Le politique et la politique

Par Jean Cornil

Photo : "Meyer London giving a speech" CC BY 2.0 Kheel Center, Cornell University

Cette chro­nique intem­pes­tive est par nature auda­cieuse et serei­ne­ment pro­vo­ca­trice. Tant les pro­pos conve­nus, le règne du banal et du pro­saïque, la pen­sée nor­ma­li­sée, les évi­dences trom­peuses et les slo­gans réduc­teurs, nour­rissent dis­cours et nar­ra­tions de l’actualité du monde. Ce qui m’importe ici, à la dif­fé­rence des vents média­tiques domi­nants, ce sont les ques­tions et non les réponses. L’ouverture à l’interrogation et non le pro­gramme com­mun avec prière d’applaudir en congrès.

Une ques­tion me taraude : la petite dis­tinc­tion d’article entre le et la poli­tique, a‑t-elle une signi­fi­ca­tion autre que la sym­bo­lique lin­guis­tique un peu pré­ten­tieuse qu’elle entend au pre­mier abord traduire ?

En com­men­tant l’œuvre de Fer­nand Brau­del, Jacques Jul­liard, dans sa superbe his­toire des gauches en France, apporte une pre­mière nuance entre le poli­tique et la poli­tique. À la seconde, cor­res­pond la pous­sière de l’événement et « l’écume des jours qui recouvre d’une fine couche d’insignifiance notre vie quo­ti­dienne ». À la pre­mière répond l’immuabilité du « temps long », expé­rience humaine subie par les struc­tures pro­fondes de la conti­nui­té his­to­rique, l’héritage plu­tôt que la volonté.

Mais c’est prin­ci­pa­le­ment l’œuvre de Régis Debray, qui ne cesse de m’interpeller, et notam­ment sa cri­tique de la rai­son poli­tique où le phi­lo­sophe affirme que la poli­tique lui a long­temps caché le poli­tique, qui éclaire lumi­neu­se­ment ce chan­ge­ment de voyelle. Que veut démon­trer Régis Debray ? Qu’en poli­tique rien ne bouge jamais fon­da­men­ta­le­ment, que l’histoire bégaie, que « le temps poli­tique est pré­ci­sé­ment celui qui ne passe pas ». « Certes, écrit Jean Tel­lez, tous les acteurs poli­tiques, révo­lu­tion­naires, mili­tants, socia­listes, réfor­mistes, libé­raux pensent exac­te­ment le contraire. Cela est d’ailleurs inévi­table : on ne s’engage qu’à la condi­tion de croire en la por­tée déci­sive de l’action col­lec­tive qui pour­rait pro­duire un monde meilleur ». La poli­tique, cette inces­sante acti­vi­té qui veut trans­for­mer la socié­té, cache le poli­tique, « les prin­cipes qui struc­turent en pro­fon­deur les socié­tés en les immo­bi­li­sant à tout jamais ».

Pour le dire autre­ment, la constante anthro­po­lo­gique de l’homme, la reli­gion, neu­tra­lise et struc­ture tous les élans révo­lu­tion­naires trans­for­ma­teurs du monde. « On com­mence dans la fête et on finit dans la céré­mo­nie ». La poli­tique, « l’art de gérer l’impuissance », se heurte sans cesse au poli­tique, c’est-à-dire l’ensemble des méca­nismes, la plu­part du temps incons­cients, qui assurent la cohé­rence de la com­mu­nau­té et la domi­na­tion, sym­bo­lique ou très concrète, des uns sur les autres. Car, écrit Régis Debray, « les socié­tés humaines sont natu­rel­le­ment reli­gieuses (…) Dieu n’existe pas mais nous sommes poli­ti­que­ment condam­nés à une exis­tence col­lec­tive d’essence théo­lo­gique ». « Le sur­na­tu­rel est indé­pas­sable. Se pas­ser de reli­gion est un luxe qu’aucune socié­té ne peut se per­mettre » écrit Jean Tel­lez. Là est très exac­te­ment le poli­tique que seule l’illusion de la poli­tique fait croire à l’émancipation, à la liber­té et au libre arbitre.

Je ne sais si Debray à rai­son ou non, mais le moins qu’on puisse dire c’est que son argu­men­ta­tion ser­rée, que je sur­vole ici de manière cari­ca­tu­rale, est intem­pes­tive et bous­cule toutes nos croyances dans le carac­tère conti­nu, du pro­grès, de la rai­son, de l’espérance d’un ave­nir meilleur, de la laï­ci­té, bref, tout l’esprit du Siècle des Lumières.

Bien évi­dem­ment, le monde se trans­forme. Nous pas­sons aujourd’hui de la gra­pho­sphère à la vidéo­sphère. De l’écrit à l’écran. Du citoyen au consom­ma­teur. De la convic­tion à la séduc­tion. Du héros à la star. Mais cette méta­mor­phose, comme celle qui a pré­si­dé à l’invention de l’imprimerie, n’en laisse pas moins sub­sis­ter les struc­tures, dis­si­mu­lées et constantes, qui orga­nisent le nou­veau champ de la moder­ni­té. Le débat est abso­lu­ment pas­sion­nant mais vu les contin­gences de cet article, je ne vous aurai livré qu’un léger apé­ri­tif intellectuel.

Je crois cette infime dis­tinc­tion gram­ma­ti­cale car­di­nale. La poli­tique nous cache bien le poli­tique. Face à la croyance d’une phi­lo­so­phie pro­gres­siste de l’histoire, si à la mode depuis les Modernes, Régis Debray écrit qu’ « il existe un rap­port constant entre les fac­teurs dits de pro­grès et les fac­teurs dits de régres­sion ». La moder­ni­sa­tion des struc­tures éco­no­miques et des vec­teurs cultu­rels masque l’archaïsme des men­ta­li­tés. Au plus il y aura de Coca, au plus il y aura la cha­ria, pour l’exprimer de manière sim­pliste. Face­book dif­fuse aus­si les aya­tol­lahs. La confu­sion men­tale agite tou­jours cha­cun dès qu’il est en groupe comme le rap­pellent de récentes affaires judi­ciaires dans notre pays. Ou la mon­tée des popu­lismes… Au moment où la poli­tique croit avoir triom­phé des forces de l’obscurantisme ou des pas­sions tristes, le poli­tique nous les rap­pelle bru­ta­le­ment comme une danse sans fin sur les ruines de l’histoire.

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