Le retour de Frankenstein

Par Denis Dargent

Photo : Peter Cushing interprète Victor Frankenstein dans Le retour de Frankenstein (Frankenstein Must Be Destroyed) de Terence Fisher, 1969

Mary Shel­ley n’a pas vingt ans lorsqu’elle entame, en juin 1816, la rédac­tion du roman qui la ren­dra célèbre : Fran­ken­stein ou le Pro­mé­thée moderne, publié en mars 1818. Cette jeune anglaise est la fille de William God­win, théo­ri­cien poli­tique, pré­cur­seur de la pen­sée liber­taire, et de Mary Woll­sto­ne­craft, phi­lo­sophe, pion­nière du fémi­nisme com­bat­tant. L’enfant ne connai­tra pas sa mère qui meurt quelques jours après l’accouchement.

La genèse de Fran­ken­stein s’explique par les hasards de l’Histoire, de l’amour et de la météo. Suite à la défaite des armées napo­léo­niennes à Water­loo et après la paix de Vienne, les Anglais recom­mencent à affluer sur le conti­nent. Au mois de mai 1816, Mary God­win quitte l’Angleterre pour l’Italie ; elle est accom­pa­gnée de son amant, le poète anglais Per­cy Bysshe Shel­ley, et de sa demi-sœur, Claire Clai­re­mont. Le groupe fait un arrêt à Genève à la mi-mai, à la demande de Claire, dési­reuse de ren­con­trer son amour secret : l’autre grand poète anglais, George Gor­don Byron, dit Lord Byron…

Une ami­tié spon­ta­née nait alors entre les futurs époux Shel­ley (ils convo­le­ront quelques mois plus tard, après le sui­cide de l’épouse de Per­cy…) et le tem­pé­tueux Byron, accom­pa­gné par John William Poli­do­ri, son méde­cin, confi­dent et « homme à tout faire ». L’équipe décide de pro­lon­ger son séjour en Suisse et s’installe sur la rive gauche du Lac Léman, louant pour quelque temps deux demeures sur le ter­ri­toire de Coligny.

1816, c’est l’« année sans été. » L’hémisphère Nord est tou­ché par d’inquiétants phé­no­mènes cli­ma­tiques dus à l’explosion du vol­can indo­né­sien Tam­bo­ra, en avril de l’année pré­cé­dente (l’évènement cau­se­ra, indi­rec­te­ment, la mort de 200.000 per­sonnes à tra­vers le monde…).

Sur les bords du Léman, le mois de juin est exé­crable. Une pluie inces­sante confine Mary et ses amis dans la vil­la Dio­da­ti, où réside Byron. Un soir, ce der­nier les réunit au coin du feu. Et, pour tuer le temps, les invite à écrire une his­toire ter­ri­fiante comme celles qu’on trouve dans ce recueil tra­duit de l’allemand, Fan­tas­ma­go­ria­na, appor­té par Poli­do­ri. Un cau­che­mar plus tard – au cours duquel elle visua­lise l’assemblage d’un corps dans un mys­té­rieux labo­ra­toire –, et après une conver­sa­tion avec Byron et Shel­ley sur le prin­cipe vital et l’immortalité, Mary ébauche sa révi­sion du mythe pro­mé­théen, qu’elle met­tra près d’un an à écrire.

Le roman sus­ci­te­ra de nom­breux ava­tars : théâ­traux, lit­té­raires, gra­phiques et ciné­ma­to­gra­phiques sur­tout. Ce qui contri­bua à en diluer la sub­stance pre­mière, tout en assu­rant la pos­té­ri­té du mythe, l’un des plus fas­ci­nants qui soient.

Or que nous dit-il ce roman ? Quelle est son actualité ?

Fran­ken­stein, dont l’intrigue se situe à la fin du 18e siècle, dans l’onde de choc de la Révo­lu­tion fran­çaise, est une média­tion sur le thème du double, cette part d’ombre tapie en cha­cun de nous. La créa­ture peut-être per­çue comme une mani­fes­ta­tion phy­sique de la face cachée de son créa­teur. Le côté obs­cur de la Force, en lan­gage luca­sien. Mais Mary Shel­ley opère tou­te­fois un sur­pre­nant retour­ne­ment des valeurs. Vic­tor Fran­ken­stein est bel et bien un Pro­mé­thée moderne, mais un Pro­mé­thée qui aurait per­du son sens de l’altruisme, son sou­ci des autres, et ne serait plus obsé­dé que par sa propre quête. Le savant indi­vi­dua­liste ins­crit son action dans les pro­messes d’un nou­veau maté­ria­lisme bien­tôt sacra­li­sé : celui des révo­lu­tions indus­trielle et scien­ti­fique en cours. En cela, il incarne la vani­té de l’être humain, prompt à domi­ner son milieu natu­rel et à en vio­ler les lois, ne se sou­ciant ni des consé­quences éco­lo­giques ni d’une quel­conque éman­ci­pa­tion des peuples par la connaissance.

Si le « monstre », dési­gné comme tel, est irré­sis­ti­ble­ment hap­pé par la logique du mal, c’est bel et bien parce que le bien lui est refu­sé par une huma­ni­té qui ne le recon­nait pas et qui le rejette. La créa­ture de Fran­ken­stein ne com­met pas ses crimes par goût ou par volon­té poli­tique, mais parce que sa dif­fé­rence (phy­sique) lui a défi­ni­ti­ve­ment fer­mé les portes de la com­pas­sion humaine. Cette fata­li­té a entrai­né sa radicalisation.