Le Raoul Collectif en promenade sociale

© Cici Olsson

Le Signal du Pro­me­neur, c’est une créa­tion de cinq jeunes hommes sor­tis du Conser­va­toire de Liège, ras­sem­blés au sein du Raoul Col­lec­tif : Romain David, Jérôme De Fal­loise, David Mur­gia, Benoît Piret et Jean-Bap­tiste Sze­zot. Leur pièce s’est construite sur la base de cinq his­toires réelles, cinq luttes, cinq fuites. L’on recon­naî­tra par­mi ces per­son­nages Jean-Claude Romand, l’homme qui pen­dant plus de vingt années s’est fait pas­ser pour méde­cin, ou encore le héros d’Into the wild… Mais si l’histoire du Signal s’est construite sur la base de ces his­toires par­ti­cu­lières, trans­fi­gu­rées par les auteurs-comé­diens-met­teurs en scène, elle prend une dimen­sion uni­ver­selle dans le ques­tion­ne­ment de notre société.

Pensez-vous que votre texte puisse être la représentation d’une génération paradoxale qui cherche à faire craquer les limites d’une époque tout en ne croyant plus à la révolution ?

On « craque » rare­ment sans aucune rai­son. Et cela com­mence sou­vent de manière insi­gni­fiante… Les hommes dont nous nous sommes ins­pi­rés pour écrire le spec­tacle sont moins dés­illu­sion­nés qu’en rup­ture avec le monde. Ils se déclarent en lutte avec celui-ci, et ce fai­sant ils tentent d’i­den­ti­fier leur enne­mi. Ils trans­forment leurs peurs en quelque chose de vivant. Ce sont des rup­tures indi­vi­duelles, aux­quelles per­sonne n’ac­cor­dait d’at­ten­tion jus­qu’à ce qu’elles atteignent la socié­té toute entière.

La révo­lu­tion au sens actuel n’est pos­sible que dans la prise en consi­dé­ra­tion de toutes les révoltes indi­vi­duelles. A l’é­chelle d’un conti­nent, cela peut prendre du temps. Mais à l’é­chelle d’une petite com­mu­nau­té, dans le maquis d’une clai­rière, c’est encore pos­sible. Encore faut-il y prê­ter atten­tion. « Soyons frères puisque nous sommes perdus »…

Nous sommes issus d’une géné­ra­tion qui a le ver­tige devant le pré­ci­pice social, poli­tique, éco­lo­gique, cultu­rel qui l’at­tend. La chute du mur de Ber­lin a aus­si fait chu­ter la foi en une alter­na­tive poli­tique. Le sens mar­xiste du mot « révo­lu­tion » fait peur, et la conscience de classe n’existe plus. Mais d’autres manières d’en­vi­sa­ger la révo­lu­tion existent, comme il existe cer­tai­ne­ment d’autres types d’or­ga­ni­sa­tion sociale. Nous croyons encore au pro­grès, nous croyons en l’hu­main, à sa facul­té de chan­ger le monde.

Le Signal du promeneur est-il une critique du système néolibéral ? Une critique des grandes institutions (médicale, médiatique, judiciaire) ? Sommes-nous arrivés au bout d’un système ?

Cer­tai­ne­ment, oui. Les figures que nous met­tons en scène dans Le Signal inter­rogent les limites d’un sys­tème. Ces per­son­nages sont vic­times de mala­dies sociales. Mais l’ins­ti­tu­tion est tou­jours prompte à jeter l’op­probre sur l’in­di­vi­du « déviant » plu­tôt que de remettre en cause l’en­semble de son fonc­tion­ne­ment. La crise éco­no­mique que nous tra­ver­sons nous a ouvert les yeux sur les dérives du sys­tème capi­ta­liste. Nous conti­nuons pour­tant à reje­ter la faute sur quelques bre­bis galeuses dont l’ap­pât du gain serait irres­pon­sable. Alors que c’est un sys­tème qui est malade. L’af­faire Ker­viel, en France, en est un bon exemple. Main dans la main, Méde­cine, Jus­tice et Médias qua­li­fie­ront tou­jours de fous celles et ceux qui mettent en dan­ger la quié­tude du trou­peau. Nous disons que le néo­li­bé­ra­lisme est une reli­gion qu’il faut com­battre, comme le confor­misme et la pen­sée unique, d’où qu’elle vienne. Nous devons lut­ter contre les valeurs mor­ti­fères et anti-pro­gres­sistes de la socié­té, être un grain de sable dans les rouages ins­ti­tu­tion­nels, et faire confiance au Vivant.

La nature est très présente dans votre travail, quelle est sa place aujourd’hui selon vous ?

La nature est pré­sente sur scène par l’in­ter­mé­diaire de quelques élé­ments scé­no­gra­phiques, et nous aimons nous racon­ter que les per­son­nages du Signal se retrouvent dans une clai­rière. La plu­part des figures qui com­posent le « ter­reau dra­ma­tur­gique » du Signal entre­tiennent un rap­port par­ti­cu­lier à la nature. Les auteurs comme Kerouac, Lon­don, Tho­reau, Rous­seau… ont aus­si influen­cé notre écri­ture. Et nous aimons nous pro­me­ner ensemble en forêt, en mon­tagne, dans le désert ou ailleurs…

La marche en pleine nature implique un cer­tain rythme, un rap­port au temps, à la pen­sée et au pay­sage qui per­mettent de prendre de la dis­tance et de faire le point. Elle peut consti­tuer une échap­pa­toire, et laisse la voie libre à l’es­prit pour réflé­chir sans grande pré­ten­tion sur le sens de la vie. Nous avons récem­ment ren­con­tré Ber­nard Olli­vier, un auteur et un grand mar­cheur, qui per­met à cer­tains jeunes en dif­fi­cul­té de s’en sor­tir grâce à la marche. Pour cela, il convainc les juges de conver­tir leurs peines de pri­son en jours de marche dans des contrées loin­taines. Les jeunes reviennent méta­mor­pho­sés, avec des pro­jets de réin­ser­tion et l’en­vie d’en découdre.

Qu’est-ce que la lutte radicale pour vous ? Les histoires du Signal du promeneur en sont-elles le reflet ?

Les his­toires du Signal abordent autant la lutte que la fuite. Nos per­son­nages sont en rup­ture avec leurs milieux res­pec­tifs, avec un sys­tème qui les oppresse. Pour cer­tains d’entre eux, cette rup­ture s’ins­crit dans une lutte pour la vie. Pour d’autres, il s’a­git d’une fuite — dans la nature, dans l’i­ma­gi­naire, dans la connais­sance, dans le men­songe… Leurs luttes et leurs fuites sont radi­cales, certes. Mais elles ne sont heu­reu­se­ment pas l’u­nique reflet de toutes les formes de radi­ca­li­té qui existent dans la socié­té. L’art peut être consi­dé­ré comme une forme de lutte radi­cale, quand il puise sa source dans une néces­si­té forte. Mais il existe, autour de nous, beau­coup d’autres armes pour lut­ter contre un système.

Le rapport entre individu et collectif semble être une tension transversale de la pièce. Comment le concevez-vous ?

Nous nous sommes réunis en col­lec­tif pour trai­ter de rup­tures indi­vi­duelles qui, selon nous, mettent en lumière des dys­fonc­tion­ne­ments plus larges. Il y a donc, dans les fon­de­ments même du pro­jet, une ten­sion entre indi­vi­du et col­lec­tif — comme il y a une ten­sion entre la lutte et la fuite. Ce sont les reflets de nos doutes et de notre état d’es­prit face à la crise, face à l’a­ve­nir et au sys­tème. La socié­té contem­po­raine sublime l’in­di­vi­du. C’est sans doute l’une des évo­lu­tions la plus pal­pable de notre sys­tème libé­ral. Et cer­tai­ne­ment l’une de ses plus pré­cieuses armes : cette indi­vi­dua­li­sa­tion à outrance ne tra­vaille pas seule­ment à détri­co­ter les soli­da­ri­tés en place, elle étouffe inci­dem­ment l’individu lui-même tout en fai­sant miroi­ter une plus grande liber­té. Le monde capi­ta­liste érige la réus­site indi­vi­duelle en but ultime de toute acti­vi­té, et il est facile de com­prendre pour­quoi : lorsque l’individu est pla­cé dans un rap­port concur­ren­tiel à l’autre, il trou­ve­ra tou­jours quelqu’un de plus per­for­mant que lui. S’il n’arrive pas à « s’insérer » ou à suivre cer­taines cadences de tra­vail, il en devient res­pon­sable – c’est bien le sujet qui n’y arrive pas, et c’est lui qui est « inadap­té », pas le fonc­tion­ne­ment d’un système.

C’est aus­si dans ce contexte que cette ten­sion indi­vi­du-col­lec­tif est pré­sente dans le Signal, d’autant que les figures qui nous ont ins­pi­ré sont des figures de soli­tude : prises dans leurs frac­tures ou leurs révoltes indi­vi­duelles, elles évoquent par là et en même temps un cruel manque de collectivité.

Vous semblez fonctionner de manière très collective, tant dans l’écriture de votre pièce que dans la production ou la communication. Vous considérez-vous comme un laboratoire de démocratie ?

Le Raoul col­lec­tif est né pour répondre à la néces­si­té des thé­ma­tiques du Signal. Nous n’a­vions pas l’in­ten­tion de faire une expé­rience socio­lo­gique mais de créer un spec­tacle. Mais il faut bien recon­naître qu’être en groupe, faire des choix artis­tiques, s’organiser, com­mu­ni­quer etc., … Ce n’est pas une mince affaire. Nous avons donc dû apprendre, trou­ver notre propre manière de fonc­tion­ner en col­lec­tif. Toute expé­rience com­mu­nau­taire — depuis la mai­son de quar­tier jusque l’O­NU — est une forme de labo­ra­toire démo­cra­tique. Chaque groupe doit trou­ver son propre modèle, son propre équi­libre, sa propre manière de com­mu­ni­quer et de prendre des déci­sions. En ce qui nous concerne, c’est un pro­ces­sus très lent. Nos mul­tiples cas­quettes imposent qu’une déci­sion, pour qu’elle soit effec­tive, soit par­ta­gée à l’u­na­ni­mi­té. Ça signi­fie que per­sonne n’a, à lui seul, le droit de dire « oui » ou « non » à une pro­po­si­tion. Il s’a­git d’une lutte per­ma­nente pour ne pas prendre le pouvoir.

Est-ce un souci pour vous d’équilibrer, dans vos créations, poétique et politique ? Est-ce que le théâtre peut ou doit être un outil politique ?

Le Théâtre est poli­tique — dans son essence — dans la mesure où il montre à voir une repré­sen­ta­tion du monde devant un public. Dès lors ce ne peut pas être un acte ano­din. Nos créa­tions s’ins­crivent dans un contexte — his­to­rique, social, poli­tique — que nous ne pou­vons pas igno­rer, et prennent racine dans le fait qu’elles doivent répondre à une néces­si­té. Cepen­dant, nous consi­dé­rons moins notre œuvre comme un outil poli­tique, que comme un moyen de réflé­chir sur le monde et de confron­ter les points de vue. Nous ne sommes les porte-dra­peaux d’au­cun par­ti ni d’au­cune mul­ti­na­tio­nale, et sou­hai­tons que notre pro­pos soit acces­sible à tous en toute indé­pen­dance. C’est pour­quoi nous sommes aus­si à la recherche d’une cer­taine poé­sie, d’une éner­gie scé­nique libé­ra­trice et acces­sible à tous. Le Signal est un spec­tacle aty­pique, hors des che­mins bali­sés de la nar­ra­tion, mais qui ne laisse aucun spec­ta­teur sur le bas-côté. Il est rare que notre pro­pos soit incom­pris. C’est assez encou­ra­geant, car en racon­tant des his­toires, on peut chan­ger la per­cep­tion du monde. Le sens de notre pro­pos se com­mu­nique aus­si à tra­vers l’ex­pé­rience — sen­si­tive, poé­tique — de la repré­sen­ta­tion. Et si nous n’a­vons pas toutes les réponses aux ques­tions que nous posons dans le spec­tacle, c’est aus­si pour que cha­cun puisse inti­me­ment tis­ser son propre fil dans la com­pré­hen­sion du pro­pos. Ce qui est intime peut deve­nir uni­ver­sel, et c’est là peut-être notre unique chance de chan­ger le monde.

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