Le mythe écorché du cannibale

Par Denis Dargent

Illustration : Théodore de Bry, America Tertia Pars, planche 71 (détail), 1592

Man­ger un indi­vi­du de sa propre espèce, c’est du can­ni­ba­lisme. Man­ger de la chair humaine, c’est de l’anthropophagie. La nuance date du 19e siècle. Elle illustre, me semble-t-il, la pré­ten­tion de l’Humain à domi­ner la nature. Ici, au moyen d’une clas­si­fi­ca­tion séman­tique. Or, cette dis­tinc­tion est illu­soire : l’humain et l’animal peuvent être à la fois can­ni­bales et anthro­po­phages. Et cela ne date pas d’hier ! L’anthropophagie est pré­sente en effet dès l’aube de l’humanité.

C’est un Belge (un Alle­mand natu­ra­li­sé, pour être exact), Antoine Spring, qui a émis le pre­mier cette hypo­thèse, en ana­ly­sant des restes humains décou­verts sur le site de Chau­vaux en 1842 (aujourd’hui Chau­veau-Godinne, enti­té d’Yvoir). Les marques évi­dentes d’une action humaine sur les osse­ments mis à jour, révé­lèrent la pos­si­bi­li­té d’actes de can­ni­ba­lisme. Encore fal­lait-il s’entendre sur l’aspect rituel ou pure­ment ali­men­taire de la chose… En d’autres termes, des humains ont-ils man­gé d’autre humains juste par néces­si­té (il s’agirait donc des restes d’un repas) ou s’agissait-il des traces d’un rite funé­raire ou magique par­ti­cu­lier ? La ques­tion entraî­na une longue contro­verse scien­ti­fique qui abou­ti­ra, au début du 21e siècle, à une conclu­sion accep­tée par toutes les par­ties : oui l’anthropophagie remonte bel et bien aux temps pré­his­to­riques, mais il est aujourd’hui encore impos­sible de tran­cher entre les hypo­thèses gas­tro­no­mique ou rituelle. Pas plus qu’on ne s’entend, notons-le, sur le sens pro­fond de l’Eucharistie chré­tienne (au cours de laquelle on goûte la chair et le sang du fils). Bien qu’allégorique, ne serait-ce pas un acte de théo­pha­gie qui ne dit pas son nom ?

On sait aus­si que le can­ni­ba­lisme est pré­sent dans de nom­breuses cultures à tra­vers le globe. Avec une acui­té par­ti­cu­lière en Occi­dent, ce qu’on a ten­dance à cacher… Si on la trouve à foi­son dans les mythes gré­co-romains, l’anthropophagie se mani­feste aus­si lors de chaque grand épi­sode de famine, d’épidémie ou de guerre, dans cer­taines pra­tiques « médi­cales » – on absorbe les qua­li­tés d’un défunt en man­geant cer­taines par­ties de son corps – ou à l’occasion de faits divers entrés dans l’histoire (on pense au Radeau de la Méduse notam­ment). Mais l’imaginaire colo­niale n’avait que faire d’évidences ! C’est l’utilisation du can­ni­ba­lisme à par­tie du 15e siècle, à tra­vers les récits hal­lu­ci­nés des navi­ga­teurs euro­péens, qui pose­ra les bases des mythes racistes. Les peuples consi­dé­rés comme « sau­vages » ou « pri­mi­tifs » seront relé­gués au rang de « can­ni­bales », contraints de deve­nir esclaves de leurs arché­types. L’entreprise colo­niale et son auto­jus­ti­fi­ca­tion « civi­li­sa­trice » pou­vaient com­men­cer. Le can­ni­bale étant for­cé­ment l’ « autre ». Ces sté­réo­types ont été entre­te­nus jusqu’à la fin des années 1970, à tra­vers un cer­tain ciné­ma d’exploitation (ita­lien sur­tout), la lit­té­ra­ture pseu­do-scien­ti­fique popu­laire ou nos bons vieux manuels sco­laires !1

Mal­a­parte, qui avait été témoin des grands abat­toirs humains du siècle der­nier, dans une scène mémo­rable de son roman La peau, sou­lève une ques­tion inté­res­sante : man­ger une sirène, est-ce se délec­ter de viande humaine ou de pois­son ? J’ajouterai celle-ci : le goût de la chair humaine chez les morts-vivants, est-ce encore de l’anthropophagie ? Des morts qui mangent les vivants, c’est assez cocasse, non ? Pas autant, me direz-vous, que le psy­cho­pathe du film Anthro­pha­gus (Joe D’Amato, 1980) qui, dans une déli­rante scène finale, ingur­gite ses propres intes­tins… Ce serait donc l’Humanité qui se dévore elle-même ?

Vous repren­drez bien une main ? Juste un doigt.

  1. Voir à ce sujet Géo­graphes et hommes d’ailleurs – Ana­lyse cri­tique de manuels sco­laires, d’Edouard Vincke, Centre bruxel­lois de recherche et de docu­men­ta­tion péda­go­giques, 1985.

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