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Le sexisme dans la langue française

Illustration : Aurélia Deschamps

Comme nous le rap­pelle Mari­na Yaguel­lo, la langue est un « miroir cultu­rel, qui fixe les repré­sen­ta­tions sym­bo­liques, et se fait l’écho des pré­ju­gés et des sté­réo­types, en même temps qu’il ali­mente et entre­tient ceux-ci ». Habitué·e·s à par­ler notre langue depuis la nais­sance, nous n’avons pas conscience des phé­no­mènes d’invisibilisation des femmes et de leur déva­lo­ri­sa­tion qui peuvent s’y jouer. Mise en lumière de « petites règles » et par­ti­cu­la­ri­tés séman­tiques qui contri­buent au sexisme ambiant.

Le sexisme s’incruste dans les moindres inter­stices de la langue fran­çaise : à tra­vers son fonc­tion­ne­ment, sa gram­maire (absorp­tion du fémi­nin par le mas­cu­lin), ses dis­sy­mé­tries séman­tiques (inéga­li­té de sens entre un mot mas­cu­lin et son pen­dant fémi­nin), son mépris pour les femmes (voir la pléiade de qua­li­fi­ca­tifs inju­rieux ser­vant à dési­gner les femmes), son iden­ti­fi­ca­tion sociale des femmes (défi­nies par le père ou le mari) et à tra­vers les dic­tion­naires enfin, par­se­més de-ci de-là de cita­tions sexistes déva­lo­ri­sant les femmes.

LA MASCULINISATION DE LA LANGUE, UNE INVENTION RÉCENTE

Au cours du 17e siècle est appa­rue une défer­lante de modi­fi­ca­tions des règles gram­ma­ti­cales qui désor­mais favo­ri­saient dans de nom­breux cas le genre mas­cu­lin au détri­ment du genre fémi­nin lorsque des gram­mai­riens ont subi­te­ment décré­té que le genre mas­cu­lin était plus noble que le fémi­nin. Ces réformes de la langue fran­çaise à visée sexiste s’inscrivent dans les rap­ports de force entre les sexes de l’époque. En gram­maire, la règle « le mas­cu­lin l’emporte sur le fémi­nin » résonne en nous depuis notre petite enfance. C’est celle que l’on a apprise à l’école et que l’on applique depuis machi­na­le­ment dans toutes nos tour­nures de phrase.

Avant le 17e siècle, la règle d’accord des adjec­tifs et des par­ti­cipes pas­sés qui pré­va­lait, lorsque l’on cou­plait dans une même phrase des termes com­por­tant le genre fémi­nin et le genre mas­cu­lin, était la règle de proxi­mi­té. L’adjectif se rap­por­tant à des noms de genres dif­fé­rents ne se met­tait pas sys­té­ma­ti­que­ment au mas­cu­lin, comme c’est le cas aujourd’hui en fran­çais, mais s’accordait avec le nom le plus proche. On pour­rait éga­le­ment citer les règles d’invariabilité des par­ti­cipes pré­sents, l’imposition du mas­cu­lin dans le cas du pro­nom attri­but au sin­gu­lier, l’« adver­bia­li­sa­tion » des adjec­tifs (ou dit d’une manière moins détour­née, leur mas­cu­li­ni­sa­tion), ain­si qu’une cer­taine concep­tion de la for­ma­tion des noms fémi­nins (qui « décou­le­raient du masculin »).

Aujourd’hui, il ne fau­drait donc pas tant « fémi­ni­ser la langue » que stop­per sa mas­cu­li­ni­sa­tion enta­mée au 17e siècle !

LA DÉFÉMINISATION DES NOMS DE MÉTIERS

Jusqu’au 16e siècle, la langue fran­çaise n’éprouvait pas de dif­fi­cul­té pour fémi­ni­ser tous les noms de métier, y com­pris « nobles », parce que les femmes com­men­çaient à les exer­cer. L’on trou­vait ain­si des formes comme chi­rur­gienne, autrice, doc­to­resse ou méde­cine sans que l’homonymie de cer­tains mots soit consi­dé­rée comme pro­blé­ma­tique. Puis, aux 17e et 18e siècles, la fémi­ni­sa­tion a été tota­le­ment igno­rée pour réap­pa­raitre timi­de­ment au 19e et 20e et per­du­rer jusqu’à nos jours, du moins pour les « petits métiers »1.

Les pre­mières fémi­ni­sa­tions ne sou­le­vèrent pas de contes­ta­tions « jusqu’au moment où il devint patent que les femmes gagnaient chaque jour du ter­rain et com­men­çaient à s’installer dans les fiefs jusqu’alors mono­po­li­sés par les hommes. »2 Les avo­cates semblent être les pre­mières à s’être vues inti­mer l’ordre de se nom­mer au mas­cu­lin. Bien d’autres fémi­ni­sa­tions de noms de métier allaient subir ensuite le même genre de cri­tiques au fil de l’entrée des femmes dans ces branches. « Mais c’est sur­tout l’ouverture aux femmes de la citoyen­ne­té, de la magis­tra­ture et des fonc­tions publiques qui, après la Deuxième Guerre mon­diale, pous­sa les élites mas­cu­lines à refu­ser dans le domaine des sym­boles ce qu’elles ne pou­vaient plus refu­ser dans la réa­li­té. Cer­taines appel­la­tions se mirent alors à régres­ser, comme doc­to­resse »3.

À par­tir du 17e siècle, afin d’endiguer la pro­gres­sion des noms de métiers fémi­nins, il a été déci­dé que les termes mas­cu­lins suf­fi­raient désor­mais pour qua­li­fier les deux sexes, du moment qu’ils se ter­mi­naient par un –e (peintre, phi­lo­sophe), sup­pri­mant de la sorte les anciennes dési­nences qui carac­té­ri­saient les mots fémi­nins (pein­tresse, phi­lo­so­phesse,…). « Un peu plus tard, [les aca­dé­mi­ciens de la langue fran­çaise] ont tout bon­ne­ment pro­po­sé de faire dis­pa­raitre les termes fémi­nins, quand, à leur docte avis, ils dési­gnaient des acti­vi­tés dignes des seuls hommes (autrice, méde­cine…) »4.

Suite à tout cela, un grand nombre de flexions fémi­nines de noms ont dis­pa­ru au 17e. Pour exemples : arti­fi­cière, autrice, capi­tai­nesse, cler­gesse, défen­de­resse, deman­de­resse, domp­te­resse, finan­cière, inven­trice, jugesse, libra­resse, méde­cine, offi­cière, pein­tresse, poé­tesse, phi­lo­so­phesse, pré­voste, pro­phé­tesse, vain­que­resse, etc.

DU RIDICULE DES MOTS

Les argu­ments sou­vent avan­cés afin de dis­cré­di­ter cer­taines fémi­ni­sa­tions de mots tiennent au ridi­cule des mots, à leur rare­té ou à leur sono­ri­té. Eliane Vien­not décons­truit brillam­ment ces trois argu­ments de la façon sui­vante : « A quoi tient donc le ridi­cule ? S’agit-il d’une pro­prié­té intrin­sèque à cer­taines formes ? Mais alors pour­quoi séna­trice et chan­ce­lière seraient-elles ridi­cules, quand ins­ti­tu­trice et ouvrière ne le sont pas ? Est-il lié à la rare­té de l’emploi de cer­tains mots ? Mais alors pour­quoi autrice, long­temps uti­li­sé et tou­jours uti­li­sable par et pour des mil­liers de femmes, serait-il plus ridi­cule qu’aviatrice, que l’Académie se féli­cite d’avoir accep­té dès 1935, mal­gré le peu de femmes concer­nées ? Cer­taines sono­ri­tés seraient-elles en cause ? Mais alors pour­quoi doc­to­resse, mai­resse, poé­tesse seraient-ils plus ridi­cules qu’altesse ou prin­cesse ? »5

L’usage per­met aus­si gran­de­ment l’assimilation des nou­veaux mots avec les­quels nous pour­rions ne pas être à l’aise dans un pre­mier temps. Il suf­fit de pen­ser à tous ces néo­lo­gismes qui émergent dans les dic­tion­naires chaque année, qui nous font quelques fois sour­ciller mais qui finissent tou­jours pas s’installer natu­rel­le­ment dans nos échanges lin­guis­tiques. Devons-nous de plus rap­pe­ler que la visée du dic­tion­naire est d’être témoin des chan­ge­ments des pra­tiques orales et de se consti­tuer en « obser­va­toire », et non pas en « conservatoire » ?

DYSSYMÉTRIE SÉMANTIQUE

Le voca­bu­laire fran­çais est for­te­ment sexué et véhi­cule un grand nombre de pré­ju­gés sexistes à l’égard des femmes. Ceux-ci se révèlent d’une manière par­ti­cu­liè­re­ment édi­fiante dans les dis­sy­mé­tries séman­tiques. Les dis­sy­mé­tries séman­tiques pro­viennent de « l’inégalité de sens entre un mot mas­cu­lin et son fémi­nin. […] Le mot fémi­nin com­porte une nuance péjo­ra­tive, néga­tive ou car­ré­ment dégra­dante alors que le mas­cu­lin se veut neutre ou noble. »6 Pour simple exemple, un gars est un gar­çon ; une garce est une femme de mau­vaise vie.

Ces dix der­nières années, de nom­breux tra­vaux ont été réa­li­sés pour recher­cher la dis­sy­mé­trie séman­tique pré­sente dans le lexique concer­nant les femmes, et la liste des exemples pos­sibles est extrê­me­ment longue. À noter que « l’oppresseur [ici, l’homme] dis­pose géné­ra­le­ment d’un régime de mépris infi­ni­ment plus éten­du vis-à-vis de l’opprimé [la femme] que celui-ci vis-à-vis de l’oppresseur. […] Le droit de nom­mer est une pré­ro­ga­tive du groupe domi­nant sur le groupe domi­né. Ain­si les hommes ont-ils des mil­liers de mots pour dési­gner les femmes, dont l’immense majo­ri­té sont péjo­ra­tifs. L’inverse n’est pas vrai. La dis­sy­mé­trie, à la fois quan­ti­ta­tive et qua­li­ta­tive, est fla­grante. »7

INTERROGER NOTRE MANIÈRE D’ÉCRIRE

Nous invi­tons chacun·e à prendre connais­sance des dif­fé­rentes manières d’écrire plus res­pec­tueuses de l’égalité femmes-hommes et qui com­mencent à émer­ger un peu par­tout sur le net8. Nous encou­ra­geons éga­le­ment les instituteurs·trices à mesu­rer l’impact de cer­taines for­mu­la­tions hié­rar­chi­santes (tel le notoire mas­cu­lin l’emportant sur le fémi­nin). Nous sommes bien conscient·e·s que vou­loir trans­for­mer la langue peut créer des réti­cences. La plu­part d’entre nous avons une repré­sen­ta­tion figée et puriste de la langue et on ne pense pas qu’elle puisse être quelque chose de modi­fiable. Pour­tant, « la langue est une construc­tion sociale, elle n’est pas un objet figé dépo­sé quelque part et soi­gneu­se­ment gar­dé. Elle n’est que l’ensemble des pra­tiques, à l’oral et à l’écrit, de mil­lions de per­sonnes qui com­mu­niquent entre elles. »9 Elle est le reflet de la socié­té et évo­lue constam­ment pour nom­mer les nou­velles réa­li­tés sociales, tech­niques, scien­ti­fiques, etc. « La langue est un sys­tème sym­bo­lique enga­gé dans des rap­ports sociaux. »10 Elle n’est donc pas neutre et il ne tient qu’à nous d’influer sur son conte­nu sym­bo­lique pour qu’il soit plus res­pec­tueux de l’égalité entre les femmes et les hommes.

  1. Cf. Béa­trice Frac­chiol­la, Anthro­po­lo­gie de la com­mu­ni­ca­tion : la ques­tion du fémi­nin en fran­çais, Core­la, 6 – 2, 2008, pp. 1 – 12 et « Vers une gram­maire fémi­niste dans votre maga­zine ».
  2. Éliane VIENNOT, Maria CANDEA, et al., L’Académie contre la langue fran­çaise. Le dos­sier « fémi­ni­sa­tion », Édi­tions iXe, 2016, pages 93 – 94.
  3. Ibid. pages 93 – 94.
  4. Ibid., page 91.
  5. Ibid., page 102.
  6. Béa­trice Frac­chiol­la, 2008, op. cit., pp. 1 – 12.
  7. Mari­na Yaguel­lo, Les mots et les femmes, Payot, 1987, page 149 – 150.
  8. Voir le manuel d’écriture inclu­sive ou les pré­co­ni­sa­tions d’É­liane Vie­not.
  9. Le Nou­vel Obser­va­teur, « Le mau­vais “gen­der” peine à séduire les lin­guistes », 2013. Dis­po­nible sur : http://feministesentousgenres.blogs.nouvelobs.com/archive/2013/12/15/titre-de-la-note-516027.html
  10. Mari­na Yaguel­lo, Les mots et les femmes, Payot, 1987, page 7.


Ce texte est une version remaniée et réduite de l’analyse produite pour les FPS « Le sexisme dans la langue française » par Sandra Roubin. La version intégrale de ce texte, comprenant de nombreux développements et références bibliographiques, est disponible ici.