La suite, l’abomination d’une guerre de tranchées, figée pour quatre années dans le sang, la mort, la mitraille, les gaz, les rats, le désespoir et les millions de victimes, est nichée dans un recoin de la conscience de chaque Européen. Puis le Traité de Versailles. L’humiliation de l’Allemagne. Le nationalisme revanchard qui conduira au nazisme, au fascisme, à la Shoah jusqu’à l’effondrement du « Reich de mille ans » à Berlin en mai 1945. Fin d’un des cycles les plus tragiques de l’Histoire moderne, voire de l’histoire humaine tout court. Nouvelle étape, certes plus constructive, l’alliance franco-allemande, scellée par De Gaulle et Adenauer, embryon de l’Union européenne, espace de paix entre les nations du vieux continent, depuis plus de soixante années.
Il aura fallu trois guerres, 1870, 1914, 1940, et des dizaines de millions de cadavres pour pacifier les deux rives du Rhin. Et ce, en plein cœur de la modernité, après les promesses de la raison et du progrès des Lumières. Après les projets de paix perpétuelle et du règne de cosmopolitique d’Emmanuel Kant. Malgré la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, malgré les rêves de Jean-Jacques Rousseau, malgré les avancées des sciences, le train lancé sur la voie du bonheur européen s’est fracassé sur Auschwitz. Goethe, le grand savant allemand, rappelait qu’il préférait une injustice à un désordre. Il y eu génocide et le désastre vertigineux de la guerre. « Weimar est à quelques kilomètres de Buchenwald ». Et après les camps d’extermination, il y eu la solennelle proclamation de « Plus jamais ça ». Et il y a eu Phnom Penh, Kigali, le Darfour…
Avec en filigrane cette lancinante question : quelles leçons peuvent tirer les hommes de la mémoire de leur histoire ? L’œil rivé au rétroviseur, on serait tenté de se murmurer : aucune. Revenons, ici encore, sur les impertinents propos de Régis Debray. La politique, « cette gestion de l’impuissance », l’incessante activité pour transformer la société, nous cache le politique, les principes qui structurent et immobilisent les sociétés à tout jamais. Ces propos visent à « couper l’élan » de nos rêves en politique, à « frustrer le désir », à « connaître les limites immanentes à toute entreprise politique ». Bref, derrière toute la volonté de changer le monde et de sacrifier au nouveau, il y a un filet d’archaïsmes qui nous enserre de manière indépassable. Les furieux bondissements du progrès vont de pair avec des reculs immémoriaux. Le livre du philosophe, « Jeunesse du sacré » l’illustre à merveille, des prétoires des palais de justice aux commémorations lunaires des révolutions « progressistes ». Les souterrains inconscients qui forgent le sens et le destin d’un groupe ou d’une communauté ne varient pas. Avec ou sans Facebook. Il y a des invariants anthropologiques que le temps, la science ou les réseaux sociaux n’érodent pas.
Au fond, c’est toute la philosophie de l’Histoire qui est interrogée au travers de la ressouvenance de cette époque de sang, de chair et d’acier. Face à ceux qui croient que l’Histoire ne nous apprend rigoureusement rien, car elle justifie tout et contient tout, se dressent les monumentales synthèses de l’enchainement causal des faits qui dessinent un destin, un sens pour l’humanité. Phénoménologie de l’esprit de Hegel où l’odyssée des hommes poursuit un dessein bien précis : la manifestation progressive de l’Esprit à lui-même, où tout, même les pires horreurs, ont une raison car il faut savoir « percevoir la rose sur la croix du présent » et où l’aboutissement s’incarne dans la traversée d’Iéna par Napoléon sur son cheval. Matérialisme historique de Marx et Engels qui renverse la dialectique idéaliste de Hegel et où les lois de l’Histoire suivent des stades en fonction du développement des techniques et de l’état des forces productives. Jusqu’aux thèses récentes et très controversées de Francis Fukuyama sur la fin de l’Histoire qui, par la chute des régimes « socialistes », devrait enfin s’arrêter, ayant épuisé la totalité des formes possibles qu’elle pouvait emprunter, et « marquerait la victoire définitive et sans appel du capitalisme comme mode de production universelle ». Triomphe de la démocratie de marché comme stade ultime de l’organisation optimale des sociétés. Mais il y eut depuis cette thèse qui fit grand bruit, le « choc des civilisations » de Samuel Huntington, le 11 septembre ou les révolutions arabes…
Plus encore la belle histoire, comme la décrit Hubert Reeves, celle de notre planète, de l’émergence de la vie et des civilisations depuis le Big-Bang, improbable perspective grâce à un ajustement inouï et d’une finesse quasi magique de forces qui se combinent, bref le récit des sciences de la nature, rejoint celui des sciences de l’homme, aboutissement de la moins belle histoire, celle du dérèglement potentiellement mortel pour l’homme des écosystèmes. Entrecroisement complexe des narrations scientifiques et des sciences humaines qui certes ont existé dans le réel de tout temps, mais dont l’interaction des effets devient à terme déterminante pour la suite de la vie sur terre. Profond bouleversement des paradigmes où la nature, jadis neutre dans l’histoire humaine, réservoir inépuisable où l’on pouvait se servir à satiété, réintègre enfin toute sa place dans l’indispensable et périlleux équilibre entre la démesure du projet humain et les limites matérielles de la biosphère. Impossible de réfléchir comme auparavant au sens de la destinée historique sans y introduire le premier acteur du spectacle du monde, la nature, non plus comme élément passif de retransformation au profit exclusif des hommes mais comme agent dynamique et interdépendant dont le rythme des cycles affecte en profondeur nos activités et nécessite impérativement tempérance et préservation. Pour faire mentir la terrible prophétie de Cioran : « l’homme est un animal qui a trahi et l’histoire est sa sentence ».
Ainsi, et pour revenir au centenaire du début de ce court XXème siècle, comme le qualifie Eric Hobsbawm (1914 – 1989), il est frappant de constater avec quelle ardeur, avec quelle inconscience, les jeunes de France et d’Allemagne étaient partis, au cœur de l’été 1914, la fleur au fusil, ivres de fierté nationale, « casser du boche ». Pierre Lemaitre, dans son roman « Au revoir là-haut », qui a obtenu le prix Goncourt, décrit remarquablement dès les premières lignes l’incroyable force de propagande qui fit croire à toute une nation que la guerre contre l’ennemi « héréditaire » serait gagnée en quelques semaines. Même l’internationale des travailleurs, lien si puissant entre les prolétaires de tous les pays, explosera en quelques jours. L’identité nationale transcendera-t-elle toujours la classe sociale ? Et du côté des cousins germains, même scénario, même enthousiasme, même foi inébranlable en une victoire courte et rapide. Du poilu au chef d’état-major, même cécité, même aveuglement, même illusion. Des erreurs qui « coûtent » plusieurs millions de morts devraient faire réfléchir. On sait, depuis Munich en 1938, qu’il n’en est rien. Sans parler du maréchal de Verdun à Vichy pour rester dans le même contexte.
Et qui furent ces serial killers de 1914, des fanatiques slavophiles aux catalyseurs d’intérêts impérialistes ? « Des gens ordinaires, apparemment sensés, bons pères de famille, peut-être bons époux, souvent intelligents, toujours cultivés » écrit Guy Konopnicki. Et ce sont eux qui vont enclencher la boucherie universelle qui ne se clôturera qu’en 1945 tant la Seconde Guerre mondiale est la conséquence de la Première. Comme quoi, comme le disait Paul Valéry, « la confusion mentale est pathologique quand on est seul, normale quand on est plusieurs ». Ces somnambules, inconscients du gouffre vers lequel ils précipitaient leurs peuples, il faut aujourd’hui plus que jamais s’en souvenir. Car un autre désastre se profile. D’une tout autre nature. D’une tout autre ampleur. Celui de l’effondrement des écosystèmes et du climaticide. Combien seront somnambules ? Combien seront réveillés ?