Le paradigme médiatique du tsunami

Photo : CC BY 2.0 par Jais Hammerlund

L’information, à l’âge du jour­na­lisme évé­ne­men­tiel, dis­so­cie plus qu’elle ne lie. Elle ignore, plus qu’elle ne met en exergue, les rap­ports sociaux, les inter­ac­tions, les ana­lo­gies, les croi­se­ments, bref, les pro­ces­sus liants qui per­mettent de sai­sir le réel dans sa com­plexi­té… réelle. S’il en est ain­si, c’est, notam­ment, parce qu’on ne traite plus les choses, dans l’information d’actualité, qu’à par­tir d’un seul point de vue à la fois.


Quel rap­port entre un Mau­rice Lip­pens qui fuit ses res­pon­sa­bi­li­tés, en tant qu’ex-président du conseil d’administration de For­tis, dans la ges­tion interne qui a conduit à la débâcle de la banque en 2008, et le tra­vailleur sans emploi que l’on sanc­tionne pour irres­pon­sa­bi­li­té dans son com­por­te­ment de recherche active d’emploi ?

Le lien existe pour­tant bel et bien : l’administration-en-chef erra­tique du pre­mier a contri­bué, par­mi d’autres fac­teurs et acteurs, à l’effondrement durable de l’économie euro­péenne et nord-amé­ri­caine, à des pertes d’emploi mas­sives, à la dété­rio­ra­tion accé­lé­rée des finances publiques, à des pro­grammes gou­ver­ne­men­taux de réduc­tion des dépenses sociales et des inves­tis­se­ments publics, ain­si – on y arrive – qu’à l’adoption d’une réforme struc­tu­relle de dégres­si­vi­té dans le sys­tème des allo­ca­tions de chô­mage, et de dur­cis­se­ment des plans d’activation de la recherche d’emploi.

La ques­tion de ce rap­port, pour­tant, n’est jamais posée en tant que telle, ni le lien envi­sa­gé par les médias d’information géné­rale comme cadrages pos­sibles de l’actualité bud­gé­taire ou des poli­tiques de trai­te­ment du chômage. 

De façon ana­logue, le compte-ren­du, dans les mêmes médias, d’une jour­née de mobi­li­sa­tion euro­péenne contre l’austérité n’établit-il aucune infé­rence édi­to­riale entre les reven­di­ca­tions syn­di­cales, d’un côté, et les « maux de la rue » que vivent les sans-abri à la page suivante. 

À la même enseigne, les édi­to­ria­listes s’indignent davan­tage des ater­moie­ments de la négo­cia­tion poli­tique d’un bud­get, que des sui­cides, au même moment, en Espagne, de pro­prié­taires expul­sés de chez eux : ces issues fatales de l’appauvrissement struc­tu­rel qui frappe le gros des popu­la­tions euro­péennes, passent, mani­fes­te­ment, pour secon­daires, apo­li­tiques ou hors cadre. 

Il y a pour­tant bien, ici aus­si, un cadre com­mun, mais pas de cadrages média­tiques com­muns. Un Joseph Sti­glitz, par­mi d’autres, a beau mon­trer, en la matière, le « prix des inéga­li­tés » pour les éco­no­mies occi­den­tales, son point de vue, aus­si per­ti­nent puisse-t-il être consi­dé­ré, res­te­ra can­ton­né en pages « Forum » ou « Débats ». Il ne se retrou­ve­ra jamais dans l’analyse d’un jour­na­liste poli­tique ; tout sim­ple­ment, parce qu’il y a de moins en moins d’analyse dans l’information, c’est-à-dire de confron­ta­tion d’au moins deux idées ou argu­ments, inté­grée dans une pen­sée ou un point de vue jour­na­lis­tique assumé. 

Les cadrages jour­na­lis­tiques, dans cette optique, en arrivent à auto­no­mi­ser, presque sys­té­ma­ti­que­ment, l’objet d’information (un mou­ve­ment social, une décla­ra­tion poli­tique, l’expulsion de ménages endet­tés, le vote d’un bud­get, etc.), à en faire une enti­té spé­ci­fique. Comme si celle-ci pou­vait avoir une exis­tence en soi, exté­rieure à la trame com­plexe des rap­ports sociaux qui l’enserre, la fonde et l’agit.

LE COLLECTIF MASQUÉ : LE SYNDROME ZORRO DU RÉCIT MÉDIATIQUE

L’information découpe et, donc, découple, davan­tage qu’elle ne tisse ou n’articule.

Elle occulte, dès lors, aus­si, les « trans­ver­sa­li­tés posi­tives » qui existent, ou peuvent exis­ter, entre des groupes sociaux aux inté­rêts plus com­muns ou liés qu’opposés ou dis­joints : chô­meurs et tra­vailleurs pré­ca­ri­sés par exemple ; sala­riés et consom­ma­teurs ; sans-papiers et sans-abri… Ce qui, d’un point de vue démo­cra­tique ou citoyen, res­treint la capa­ci­té d’agir des indi­vi­dus et des groupes, de se consti­tuer, par exemple, en mou­ve­ment plus vaste qu’eux-mêmes.

On n’attend pas pour autant des médias et des jour­na­listes qu’ils se muent en agents de trans­for­ma­tion sociale. Ce n’est pas leur rôle. Mais pas davan­tage que ne l’est l’attitude inverse. Or, c’est, indi­rec­te­ment, ce à quoi mène l’information majo­ri­taire, arri­vée à ce stade de son évo­lu­tion… Elle pro­pose, chaque jour, une accu­mu­la­tion kaléi­do­sco­pique de faits et d’images d’un monde « qui va mal ». Mais elle n’incorpore pas, ou rare­ment, dans son approche, les sujets, les angles, ou les points de vue qui pour­raient conduire à pro­blé­ma­ti­ser les causes pro­fondes du « mal » en termes sociaux et collectifs.

C’est que domine, dans les cadres d’interprétation jour­na­lis­tiques du monde, la figure-mythe de l’individu tout-puis­sant, capable de mode­ler le monde à sa guise. Elle ou il par­ti­cipe, entre autres, des pro­cé­dés de nar­ra­tion du sto­ry­tel­ling, du human inter­est anglo-saxons, ou, de ce côté-ci des eaux, de la théâ­tra­li­sa­tion, de la pro­ta­go­ni­sa­tion et de la psy­cho­lo­gi­sa­tion des rap­ports sociaux ou politiques.

On peut à cet égard se deman­der en quoi l’information rend tout sim­ple­ment encore pen­sable la lec­ture du monde par le biais de ques­tions publiques et d’actions col­lec­tives ? Voi­ci des années que le théo­ri­cien amé­ri­cain William Gam­son a mon­tré à quel point les condi­tions de pro­duc­tion du dis­cours jour­na­lis­tique (sa « boîte noire », en quelque sorte) lui font évi­ter « la pro­blé­ma­ti­sa­tion du monde en termes d’injustice », d’inégalité sociale, et d’action collective.

Méca­ni­que­ment, quand il aborde les ques­tions sociales, le jour­na­liste de ser­vice pré­sen­te­ra sous forme de témoi­gnages indi­vi­duels ce qui pour­rait être abor­dé en termes d’enjeux col­lec­tifs. C’est le cas typique du témoi­gnage, sur le par­king de l’entreprise, du sala­rié qui vient d’apprendre la fer­me­ture de son usine ou une restruc­tu­ra­tion de celle-ci. Avec la ques­tion rituelle – « Qu’est-ce que vous allez faire, vous, main­te­nant ? » – qui ren­voie l’individu, pour­tant confron­té à un pro­blème col­lec­tif, à une action ou une prise en charge indi­vi­duelle de son des­tin, à une sorte de tra­vail thé­ra­peu­tique sur lui-même comme seule issue…

LES RÉDUITS DU JOURNALISME ÉVÉNEMENTIEL

Les flux d’information tendent, du coup, à véhi­cu­ler ce que le socio­logue des médias Erik Neveu qua­li­fie de « vision du monde défé­rente pour l’ordre éta­bli ». En ne (se) posant pas, ou plus, les ques­tions qui inter­rogent l’évidence du moment – « Les coûts de pro­duc­tion, en Bel­gique, ne sont pas assez com­pé­ti­tifs », « Les Belges n’ont pas d’autre solu­tion devant eux que se pré­pa­rer à devoir tra­vailler plus long­temps », etc. – l’information embrasse, par défaut, le point de vue offi­ciel, c’est-à-dire l’ensemble des dis­cours empreints de l’autorité a prio­ri, qui forment la doxa sociale.

Moins par convic­tion, donc, que par l’impensé que repré­sente le pilo­tage auto­ma­tique de la construc­tion quo­ti­dienne de l’information.

Et cette construc­tion est for­te­ment déter­mi­née par l’évolution du jour­na­lisme fac­tuel au jour­na­lisme évé­ne­men­tiel. Quelle dif­fé­rence ? Là où le jour­na­lisme fac­tuel rap­porte et informe sur une plu­ra­li­té de faits, le mode de trai­te­ment évé­ne­men­tiel de l’actualité, lui, joue sur l’impact de l’unicité de l’événement, ou ce qui est pré­sen­té, pour ain­si dire chaque jour, désor­mais, comme tel. Lequel impact se trouve ampli­fié par le volume sou­vent dis­pro­por­tion­né de l’espace ou du temps édi­to­rial consa­cré à l’événement, et par le bruit d’écho de celui-ci, démul­ti­plié à l’infini.

Une telle pres­sion de l’événement sur l’information a pour effet de com­pri­mer le réel lui-même au cœur de celle-ci, de le rame­ner à ses sur­gis­se­ments (sur)médiatisés, de réduire le monde à « un monde du ’’cou­cou, me voi­là !’’ où chaque évé­ne­ment fait son entrée en scène à toute vitesse et dis­pa­raît aus­si­tôt pour céder la place à un autre », selon la for­mule ima­gée de l’Américain Neil Post­man dans « Se dis­traire à en mou­rir », son remar­quable ouvrage de 1985 tra­duit sur le tard. 

Dans ce sché­ma de fonc­tion­ne­ment, l’information tend à igno­rer tous les phé­no­mènes qui relèvent de la per­ma­nence, de l’invariance, du struc­tu­rel… Il en résulte que tout évé­ne­ment est pré­sen­té, a prio­ri, comme inat­ten­du ou sur­pre­nant, à la façon, en quelque sorte, d’un phé­no­mène natu­rel à l’ère pré-météo­ro­lo­gique : selon le para­digme du tsu­na­mi ou du séisme que l’on n’a pas vu venir. Essen­tiel­le­ment, peut-être, parce que l’on a ces­sé de prê­ter l’oreille ou l’attention aux mou­ve­ments, imper­cep­tibles, des plaques tec­to­niques du réel, aux forces sou­ter­raines qui poussent, insen­si­ble­ment, au changement. 

L’événement média­tique, de ce point de vue, est presque tou­jours trai­té à la façon d’un dys­fonc­tion­ne­ment, d’un acci­dent ou d’un désordre, qu’il convient de dénon­cer ou de déplo­rer, mais qui, selon le socio­logue Alain Accar­do, « ne sau­rait remettre en cause la logique objec­tive de fonc­tion­ne­ment d’un sys­tème fon­da­men­ta­le­ment sain, qu’il convient de défendre envers et contre tout ». De la même manière que, faute de jamais en inter­ro­ger le cœur, note le même Accar­do, on s’emploie, sans le savoir, à célé­brer diver­se­ment l’ordre éta­bli. Quitte à en regret­ter quelques aspects ou à en arra­cher quelques masques. Tou­jours sur les marges.

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