Entretien avec Mateo Alaluf

Le socialisme, projet toujours émancipateur ou simple réformisme gestionnaire ?

Illustration : Vanya Michel

Mateo Ala­luf, pro­fes­seur émé­rite de socio­lo­gie à l’ULB, vient de publier un essai pas­sion­nant sur l’identité du mou­ve­ment socia­liste inti­tu­lé Le socia­lisme malade de la social-démo­cra­tie. Au tra­vers d’une ana­lyse his­to­rique depuis le 19e siècle jusqu’à nos jours dans cinq pays euro­péens (Bel­gique, Alle­magne, Suède, France et Grande-Bre­tagne), l’auteur y décor­tique les trans­for­ma­tions des mou­ve­ments socia­listes qui évo­luent des idéaux éman­ci­pa­teurs de la classe ouvrière vers une conver­sion au social-libé­ra­lisme.  

Mateo Ala­luf ana­lyse en effet com­ment ce pas­sage au réfor­misme ges­tion­naire par l’abandon du « mar­xo-key­né­sia­nisme » — afin notam­ment de ral­lier les classes moyennes — se tra­duit par une adhé­sion à l’ordre domi­nant du monde par­ti­cu­liè­re­ment signi­fi­ca­tive aujourd’hui, même si cette adhé­sion varie fort entre les dif­fé­rents par­tis socia­listes. Et même si la vigueur retrou­vée du socia­lisme dans les pays anglo-saxons porte des traces d’espérances nou­velles, il n’en reste pas moins que l’avenir du mou­ve­ment socia­liste, sin­gu­liè­re­ment en Europe, est pro­fon­dé­ment empli d’incertitudes.

Le cœur de votre essai porte sur les métamorphoses de la gauche et du mouvement socialiste tout au long du 20e siècle et du début de ce siècle. Le socialisme serait selon vous passé d’un projet émancipateur à une logique exclusivement gestionnaire. Pourquoi ce basculement et comment s’est-il articulé ?

Cette ques­tion est dif­fi­cile dans le sens où le mot ges­tion­naire dans l’histoire du socia­lisme a un double sens.

Un pre­mier sens qui est celui de la ges­tion des réformes, ce qu’atteint « l’âge d’or » du socia­lisme, à savoir la période de l’après-guerre jusqu’au milieu des années 1970. C’est un socia­lisme ges­tion­naire. Un socia­lisme qui gère pour la pre­mière fois avec un pro­jet qui lui est propre. Il s’était construit dans l’Entre-deux-guerres au tra­vers d’un pro­jet poli­tique et éco­no­mique que j’ai appe­lé le mar­xo-key­né­sia­nisme. Au fond, ce pro­jet qui a pro­duit l’État social, la Sécu­ri­té sociale et les ser­vices publics consti­tue la marque de fabrique du socia­lisme et a consi­dé­ra­ble­ment amé­lio­ré la condi­tion ouvrière. Aujourd’hui, par rap­port au len­de­main de la guerre, nous tra­vail­lions deux fois moins et nous sommes deux fois plus nom­breux à occu­per des emplois, le temps de tra­vail a dimi­nué et le niveau de vie a consi­dé­ra­ble­ment aug­men­té ! Donc cette ges­tion socia­liste a consi­dé­ra­ble­ment amé­lio­ré la condi­tion des tra­vailleurs. Il a pro­fon­dé­ment trans­for­mé la socié­té. Bien sûr, tout n’est pas rose comme la poli­tique colo­nia­liste que les socia­listes ont approu­vée. Il y a de nom­breux côtés sombres, mais, glo­ba­le­ment, ça a été un pro­grès consi­dé­rable et une réforme de la socié­té par la ges­tion socia­liste et par une vision propre de ce qu’était la ges­tion de l’État.

Et puis, il y a la deuxième ver­sion de la ges­tion, celle d’après 1975, dans le cadre d’un nou­veau régime du capi­ta­lisme : le capi­ta­lisme mon­dia­li­sé. Peut-être la manière la plus radi­cale de l’illustrer peut s’incarner dans le cas de la Suède. Ce pays était l’expression la plus avan­cée de la social-démo­cra­tie. C’était là où l’égalité avait le plus pro­gres­sé par rap­port à tous les autres pays du monde. Et c’est pour­tant là où le retour­ne­ment a été le plus rapide. Ce modèle éga­li­taire a en effet été véri­ta­ble­ment ter­ras­sé par la mon­dia­li­sa­tion, par l’internalisation du capi­tal, par le fait que les inves­tis­se­ments ne se fai­saient plus en Suède, mais que le capi­tal s’accumulait au niveau inter­na­tio­nal. Ce qui fait que les Sué­dois, contrai­re­ment à ce que l’on pense aujourd’hui, ont été par­mi les pre­miers à entrer dans ce qu’on a appe­lé la « troi­sième voie » emprun­té plus tard par Blair et de Schrö­der. La Suède qu’on conti­nue de pré­sen­ter comme un modèle de socia­lisme ne l’est plus depuis long­temps. C’est au contraire deve­nu un véri­table contre-modèle de socia­lisme. C’est là que les inéga­li­tés pro­gressent le plus. À tra­vers cet exemple, on voit très bien com­ment les socio­dé­mo­crates se sont recon­ver­tis par rap­port à ce nou­veau régime du capi­ta­lisme. Cer­tains, comme les tra­vaillistes anglais, y ont été très fort avec Tony Blair, d’autres encore plus forts que Blair, comme le SPD de Schrö­der en Allemagne.

En Belgique, le PS et le SPA, désormais Vooruit, ont-ils aussi abandonné le marxo-keynésianisme ? Et, dans l’affirmative avec quels objectifs politiques et électoraux ? Celui de rallier les classes moyennes ?

La volon­té de ral­lier les classes moyennes, c’est vrai pour toute la social-démo­cra­tie. Mais cela s’est fait à des degrés dif­fé­rents sui­vant les pays. En ce qui concerne la Bel­gique, on ne peut pas trai­ter de la même manière, le PS et Voo­ruit (ex- SPA). Ils n’ont pas sui­vi la même évo­lu­tion. Celui qui va le plus dans le sens évo­qué des deux par­tis socia­listes belges, c’est à tous points de vue le SPA.

Petit rap­pel his­to­rique. En Bel­gique, au milieu des années 1950, le point cen­tral de la gauche, c’est le pro­gramme de réformes de struc­tures de la FGTB. Puis, de 1960 à 61, c’est la grève géné­rale. C’est dans ce mixte syndicat/parti que se forme la base de la social-démo­cra­tie. D’une manière géné­rale, c’est le par­ti qui a le pre­mier rôle, le syn­di­cat vient en second. Or, à par­tir du milieu des années 50 jusqu’au début des années 60, en Bel­gique, c’est le syn­di­cat qui vient avant le par­ti, avec notam­ment la figure d’André Renard. Résul­tat, le PSB ne va pas à droite comme la plu­part des autres par­tis socio­dé­mo­crates euro­péens, mais il va au contraire plu­tôt à gauche.

Aujourd’hui, dans la logique des poli­tiques d’austérité, il faut adap­ter le « mana­ge­ment public », c’est-à-dire intro­duire le mar­ché dans les ser­vices publics. On pense que c’est la seule bonne manière de gérer. Pro­gres­si­ve­ment, on devient de plus en plus convain­cu par ce mode de ges­tion. Cela se fait à des degrés divers. Ain­si, le SPA, notam­ment à tra­vers Frank Van­den­broucke, est tota­le­ment séduit par le modèle Blair et « l’État social actif ». Le SPA adhère à cette ten­dance alors que le PS la subit. Je ferais remar­quer aus­si qu’au fond le pre­mier gou­ver­ne­ment qui tra­duit avec force cette ten­dance-là en Bel­gique après 1980 – 81, c’est le gou­ver­ne­ment Mar­tens-Gol dans lequel ne figurent pas les socia­listes. Mais en revanche, les socia­listes fai­saient bien par­tie du gou­ver­ne­ment qui pré­cé­dait, et c’est le ministre SPA de l’Emploi et du Tra­vail, Roger De Wulf qui intro­duit la notion de « coha­bi­tant » dans la règle­men­ta­tion du chô­mage. Cette notion sera le ver dans le fruit qui va déstruc­tu­rer la règle­men­ta­tion du chô­mage et infé­rio­ri­ser les femmes dans l’indemnisation.

Pourquoi les socialistes, malgré la persistance et l’amplification de la crise du capitalisme, n’ont-ils fait que perdre en légitimité politique ?

Logi­que­ment la crise aurait dû rame­ner les socia­listes à l’avant-plan. Mais leur dis­cours est deve­nu inau­dible parce que, de1988 à 2014, les socia­listes se sont vus iden­ti­fiés aux poli­tiques d’austérité. Et ce, quoiqu’ils aient pu faire en réa­li­té pen­dant cette période. Pour des gens qui ont accé­dé à la vie d’adultes et qui sont aujourd’hui au centre de la socié­té, c’est la seule chose qu’ils ont connue. Les socia­listes ont essayé de limi­ter ces poli­tiques, on peut dis­cu­ter de cela. Mais les dis­cours qui sont tenus aujourd’hui ne sont plus audibles et en par­ti­cu­lier par­mi les tra­vailleurs. Le pro­blème essen­tiel, c’est la pré­sence gou­ver­ne­men­tale sys­té­ma­tique des par­tis socia­listes en Bel­gique pen­dant 26 ans, qui fait qu’aujourd’hui la parole socia­liste a très dif­fi­cile à passer.

Quels liens actuellement entre parti et syndicat ? Entre le PS et la FGTB ? Quelle attitude politique adopter face à la reconfiguration du salariat, à la perte de centralité de l’entreprise et à l’émergence de nouveaux partis de gauche ?

Pre­mière chose, c’est que, contrai­re­ment à ce qui vient à l’esprit de prime abord, les réfor­mistes n’ont jamais réa­li­sé de réforme d’eux-mêmes. Les réfor­mistes ont sur­tout réa­li­sé les réformes parce qu’ils étaient sous le coup d’un mou­ve­ment social, parce qu’il y avait la « peur du rouge ». Au len­de­main de la guerre et pen­dant toute cette période, il y a eu l’attrait exer­cé par l’Union sovié­tique dans les pays occi­den­taux. Et il y a eu dans ces pays des par­tis com­mu­nistes rela­ti­ve­ment forts et des mou­ve­ments sociaux extrê­me­ment puis­sants. C’est donc dans ce contexte que les réfor­mistes ont pu et ont fait des réformes impor­tantes dans les coa­li­tions gou­ver­ne­men­tales aux­quelles ils par­ti­ci­paient. Depuis lors, la peur du rouge a dis­pa­ru. La chute du Mur de Ber­lin, ce moment sym­bo­lique essen­tiel, a eu lieu. Aujourd’hui, ce qui est donc à mon avis cen­tral pour la recons­ti­tu­tion du rap­port de force, c’est la peur du social. Si on veut par­ti­ci­per à des gou­ver­ne­ments qui réforment, il faut qu’il y ait cette peur du social. Et la crise sani­taire nous le montre à mer­veille. On a vu en France le rôle qu’ont joué les Gilets jaunes pen­dant une période dès lors qu’on avait peur d’eux. Main­te­nant, ils ne jouent plus aucun rôle parce qu’on n’a plus peur d’eux, on a peur d’autre chose. On est gou­ver­né dans la crise, en ayant peur du virus. Dans cette ques­tion de peur du social pour ini­tier des réformes qui changent la socié­té, la place des syn­di­cats est en tout cas essentielle.

De plus, il faut ajou­ter qu’avant, le Par­ti socia­liste était qua­si seul sur le seg­ment de gauche. Aujourd’hui, il y a les éco­lo­gistes et il y a la gauche radi­cale, le PTB en Bel­gique. C’est un chan­ge­ment plus impor­tant encore que son recul élec­to­ral : il n’est plus hégé­mo­nique à gauche. Pour les syn­di­cats, c’est moins vrai, mais eux-aus­si ne sont plus seuls sur le seg­ment social : ils y sont concur­ren­cés par des mou­ve­ments citoyens et associatifs.

Ceci pour dire qu’à l’avenir le rap­port syndicat/parti ne pour­ra plus être le même que par le pas­sé. C’est un rap­port à réin­ven­ter. De même, le syn­di­ca­lisme ne peut plus être celui qu’il a été dans le pas­sé, c’est-à-dire un syn­di­ca­lisme qui tirait sa force des entre­prises. Aujourd’hui, une grande par­tie des sala­riés ne tra­vaillent dans aucune entre­prise, mais au tra­vers de l’économie de pla­te­forme. Aujourd’­hui, du point vu syn­di­cal, le pro­blème essen­tiel, c’est de savoir com­ment orga­ni­ser les tra­vailleurs face à cette nou­velle situa­tion et com­ment envi­sa­ger les actions, notam­ment la grève. On voit bien d’ailleurs que le dur­cis­se­ment de la répres­sion porte sur le fait d’entraver le tra­fic, d’entraver la mobi­li­té et les moyens de com­mu­ni­ca­tion. Parce que le capi­tal aujourd’hui joue sur l’accélération des flux. Les pièces cir­culent, dans les aéro­ports, sur les auto­routes, sur les che­mins de fer. Les lieux déci­sifs des com­bats, des grèves sont moins ceux de l’industrie lourde que ceux des trans­ports publics. On voit d’ailleurs bien à quel point c’est stra­té­gique à la manière dont la jus­tice s’est déchai­née à Anvers parce qu’on avait blo­qué le port ou, à Liège, contre les syn­di­ca­listes, qui sont encore aujourd’hui en pro­cès en appel, parce qu’ils avaient blo­qué un pont d’autoroute.

Marx pose l’écologie au cœur de sa critique du capitalisme dans le cadre de son analyse du programme du parti social-démocrate allemand soumis à son congrès de 1875. Le premier pas vers l’écosocialisme et l’articulation entre luttes sociales et luttes écologiques ?

La socia­li­sa­tion dans la répar­ti­tion de richesses, fon­de­ment du socia­lisme, c’est le sys­tème qui est à la base de l’Etat social et qui a bien fonc­tion­né, dans une période de forte crois­sance jusqu’au milieu des années 1970. Ce méca­nisme a été cen­tral et a engen­dré les ser­vices publics et la sécu­ri­té sociale dont nous béné­fi­cions aujourd’hui. Mais, para­doxa­le­ment, je crois que ce méca­nisme est aus­si cen­tral pour l’écologie. C’est sur ce prin­cipe que l’on peut fon­der une éco­lo­gie qui a une véri­table por­tée, une éco­lo­gie radi­cale peut-être. C’est aus­si l’idée clé pour l’avenir que redis­tri­buer, ce n’est pas que redis­tri­buer de l’argent, mais c’est aus­si redis­tri­buer du commun.

Le socialisme est-il concevable sans le prolétariat ?

À mon avis, le socia­lisme n’est pos­sible qu’avec les classes popu­laires. Dans beau­coup de pays, les par­tis socia­listes sont les repré­sen­tants des classes aisées — beau­coup plus majo­ri­taires dans leur élec­to­rat que les classes popu­laires -, mais ce n’est pas le cas en Belgique.

Un des chapitres du livre porte sur l’Europe. Quelle stratégie socialiste dans l’Union européenne ?

En 1988, on a orga­ni­sé la libé­ra­tion des capi­taux dans une Europe où les par­tis socia­listes étaient pra­ti­que­ment tous au pou­voir. Si les socia­listes avaient juste pu dire que la libé­ra­tion des capi­taux et l’harmonisation fis­cale allaient de pair, la face de l’Europe aurait été dif­fé­rente aujourd’hui.

Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ?

Parce qu’ils étaient acquis au néolibéralisme.

Ce sont les socialistes libéraux qui ont fait l’Europe ?

Non. L’Europe a été faite par les libé­raux et par les démocrates-chrétiens.

L’avenir du socialisme se dessine-t-il aujourd’hui pour une part dans le monde anglo-saxon ?

Je pense que ce nou­veau socia­lisme anglo-saxon peut être pré­cur­seur pour l’Europe occi­den­tale dans la mesure où il s’agit d’un socia­lisme très dyna­mique en expan­sion, qui donne le ton, qui réha­bi­lite une idée qui appa­rais­sait un peu vieillotte. Elle appa­rait par­ti­cu­liè­re­ment jeune lorsqu’on la découvre à par­tir des États-Unis. J’ai été aus­si fort impres­sion­né à la lec­ture de dif­fé­rentes publi­ca­tions de ces mou­ve­ments, notam­ment par les très fortes réfé­rences à l’histoire du socia­lisme euro­péen, aux conflits qu’ils l’ont tra­ver­sé et aux leçons qu’ils essaient d’en tirer.

Mateo Alaluf, Le socialisme malade de la social-démocratie, page 2 & Syllepse, 2021.

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