui avait été, alors, on s’en sou­vient, un élé­ment impor­tant de l’argumentaire et de l’expression cri­tique acces­sible sur Inter­net, est pas­sé pour le sym­bole de l’apport déci­sif du web à la vic­toire du « Non ». Déci­sif ? Non, justement…

Il faut prendre garde à la ten­ta­tion du média­cen­trisme, mais aus­si, rétorque Fabien Gran­jon, aux inter­pré­ta­tions « spon­ta­néistes » des émer­gences poli­tiques sur le web. Pour ce socio­logue des usages du web, on conclut un peu trop vite à la réa­li­sa­tion effec­tive des poten­tiels tech­no­lo­giques de mise en rela­tion du réseau, ain­si, dès lors, qu’on tient trop vite pour acquis l’établissement avé­ré d’échanges trans­ver­saux de connais­sances ou d’arguments entre inter­nautes, et le croi­se­ment réel de lieux de poli­ti­sa­tion. Sur­tout, fait obser­ver Gran­jon, l’hypothèse numé­rique « n’explique rien de la mobi­li­sa­tion de l’action col­lec­tive liée à cette cam­pagne [NDLR : en faveur du « Non »] ». On peut même consi­dé­rer que ce type d’analyse sur l’impact déter­mi­nant d’Internet a pu occul­ter com­bien la mobi­li­sa­tion du camp du non a d’abord été « le fruit d’un tra­vail mili­tant de ter­rain sans pré­cé­dent ».

Les entre­la­ce­ments et res­sources de la seule sphère numé­riques sont, donc, insuf­fi­sants pour expli­quer les dyna­miques sociales et poli­tiques qui ont été à l’œuvre dans la cam­pagne du « Non », ou lors des révo­lu­tions arabes. Quand on aborde la ques­tion des « révolutions/mobilisations web 2.0 », la dif­fi­cul­té, note Julie Denouël, est d’envisager, de manière dia­lec­tique, ce qui relève de la tech­nique et ce qui relève de la dimen­sion sociale. Mais aus­si ce qui inter­agit entre les deux.

SAINT-JOBS

Sur­tout, peut-être, entre­te­nir, consciem­ment ou pas, la croyance de la nature essen­tiel­le­ment éman­ci­pa­trice des tech­no­lo­gies de com­mu­ni­ca­tion, c’est être aveugle à l’enjeu de pou­voir consi­dé­rable que consti­tuent et qu’ont tou­jours consti­tué les médias d’information pour des acteurs aux objec­tifs anta­go­nistes ou concur­rents, et aux res­sources inégales. C’est pour leur contrôle, d’ailleurs, que les auto­ri­tés publiques, gou­ver­ne­ments démo­cra­tiques ou régimes auto­ri­taires, mais aus­si, désor­mais, les hyper­en­tre­prises mul­ti­na­tio­nales et mul­ti­mé­dias, ont déployé et conti­nuent à déployer des moyens considérables.

C’est pour­quoi une lec­ture jour­na­lis­tique, fût-ce sym­bo­li­que­ment à tra­vers le poids des mots-éten­dards « révo­lu­tions Face­book », qui envi­sage les usages du Net comme la voie pré­pon­dé­rante ou cen­trale du chan­ge­ment social, relève d’une vision enchan­tée, pour ne pas dire illu­soire. Elle en dit long, en tout cas, sur le rap­port, muti­lé et muti­lant, des acteurs de l’instance média­tique aux réa­li­tés sociales d’une part, sur leur rap­port de fas­ci­na­tion béate aux mer­veilles tech­no­lo­giques, d’autre part.

Ce n’est sans doute pas un hasard si la chro­nique média­tique de la dis­pa­ri­tion de Steve Jobs, au début de l’automne 2011, a pris, uni­ver­sel­le­ment, les formes de l’hagiographie davan­tage que de la bio­gra­phie dis­tan­ciée. Et si elle a consti­tué, ce fai­sant, un nou­veau coup de pub sans pareil pour la firme à la pomme, après les accueils en grandes pompes répé­tés qui avaient déjà été réser­vés à la sor­tie de chaque nou­velle appli­ca­tion ou de chaque nou­veau pro­duit d’Apple.

AUTOUR DU BERCEAU DE LA SOCIÉTÉ DE L’INFORMATION

Il faut voir aus­si, sans doute, dans la consé­cra­tion des « révo­lu­tions 2.0. » le pro­duit de la mytho­lo­gie de la socié­té glo­bale de l’information : une idéo­lo­gie que s’emploie à décons­truire, depuis des années, le cher­cheur en com­mu­ni­ca­tion Armand Mattelart.

Le concept et sa por­tée para­dig­ma­tique ont été enté­ri­nés offi­ciel­le­ment, en 1995, par les sept pre­mières puis­sances éco­no­miques mon­diales du G7, lors du som­met de Bruxelles (en pré­sence, pour la pre­mière fois dans ce type de ren­contre, de repré­sen­tants d’entreprises élec­tro­niques et aéro­spa­tiales…). Était ain­si célé­bré, en pré­sence de telles mar­raines, le bap­tême offi­ciel d’une socié­té dans laquelle les infor­ma­tions doivent cir­cu­ler libre­ment, sans entraves ; une socié­té d’information glo­bale en réseau, ouverte, trans­pa­rente, déré­gu­lée, sans inter­mé­diaires éta­tiques, livrée aux acteurs du mar­ché glo­bal et à une hypo­thé­tique « socié­té civile globale ».

Sur ces bases, la per­for­mance tech­no­lo­gique et ses poten­tia­li­tés infi­nies doivent deve­nir l’alpha et l’oméga du fonc­tion­ne­ment des socié­tés dites post­in­dus­trielles. Mieux même : il s’agit de faire des tech­no­lo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion une nou­velle moda­li­té de régu­la­tion des socié­tés et des évo­lu­tions ou chan­ge­ments qui s’y des­sinent… C’est l’idée déjà pré­sente voi­ci 40 ans, depuis sa dif­fu­sion dans un rap­port de la NASA en 1971, de mettre l’application de la com­mu­ni­ca­tion élec­tro­nique d’alors au ser­vice des « besoins sociaux », comme le laisse entendre l’intitulé du docu­ment « Com­mu­ni­ca­tion for Social Needs : Tech­no­lo­gi­cal Oppor­tu­ni­ties ». Étaient visés en prio­ri­té : l’éducation, la san­té publique, le sys­tème judi­ciaire, les ser­vices postaux…

À tra­vers un pro­ces­sus sub­til d’imprégnation pro­gres­sive de la pen­sée et de la langue com­mune, les TIC, de moyens, vont se muer en fina­li­tés mêmes du déve­lop­pe­ment des socié­tés dites « dési­déo­lo­gi­sées » de la fin du 20e siècle.

Phi­lippe Bre­ton voit d’ailleurs dans la notion même de socié­té de l’information une construc­tion qui ser­vi­rait à com­bler le vide lais­sé par le reflux de l’humanisme et des idéo­lo­gies socia­li­santes dans le der­nier quart du 20e siècle : les médias ne véhi­culent pas (ou plus) des idéo­lo­gies, ils sont eux-mêmes une idéo­lo­gie… L’avènement du concept va d’ailleurs de pair, signi­fi­ca­ti­ve­ment, avec la construc­tion du dis­cours sur les fins au terme des années 1980 : fin des idéo­lo­gies, fin du poli­tique, fin de l’Histoire, fin des classes sociales et de leurs affron­te­ments, fin de l’intellectualité contes­ta­taire (taxée d’archaïque par les « nou­veaux intellectuels »)…

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