Pour les dominants, le mouvement des gilets jaunes prouverait une fois de plus que l’écologie ne serait pas soluble au sein des milieux populaires. On veut bien admettre que les pauvres des pays du Sud partagent d’autres valeurs, d’autres styles de vie que ceux des puissants, on veut bien reconnaitre que les principaux concepts pour penser la transition écologique nous viennent justement des pays pauvres mais cet amour des milieux populaires s’arrêtent paradoxalement à nos frontières…
Le peuple de gauche et plus encore les milieux écologistes aiment beaucoup les « gens de peu » (Pierre Sensot), les gens ordinaires, les gens modestes mais ceux d’avant ou ceux d’ailleurs pas ceux d’ici et maintenant. Il faudrait déjà un certain niveau de pouvoir d’achat pour commencer à s’intéresser à la situation de la planète (et aussi à celle des autres), il ne faudrait plus avoir de fins de mois difficiles pour être capable de penser à la fin du monde, c’est-à-dire à la crise écologique.
C’est à qui dénoncera le plus vertement leur rêve de grand écran de télévision, leurs vieilles voitures polluantes, leurs logements mal isolés, leurs achats dans les hypermarchés, leur goût pour la viande rouge et les boissons sucrées, leurs rêves de zones pavillonnaires et de vacances bon marché, etc. Les élites auraient donc raison : « salauds de pauvres qui consommez si mal ! ». Le pire c’est que ce discours d’enrichis finit par contaminer ceux qui, à gauche et dans les milieux écologistes, se disent le plus conscients des enjeux planétaires et sociaux. Au moins, les riches achèteraient des produits bio, auraient des voitures électriques, des maisons bien isolées et lorsqu’ils prennent l’avion pour leurs vacances, ils achèteraient des compensations carbone, etc. C’est contre cette idée qu’il n’y aurait rien de bon à attendre des milieux populaires que j’ai eu envie de lancer un coup de gueule en publiant en 2014, Écologie et cultures populaires.
ÉCOLOGIE ET RAPPORTS DE CLASSE
Ce livre prolonge la tenue du Forum national de la pauvreté que j’avais co-organisé avec mes amis d’Emmaüs en juillet 2012 à Lescar-Pau en France sur le thème : « Que peuvent nous apprendre les cultures populaires ? ». Il dialogue, également, avec celui de l’ancien journaliste du Monde, Hervé Kempf1, car si les riches détruisent bien la planète, j’ajoute que ce sont les milieux populaires qui peuvent la sauver. Provocation certes… mais provocation à penser dans la direction de ce qu’on nomme aujourd’hui l’écologisme des pauvres, laquelle soutient que les milieux populaires (principalement du Sud) n’ont même pas besoin du mot « écologie » pour être beaucoup plus écolos que les riches, mais aussi que beaucoup d’écolos des pays opulents.
Ce coup de cœur en réhabilitation des milieux populaires est fondé sur des centaines d’ouvrages de sociologues, d’économistes, de géographes, d’historiens, de psychologues, d’ethnologues et d’anthropologues. Je démontre donc, chiffres officiels des gouvernements à l’appui, que tous les indicateurs prouvent que les milieux populaires ont un bien meilleur « budget carbone », une bien meilleure « empreinte écologique », un bien plus faible écart par rapport à la « bio-capacité disponible », un bien meilleur indice « planète vivante » (concernant l’impact des activités sur la biodiversité), un « jour de dépassement de la capacité régénératrice de la planète » plus tardif, une moindre emprise sur la « déplétion2 des stocks non renouvelables », en raison déjà d’une moindre utilisation de la voiture et de l’avion, mais aussi parce qu’ils font durer plus longtemps leurs biens d’équipements. Bref, par rapport à l’objectif d’émettre quatre fois moins de gaz à effet de serre par rapport à 1990, si les riches ont « tout faux », les milieux populaires font déjà bien mieux, même si tout n’est pas parfait !
UN AUTRE MODE DE VIE
Le risque serait, cependant, de croire que ce n’est que parce qu’ils sont pauvres que les milieux populaires polluent beaucoup moins et non pas parce qu’ils sont « populaires », c’est-à-dire parce qu’ils partagent d’autres modes de vie, une autre conception de la « vie bonne ».
Le poète Arthur Rimbaud appelait au 19e siècle à redevenir des voyants, c’est-à-dire à rendre visible l’invisible. Existe aujourd’hui la même urgence car les gens ordinaires n’ont plus droit de cité, ne sont plus reconnus pour ce qu’ils sont véritablement. Souvenez-vous de la bêtise grasse du grand publicitaire du système, Jacques Séguéla soutenant que « si à 50 ans, on n’a pas de Rolex, c’est qu’on a raté sa vie »… J’ai bientôt 60 ans et toujours pas de montre de luxe, mais ce n’est pas d’abord parce que je n’en ai pas les moyens financiers, mais parce que je n’en ai pas le désir, sauf que les puissants n’arrivent même plus à imaginer qu’on puisse avoir d’autres désirs qu’eux, qu’on puisse rêver d’une autre vie !
Un pauvre n’est pourtant pas un riche auquel ne manquerait que l’argent. Nous acceptons trop, y compris dans les milieux de gauche et de l’écologie, la définition que les enrichis se font des gens ordinaires, des gens du commun, une définition toujours en termes de manque. En économie, la manque de pouvoir d’achat ; en culture, le manque d’éducation ; en psychologie, le manque d’estime de soi ; en politique, le manque de participation. Tout cela est, sans doute, en partie vrai, mais masque, cependant, l’essentiel. Les « gens de peu », les gens ordinaires, les 99 % comme disent les indignés, ont une autre richesse, un autre rapport au temps, à l’espace, au travail, à la consommation, à la jouissance, à la maladie, à la mort, à la science, à la politique, etc. Le rapport à l’argent n’est pas le même selon qu’on soit riche ou pauvre. Pour les riches, il est un symbole primaire, la preuve que tout est possible, que le monde est sans limite, que l’argent peut tout. Pour les gens ordinaires qui font l’expérience des fins de mois difficile, il est le symbole du pas-tout, il inscrit le sens des limites dans nos vies.
Même la façon de regarder la télévision des milieux populaires n’est pas la même que celle des bien pensants, ils sont moins dans une hypnose individuelle et davantage dans une attention oblique. Même la façon d’être malade, de vieillir et d’enterrer ses morts est différente selon les milieux sociaux, avec des cérémonies moins personnalisées, comme si, même dans ce contexte, l’idéal du Moi restait indétachable du commun. Dans le domaine du travail, ce qui est premier pour les gens ordinaires, ce n’est pas tant la perspective de gagner de l’argent (même si on travaille pour un salaire) que celle de créer des relations de travail, que l’utilité que l’on peut trouver à son travail, d’où la souffrance lorsqu’on considère qu’on ne peut pas travailler comme on aimerait le faire. C’est aussi tout l’éthos populaire qui s’offusque de l’obsolescence programmée, au regard de l’amour du travail bien fait, etc.
LES PAUVRES N’IMITENT PAS LES RICHES
Nous ne pourrons arracher de notre visage les lunettes qui faussent notre regard qu’en choisissant, par exemple, Jacques Rancière et Michel Verret contre Thorstein Veblen et même Pierre Bourdieu. Thorstein Veblen est un personnage éminemment sympathique, mais son retour en vogue dans les milieux écolos n’est pas une bonne chose. Veblen a bien repéré chez les enrichis ce besoin de rivalité. Il explique avec sa Théorie de la classe de loisir : « Toute classe est mue par l’envie et rivalise avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale, alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures, ni à celles qui la surpassent de très loin.» Je ne m’arrêterai pas sur le choix du vocabulaire pourtant déjà grandement révélateur (« classe inférieure » et « classe supérieure ») pour aller à l’essentiel. Le choix de considérer les rapports de classes sous l’angle de la « rivalité ostentatoire » fait qu’ils se révèlent mus davantage par l’envie plutôt que par le conflit. Je suis convaincu que Veblen a foncièrement tort : ce qui caractère les milieux populaires ce n’est pas d’abord de vouloir imiter les enrichis ! La conséquence de cette bévue est grave : Veblen ne voyait d’issue que dans une prise de conscience des ingénieurs, bref dans l’élite, dans un socialisme des ingénieurs. Michel Verret, sociologue des cultures ouvrières, montre que même, dominés et exploités, les gens ordinaires ne sont jamais ce que les puissants aimeraient qu’ils soient. La domination n’est jamais absolue, il reste toujours de l’espoir. Je fais donc le pari que c’est au sein des milieux populaires que la justice écologique, sociale et politique s’invente le mieux au quotidien.
Il ne s’agit pas d’idéaliser les milieux populaires en ignorant leurs contradictions, qu’ils peuvent aussi se comporter comme des salauds, qu’ils peuvent être racistes, sexistes, homophobes, etc. Nous n’avons pas besoin de cet angélisme pour démontrer que les potentialités écologiques, qu’offrent les milieux populaires, ne demandent qu’à être réveillées, qu’à être enrichies et développées.
VERS LA GRATUITÉ
La première richesse des gens ordinaires, de nous tous/toutes, ce n’est pas notre compte en banque mais les communs, les services publics. C’est pourquoi nous lançons une mobilisation prolongée en faveur de la défense et de l’extension de la sphère de la gratuité du service public, avec la publication du livre-manifeste Gratuité vs capitalisme, avec le lancement de l’appel « Vers une civilisation de la gratuité »3, avec la tenue du Forum international de la gratuité le 5 janvier 2019 à Lyon. Lorsque nous parlons de gratuité, il s’agit, bien sûr, toujours d’une gratuité construite, économiquement, culturellement, politiquement, socialement, une gratuité au service de l’égalité sociale et de l’écologie.
- Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Seuil, 2007
- Déplétion : diminution de la quantité
- Voir www.appelgratuite.canalblog.com