Misanthropie 6

Le tropisme de l’aversion

Par Denis Dargent

Suite et fin de cette séquence par­ti­cu­lière, regard sub­jec­tif por­té sur cinq ava­tars de ce que j’appellerai, faute de mieux, misan­thro­pie cri­mi­nelle contem­po­raine : les tueurs de masse, dont il me parais­sait impor­tant de pré­ci­ser quelque peu la typo­lo­gie ; Charles Man­son, le tueur par sug­ges­tion deve­nu, qu’on le veuille ou non, une icône pop ; le film M. Le Mau­dit qui intro­dui­sit la figure du serial killer dans la culture de masse et, par là même, dans l’inconscient col­lec­tif ; Lan­dru dont la morale libé­rale nous rap­pelle que, contrai­re­ment à l’adage, le crime paye bel et bien ; et puis Théo­dore Kac­zyns­ki, alias Una­bom­ber, qui aurait été un excellent com­pa­gnon de route si sa geste n’avait été stu­pi­de­ment meurtrière.

Bali­ser ain­si le ter­ri­toire de la haine ordi­naire, me per­met­tait de médi­ter quelque peu sur l’usage du mot misan­thro­pie (ou aver­sion pour l’espèce humaine) et d’en appré­cier l’actualité. Or, le terme s’emploie assez peu de nos jours, il parait même tom­bé dans une désué­tude rela­tive alors que, para­doxa­le­ment, le genre humain alié­né (par l’argent, la reli­gion, etc.) semble avoir bat­tu des records en matière d’actes mépri­sables et révol­tants au cours de ces der­nières décen­nies ! De quoi géné­rer un fort cou­rant de pen­sées et d’attitudes misan­thro­piques, non ?

En 1930, dans son Second mani­feste du sur­réa­lisme, André Bre­ton, son­deur émé­rite de nos dési­rs incons­cients, comme envoû­té de vio­lence misan­thrope, écrit : « L’acte sur­réa­liste le plus simple consiste, revol­vers aux poings, à des­cendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. Qui n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit sys­tème d’avilissement et de cré­ti­ni­sa­tion en vigueur a sa place toute mar­quée dans cette foule, ventre à hau­teur du canon. »

Quelques lignes plus loin, tem­po­ri­sant quelque peu ce sur­saut atra­bi­laire, il pré­cise : « Tout est à faire, tous les moyens doivent être bons à employer pour rui­ner les idées de famille, de patrie, de reli­gion. »

C’est sûr, un/une misan­thrope (terme épi­cène)1 som­meille en cha­cun de nous. Pour autant, sommes-nous toutes et tous des criminel·les en puis­sance ? Et les assas­sins sus­men­tion­nés agis­saient-ils par esprit de pure misan­thro­pie ? Ce qui nous pousse à agir, notre tro­pisme incons­cient, contient-il un indice misan­thro­pique éle­vé ? Le tro­pisme de l’aversion ?

Ce misan­thro­pisme serait-il accep­table en tant que tel ? Source de vio­lence, de bru­ta­li­té… ou de sagesse dans un monde abru­ti d’humanité ? Peut-on, à l’occasion, vouer aux gémo­nies nos sem­blables, tout en conser­vant un tem­pé­ra­ment fra­ter­nel et solidaire ?

Jusqu’à ce jour, je n’ai trou­vé que des linéa­ments de réponse dans les figures clas­siques de la misan­thro­pie : Timon d’Athènes, le phi­lo­sophe grec qui ins­pi­ra la pièce de Sha­kes­peare, et Alceste, LE Misan­thrope de Molière. Tous deux se sont révol­tés contre les maux de leur temps : l’hypocrisie, la four­be­rie, le men­songe, l’intérêt et la lâche flat­te­rie. Déçus, pous­sés par le déses­poir, ils en ont conçu une haine pro­fonde pour leurs contemporain·es et l’envie tenace de s’expatrier hors de la socié­té humaine. C’est ce repli de toute huma­ni­té, qu’énonce Alceste :

Je vais sor­tir d’un gouffre où triomphent les vices,

Et cher­cher sur la terre un endroit écarté

Où d’être homme d’honneur on ait la liberté.

L’exil comme remède à la misan­thro­pie ? Mais dans quelle terre incon­nue échap­per à nos contemporain·es ?

  1. Notons qu’au 17e siècle on employait le terme misan­thrope au mas­cu­lin, pour dési­gner une petite voi­ture à une seule place (aus­si appe­lée déso­bli­geante).