Le règne de l’opiniologie dans les médias

Illustration : Vanya Michel

La « vraie vie » et ses struc­tures en dur sont de plus en plus ava­lées par une sorte de jour­na­lisme de stra­té­gie, de com­mu­ni­ca­tion ou d’opiniologie poli­tique… Art de l’organisation de la joute plus que de la pen­sée, le sur­fing opi­nio­lo­gique est adap­té à la vitesse de cir­cu­la­tion de l’information via Inter­net, les réseaux sociaux et les chaînes d’information en conti­nu qui consti­tuent son inépui­sable capital.

« De l’art de se rendre impo­pu­laire. C’est la conclu­sion qu’il faut tirer du blo­cage des auto­routes (…) ». « Il est évident qu’hier, les syn­di­cats n’ont pas gagné des points ». « Cette énième per­tur­ba­tion dans la cir­cu­la­tion des trains avait ain­si de quoi irri­ter des navet­teurs (…) ». « Il y a fort à parier que ce qu’une par­tie de l’opinion retien­dra, c’est (…) ». « Il y a de quoi mécon­ten­ter les plus empa­thiques. Il suf­fi­sait d’entendre cette inter­lo­cu­trice à la radio pour (…) ». « Ces actes décré­di­bi­lisent toute action syn­di­cale ». « Ce n’est pas du genre à conso­li­der la popu­la­ri­té du mou­ve­ment syn­di­cal ». « Ne crai­gnez-vous pas de las­ser l’opinion à force de mener des actions [de grève] ? »

Ce flo­ri­lège de pro­pos d’éditorialistes et d’intervieweurs de la presse fran­co­phone prend place dans la fou­lée des actions de grève d’octobre 2015. À par­tir de cette façon géné­ra­li­sée et domi­nante de rendre compte de l’action sociale, on ne peut déduire qu’une chose : les syn­di­cats et leurs mou­ve­ments de grève sont tout à fait iso­lés dans l’opinion publique. C’est peut-être vrai. Mais cette image est peut-être bien tout autant arti­fi­cielle… Elle relève avant tout d’une véri­té média­ti­que­ment créée, autoa­li­men­tée et mutuel­le­ment cer­ti­fiée par le consen­sus média­tique spontané.

L’invocation et la convo­ca­tion per­ma­nentes de l’opinion publique nous en disent moins, à vrai dire, sur l’état réel de l’opinion, que sur le pri­mat du pôle mar­chand du champ média­tique (en regard du pôle cultu­rel) : dans leur construc­tion et leur orien­ta­tion du trai­te­ment de l’événement, les médias cherchent en per­ma­nence à anti­ci­per les avis, les opi­nions et les pré­ju­gés qu’ils prêtent, eux-mêmes, à leur clien­tèle.1 Peu importe, d’ailleurs, que cette impu­ta­tion s’avère fon­dée ou non…

FAIBLE PLUS-VALUE JOURNALISTIQUE

La pos­ture média­tique de l’opiniologie trouve à s’exprimer dans l’organisation de spec­tacles de boxe sur un ring vir­tuel où les cadrages de l’information viennent faire se pro­duire une série d’affrontements : gré­vistes contre usa­gers ; direc­tion de la SNCB contre syn­di­cats ; syn­di­cats contre gou­ver­ne­ment ; syn­di­cats (fran­co­phones) contre syn­di­cats (fla­mands)… De ce point de vue, le débat public, vu au tra­vers du prisme média­tique, se réduit sou­vent à une jux­ta­po­si­tion d’opinions anta­go­nistes mises en forme par les conseillers en com­mu­ni­ca­tion. Sa mise en forme ne requiert aucune cohé­rence « idéo­lo­gique » interne de la part des opi­nio­nistes, aucun cadre de réfé­rence autre que la valeur de l’opinion en elle-même. Plus que jamais, comme l’a écrit Bour­dieu2, on sup­pose que toutes les opi­nions se valent. Or, le socio­logue fran­çais, se fai­sait fort de démon­trer que « le fait de cumu­ler des opi­nions qui n’ont pas du tout la même force réelle conduit à pro­duire des arte­facts dépour­vus de sens ».

Le mode d’emploi du jour­na­liste-orga­ni­sa­teur d’événement est rôdé : on reprend l’argument ou l’opinion d’une des par­ties et on demande à l’autre de se posi­tion­ner, de réagir, de contre-atta­quer. Ain­si, sur le mou­ve­ment d’action syn­di­cale de l’hiver 2016 autour de la SNCB et du plan Galant, cela don­ne­ra : « Les syn­di­cats doivent-ils chan­ger leur stra­té­gie ? », « Faut-il revoir l’accord sur les moda­li­tés de la grève de 2002, comme le demande la FEB ? », « Que pen­sez-vous de l’attitude de la FGTB ? »

Quelle est la plus-value jour­na­lis­tique de ce genre de ques­tions ? Elle est faible, se rame­nant à une capa­ci­té de syn­thé­ti­ser les dis­cours exis­tants et de les confron­ter entre eux. Mais elle est car­ré­ment nulle en termes d’analyse, d’apport d’éléments de ques­tion­ne­ment plus en phase avec les réa­li­tés sociales, ou en termes de capa­ci­té à décen­trer l’objet de la réflexion. On lira ou on enten­dra plus rare­ment, en effet, ce type de ques­tions à l’adresse des acteurs ins­ti­tu­tion­nels ou de citoyens pris au hasard d’un micro-trot­toir : « Qui est res­pon­sable, selon vous, des défaillances récur­rentes du ser­vice de train aux voya­geurs ? », « Le nombre de voya­geurs a‑t-il aug­men­té ou bais­sé ces dix der­nières années ? Quelles consé­quences, selon vous, sur les moyens à mettre à dis­po­si­tion de la SNCB ? », « Quel est le nombre maxi­mum d’heures que doit pou­voir pres­ter un conduc­teur de train par jour et par semaine pour garan­tir la sécu­ri­té ? » Pour para­phra­ser la chan­son de Paul Simon, il existe bel et bien au moins cin­quante manières de ne pas poser la seule et unique ques­tion : « Que pen­sez-vous de la grève ? »

LE QUESTIONNEMENT IMPORTE PLUS QUE LES RÉPONSES

La cri­tique for­mu­lée ici, fon­da­men­ta­le­ment, met en cause la hié­rar­chie impli­cite pré­va­lant dans la sphère média­tique entre les réponses à obte­nir, qui repré­sen­te­raient la véri­table fina­li­té du tra­vail de recherche jour­na­lis­tique, et les ques­tions à poser qui seraient seule­ment de simples outils de tra­vail, par­fai­te­ment inter­chan­geables. Nous pen­sons, à l’inverse, que c’est du côté du ques­tion­ne­ment, et non du côté satu­ré des réponses, que se trouve la clé d’une infor­ma­tion citoyenne ou démo­cra­ti­que­ment responsable.

Or, le ques­tion­ne­ment paraît sou­vent pauvre, peu tra­vaillé, car peu pen­sé. On inter­roge ain­si à satié­té sur les « déra­pages » d’une action syn­di­cale, mais on (se) pose­ra beau­coup moins la ques­tion de savoir pour­quoi « ça ne pète pas plus sou­vent », comme l’a fait l’hebdomadaire Mous­tique en don­nant la parole au socio­logue des mou­ve­ments sociaux Érik Neveu3. Com­ment s’explique l’absence ou l’invisibilité de la souf­france, de la colère, de la révolte, bref du « malaise social » dans l’espace public ? Pour­quoi ne trouvent-elles ni débou­chés média­tiques, ni relais poli­tiques ? Com­ment on en est-on arri­vé à un tel degré de bru­ta­li­té consen­tie des rap­ports sociaux, à une telle pola­ri­sa­tion des inéga­li­tés, à une telle vio­lence exer­cée sur la vie des gens ? Le mous­tique, ici, cache l’essaim assoupi…

Il arrive, certes, qu’un jour­na­liste spé­cia­liste du dos­sier rap­porte des récits d’expérience, qu’il éta­blisse une série de don­nées et de faits « consis­tants » plu­tôt que sim­ple­ment « exis­tants », qu’il mette en pers­pec­tive des inter­ac­tions, des rap­ports de pro­duc­tion ou des nœuds de contra­dic­tion. Mais, même dans ce cas, on observe que la « main droite » du média concer­né tient peu compte de ce qu’écrit sa « main gauche » : le tra­vail de ques­tion­ne­ment plus diver­si­fié et plus struc­tu­rel qui peut être réa­li­sé au sein d’une même rédac­tion trouve rare­ment à s’intégrer dans les cadrages de l’actualité du débat en cours.

C’est pour­tant ce que par­vient à faire, à tra­vers la consis­tance des ques­tions qu’il pose à ses inter­lo­cu­teurs, sou­vent pétri­fiés, William MacA­voy, pré­sen­ta­teur-inter­vie­weur du pro­gramme d’information « News Night » d’Atlantis Cable News… dans la très per­ti­nente et ins­truc­tive série télé News­room. Mais ceci est une fic­tion, donc…

UN RAPPORT MODIFIÉ AU RÉEL

Com­ment inter­pré­ter cette réduc­tion des médias au rôle de caisse de réso­nance du bruit des opi­nions ? On ten­te­ra ici une hypothèse…

Dans l’univers des machines d’information en conti­nu, des réseaux sociaux et de la cap­ture des atten­tions indi­vi­duelles, il faut nour­rir « la bête ». En quan­ti­té et en inten­si­té. Et en sim­pli­ci­té d’abord : il convient de sus­ci­ter un inté­rêt de simple curio­si­té, à par­tir de for­mats réduits et conden­sés qui apla­tissent le sens, condi­tion pour qu’une com­mu­ni­ca­tion soit audible par le plus grand nombre dans le temps le plus court. Sur le plan d’intensité, on pri­vi­lé­gie ce qui sti­mu­le­ra au mieux les res­sorts connus en matière d’émotions col­lec­tives et d’excitations indi­vi­duelles. On informe désor­mais moins pour faire réflé­chir qu’on ne cherche à faire réagir et à faire adhé­rer à la sti­mu­la­tion (et à la marque qui la délivre). Cette logique d’audimat addic­tive, résume l’essayiste et psy­cha­na­lyste Roland Gori, consti­tue « le che­val de Troie de l’économie maté­rielle et sym­bo­lique du mar­ché dans le champ des médias »4.

Sur­tout, ce qu’il importe de com­prendre, note le même Roland Gori, c’est qu’au cœur de ce pro­ces­sus, « les conte­nus sont tou­jours seconds par rap­port à la struc­ture du mes­sage qui pro­duit la fidé­li­té du client ». La logique à l’œuvre s’appuie sur des dis­po­si­tifs for­mels qui, plus que le conte­nu des énon­cés d’information, condi­tionnent un rap­port modi­fié au réel : habi­tants de la « socié­té de l’information », nous nous trou­vons comme pris dans les filets d’un rap­port média­tique au monde qui a pour carac­té­ris­tique prin­ci­pale de faire chu­ter le cours de l’expérience, de la mémoire, du sens, des savoirs, de l’histoire même des choses vécues. Ceci, au pro­fit des codes, des valeurs, des croyances et des inté­rêts propres à l’appareil média­tique et à son pouvoir.

Dans le cadre de ce « trans­fert », le média­tique s’interdit de pen­ser le conte­nu de ce qui est dit ou le dis­cours qui le dit, pour mieux foca­li­ser toute la capa­ci­té de cer­veau dis­po­nible des publics sur la cen­tra­li­té de la com­mu­ni­ca­tion média­tique elle-même et sur ses « sauces piquantes » : la mise sur scène du match de boxe entre syn­di­cats archaïques et opi­nion moderne occulte l’enjeu de l’action syn­di­cale et les racines de celle-ci dans la vie sociale.

Autre­ment dit, la syn­taxe même du mes­sage tend à se sub­sti­tuer à son conte­nu, à sa signi­fi­ca­tion, dans le rap­port pré­ten­du au réel. « Les images parlent d’elles-mêmes », entend-on sou­vent. Or, on sait que les images se fabriquent et se com­mandent, alors que le réel est jus­te­ment ce qui ne dépend pas de nous, ce qui ne peut jamais se contrô­ler et rare­ment se prévoir.

Cette infor­ma­tion du spec­tacle, du « c’est à voir », de la mise en scène épouse d’autant plus faci­le­ment les pos­tures de l’opiniologie que, dans l’une comme dans les autres, la légi­ti­mi­té de l’exercice se plie à sa valeur mesu­rée en parts d’audience ou en état majo­ri­taire sup­po­sé de l’opinion publique. C’est le nombre qui dit le vrai aujourd’hui.

  1. Jean-Jacques Jes­pers, « Pré­ju­gés de classe et ligne édi­to­riale », Poli­tique, n° 93, jan­vier-février 2016.
  2. « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes, n° 318, jan­vier 1973.
  3. « Je m’étonne que ça ne pète pas plus sou­vent », Mous­tique, 14 octobre 2015.
  4. La Digni­té de pen­ser, Les liens qui libèrent, 2011.

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