Leïla, tes souvenirs d’enfance quels sont-ils, tes parents, le Liban…
Je n’aime pas vraiment parler de moi. Pendant longtemps, je pensais que la souffrance collective des Palestiniens primait sur l’itinéraire personnel, je ne suis pas la seule à sentir cela. Je pense que dans tous les peuples qui ont mené des luttes très longues, on a tendance à ne pas aimer personnaliser. Mais avec le temps, j’ai compris que l’identification ne peut se faire s’il n’existe pas un aspect intime et personnel.
Je suis née dans une famille de Palestiniens en exil depuis des générations. Je suis née au Liban tout comme mes deux sœurs, de parents tous deux nés en Palestine. Ma mère est de Jérusalem et mon père de Saint Jean‑d’Acre. Mon père a quitté sa ville natale pour aller étudier au Liban chez les jésuites à l’âge de 10 ans. Ma mère était la fille d’un dirigeant politique qui fut arrêté et déporté par les Britanniques en 1936 et dont la famille a été déportée au Liban. Mes parents se sont rencontrés à l’Université américaine de Beyrouth, et ils sont revenus en Palestine pour se marier à Jérusalem en 1944. Je suis née en 1949, un an après la Nakba (al-Nakba) dans une famille qui venait de perdre sa patrie, la blessure était très récente, la douleur aussi, surtout pour ma mère, car mon père était professeur de médecine, très pris par son travail et se consacrait à ses passions et passait au-delà de la frustration d’avoir perdu un pays en faisant de la science, sa nouvelle patrie. Ma mère était une femme de sa génération, qui ne travaillait pas, et son arrachement à la Palestine était encore très douloureux lorsque je suis née. Mais elle l’a comblé en travaillant pour les réfugiés au Liban.
Ma petite enfance et mon adolescence, je les ai passées au Liban et j’ai gardé du Beyrouth de l’époque un immense amour. Mon attachement au militantisme, à la culture et au pluralisme vient de là. C’était bien avant l’exacerbation confessionnelle qui a mené à la guerre civile en 1975.
Ensuite, j’ai suivi ma licence à l’Université américaine en anthropologie et même commencé un travail de doctorat sur « l’Intifada » des camps palestiniens, je sentais qu’il fallait que je l’inscrive dans le temps historique. J’avais une hypothèse d’ordre virtuel qui était que cette expérience ne pouvait qu’aboutir à un affrontement avec les forces politiques libanaises qui n’étaient pas de notre bord, ils étaient la droite conservatrice et en particulier celle qui est devenue l’alliée des Israéliens, ça veut dire les forces libanaises et les phalangistes. Mais moi lorsque j’ai inscrit cette thèse en 1972, j’étais à mille lieues de penser qu’elle allait se réaliser… je disais que la droite libanaise pro-israélienne, anti-palestinienne ne pourrait pas accepter cette alliance objective entre la gauche libanaise et les Palestiniens, je n’imaginais pas que cela mènerait à des massacres comme Tel el Zaatar et Sabra et Chatila. J’étais horrifiée que ma thèse universitaire devienne une réalité, et j’ai fait un total rejet de la position de l’observateur, du chercheur. Je considérais que je ne pouvais pas rester dans le statut d’universitaire et j’ai donc recommencé à militer avec Ezzedin Kalak, notre représentant à Paris, assassiné malheureusement en 1978 à Paris.
Tu as rencontré Yasser Arafat ?
J’ai rencontré Arafat très tôt, en 1968, je faisais partie de la jeunesse de son Mouvement Fatah qui était un mouvement vraiment démocratique et où la proximité des dirigeants et des cadres était immense. Je pense que c’était aussi vrai pour le Front Populaire et le Front Démocratique, il y avait une telle joie, un tel bonheur de se retrouver que les dirigeants avaient besoin d’être proches de leurs cadres politiques et inversement les cadres politiques avaient un accès extraordinairement ouvert à l’égard de leurs dirigeants. C’était la naissance d’une révolution, un moment magique, de rassemblement, de créativité, très riche, de proximité extraordinaire. Je dirais même d’affection fraternelle. On sentait comme une étincelle, une renaissance. J’ai 62 ans, mais je me rappelle encore les années où on ne pouvait accéder aux camps de réfugiés, l’écrasement, l’atmosphère humiliante et humiliée de la population palestinienne. Certes, on n’avait même pas libéré la Palestine mais on avait lancé une révolte contre l’humiliation, à l’intérieur du camp, dans cet espace fictif d’une patrie. Moi j’appelle les camps, la Palestine en exil, la Palestine transportée dans la valise. Tout regroupement de plus de quatre personnes était considéré comme une cellule politique et interdit. Les camps étaient gérés par l’armée libanaise. Les gens ont appelé ce mouvement de soulèvement pacifique dans le camp, Mouvement non violent « Intifada », le peuple qui se relève, se soulève, s’autogère. Arafat était particulièrement, et c’est son tempérament chaleureux, quelqu’un qui recherchait le contact avec les jeunes et avec les femmes. Il a beaucoup encouragé les femmes à militer dans ces années-là, et c’est resté le cas pendant toute la période jusqu’en 1982. Comme il me connaissait bien, en tant que militante au Liban il m’a choisie comme première femme ambassadeur en 1989. Aujourd’hui les relations sont beaucoup plus formelles entre la direction palestinienne et les cadres palestiniens car aujourd’hui c’est une autorité officielle, installée, à l’époque c’était un mouvement révolutionnaire qui se voulait non-hiérarchisé, non institutionnalisé qui relevait plus d’un mouvement de libération que d’une autorité. Je pense qu’on a perdu cette proximité entre la direction et les cadres, c’est dommage parce que je pense qu’elle est nécessaire mais la Palestine a cela de très particulier c’est qu’elle doit assumer parallèlement les fonctions d’un mouvement de libération nationale et d’une autorité gouvernementale qui n’est pas encore un État. D’où une certaine complexité.
Cela c’est le côté politique de la femme engagée, j’aimerais plus t’emmener vers le pan culturel, savoir quelles sont tes passions ?
Mes deux meilleurs souvenirs dans ma carrière politique, c’est les deux saisons culturelles que j’ai organisées à Paris et à Bruxelles.
Je crois que j’ai été très jeune attiré par la dimension culturelle de la vie, et par toutes les formes d’expression artistiques. Je pense que ce n’est pas étranger au fait que j’ai grandi dans un pays où l’expression culturelle était très riche, probablement aussi du fait de la diversité de la société libanaise, la diversité des langues. Beyrouth était une ville sans régime militaire, mais aussi sans état centralisé, où tu pouvais créer en arabe, en français, en anglais. Il y avait une liberté d’expression sur le plan politique et médiatique.
Encore étudiante, je suis devenue la rédactrice en chef du journal de l’université « Outlook » qui signifie « vision ». J’aimais beaucoup les enquêtes de terrain sur les réalités sociale et politique, ça m’a permis d’ailleurs de voir le Liban d’un œil plus objectif que de mon simple statut de citoyenne. Et puis notre combat de Palestiniens est avant tout une renaissance identitaire dont la première expression est bien sûr culturelle.
À Beyrouth à l’époque, le théâtre était à l’avant-garde du théâtre du monde arabe, la musique, les maisons d’édition, la plupart des écrivains du monde arabe étaient publiés au Liban et je pense que j’ai été influencée par la richesse de la scène culturelle libanaise et cela ne m’a jamais quitté, ça correspondait beaucoup à mon tempérament. J’ai toujours pensé que j’étais plus intéressée par la dimension culturelle de la politique que par la politique politicienne, elle ne m’intéresse pas. Personnellement, je trouve que le PAC remplit une fonction extraordinaire de culture populaire inscrite aussi dans un mouvement politique. Aujourd’hui, je dirais qu’il faudrait un PAC français. Je retrouve cet esprit au festival d’Avignon, que je fréquente beaucoup. Je retrouve cet esprit, d’une culture populaire ouverte à tous, je suis une très grande amie d’un homme que j’adore, qui s’appelle Jack Ralite. C’est aussi l’ami d’Antoine Vitez, d’Aragon, il est communiste, français et aujourd’hui sénateur, il a été maire de la ville d’Aubervilliers. C’est lui qui a créé les Assises de la Culture en France, un lieu de réflexion et de propulsion d’idées sur la question « comment la culture peut devenir ouverte à tous, ne reste pas uniquement dans le champ de l’élite parisienne ». Aujourd’hui, la culture est devenue une industrie, une industrie culturelle et elle répond aux lois du marché. Les lois du marché sont en train de tuer la culture. Il faut dans les mouvements politiques dans les mouvements citoyens, une réflexion volontaire de quelle est la place de la culture dans la société, dans la cité.
Parle-moi du film « Leïla Shahid Palestine Forever »…
Je ne l’aime pas beaucoup à vrai dire. Je n’aime pas beaucoup ce qui est trop personnalisé. J’ai été amenée à ce que l’on fasse ce film-documentaire sur moi car Michèle Collery, la réalisatrice avait lu le livre de ma mère et en était tombée amoureuse. C’est comme cela qu’elle m’a convaincue. Ma mère est décédée en 2008, c’est quelqu’un à qui j’ai été très attaché. On se ressemble physiquement beaucoup, on a été très proches et très complices. Elle a très bien vécu sa vie, elle est morte à 88 ans, on ne peut pas espérer mieux, mais elle a eu la brillante idée, la capacité, la force, l’inspiration d’écrire à 80 ans, un très beau livre qui s’appelle « Souvenirs de Jérusalem ». Tout ce qu’elle nous avait raconté lorsque nous étions enfants, elle l’a écrit en anglais. Ensuite il a été traduit en français, en hébreux, en arabe. Comme Mahmoud Darwish qui l’aimait beaucoup a dit : « ce qu’elle veut faire passer, c’est la mémoire du lieu et c’est Jérusalem qui n’existe plus, qui était la Jérusalem cosmopolite, multiculturelle, multiconfessionnelle, où son grand-père était maire et où il y avait des élus juifs, musulmans et chrétiens dans sa municipalité. »
Malheureusement, pour des raisons de production, Arte a changé le scénario du film, il ne représente pas ce que la réalisatrice voulait faire, ni ce que moi je voulais qu’il soit. C’est un film sur ma personne plus que sur ma mère. Mais je ne désespère pas qu’elle refasse un jour son propre montage. Lorsqu’elle l’a présenté, en avant-première à Paris elle a dit : « ça c’est le film d’Arte et moi je vais refaire mon film lorsque j’aurai assez d’argent ». Et j’espère qu’elle le fera.
Qu’est-ce qu’un bon et vrai moment de détente pour toi ?
Je vais te dire, le seul vrai moment de détente, c’est lorsque je me rends dans un musée ou une galerie, ça veut dire que je dois me plonger dans un autre monde. Je vais me mettre au soleil sur un transat ma tête continue à fonctionner tandis que lorsque je suis dans le monde de la fiction que crée un livre, une exposition, un musée, une création artistique, une installation : j’ai tellement envie de rentrer dedans que je sors de ma peau et cela ce sont les plus belles vacances, j’oublie la Palestine et ma fonction, les Palestiniens et leur tragédie. J’essaie de choisir une exposition à visiter par semaine et je m’y rends le samedi avec mon mari. C’est mon Shabat à moi ! Je pense que le fait que je sois mariée à un romancier et critique littéraire qui a été longtemps un activiste culturel dans son pays montre aussi la place de la culture dans ma vie.
Il y a un auteur, un écrivain que tu apprécies particulièrement ?
Je lis beaucoup, des essais et des romans mais aussi énormément de dossiers et rapports relatifs à mon travail concernant la Palestine. Je ne lis que du roman, je ne suis pas porté sur la poésie. Je trouve que le roman me fait entrer dans un monde et puis j’ai toujours cette attirance pour l’anthropologie qui ne me quitte pas, je trouve qu’aujourd’hui la littérature est une manière extraordinaire de connaître d’autres cultures. Lorsque je peux, je laisse du temps pour les romans, j’aime aussi les nouvelles… mais c’est plus une tradition de ma génération que de celles des jeunes. J’ai besoin de lire avant de dormir. Je peux lire plusieurs livres en même temps, et dans des langues différentes : en arabe, en français, en anglais. La littérature a une fonction très importante dans ma vie et c’est probablement pour cela que je suis mariée depuis 33 ans à un romancier marocain qui s’appelle Mohamed Berrada.
Je ne dirais pas quels sont mes écrivains préférés, mais deux amis écrivains ont été une lumière dans ma vie et m’ont beaucoup influencé : Jean Genet et Mahmoud Darwish.
Côté musique tu es plutôt musique classique ?
J’aime beaucoup la musique classique parce qu’elle me donne un baume et je peux passer une journée entière à l’écouter, mais j’adore les musiques turques, iraniennes… et toute la tradition mystique. Je peux autant plonger dans les musiques traditionnelles des cultures d’Amérique latine que dans les musiques mystiques de Turquie et d’Iran, que de Mozart ou Bach. J’aime la diversité et je suis très rebelle à la nécessité de n’aimer qu’une forme de culture, qu’une langue.
Les musiques actuelles telles que le slam, le rap, qu’en penses-tu ?
Le rap j’adore, parce que le rap comme le slam sont très inscrits dans les réalités culturelles, politiques, citoyennes. Nous avons des groupes comme Dan, un groupe palestinien d’Israël ou Gaza Underground qui sont des rappeurs de très bon niveau et connus dans les festivals internationaux. Ces courants musicaux représentent à mes yeux une expression artistique d’une réalité sociale et politique particulière. Cela reflète une phase de l’évolution sociologique de la modernité. C’est avec le rap qu’on a ouvert la saison Masarat aux Halles de Schaerbeek.
Quel qualificatif t’inspire le mot « paix » ?
Avant tout « vivre ensemble », pour moi c’est anachronique de continuer à accepter la fatalité de la guerre, il n’y a pas de fatalité de la guerre, c’est un choix tout comme la paix. Vous avez vu les assassinats de Juliano Mer-Khamis et de Vittorio Arrigoni. Ils ont payé de leur vie, le choix de défendre le droit des Palestiniens à l’indépendance. Pour moi la paix c’est la coexistence, c’est le vivre ensemble. C’est pour cela que je suis en politique, parce qu’on peut souhaiter tout le bien du monde, mais si ce n’est pas traduit sur le plan politique cela n’a aucun effet.
Et derrière la vie, tu mettrais quel qualificatif ?
Je dirais la « nature », nous sommes au printemps, nous somme assis sous les arbres qui viennent de fleurir, la vie devient plus belle avec le printemps, le soleil, les fleurs et les arbres. Personnellement je suis très sensible à l’effet du soleil et de la nature, pour moi c’est une règle naturelle du monde la vie, elle renaît après l’hiver alors qu’on a l’impression que tout est mort, il n’y a plus de feuilles aux arbres, plus de fleurs autour de nous et tout renaît lorsque le soleil revient au printemps. Pour moi la vie est associée à la nature et elle est incontournable.
Derrière la mort ?
La guerre bien sûr c’est la mort et je dirais que la fonction de la mort selon moi c’est de donner un sens à la vie, défendre la vie. J’ai physiquement le sentiment que la guerre est contre nature, qu’elle n’est pas une fatalité mais bien un choix de certains, qui ont un pouvoir militaire, financier, économique. C’est pour cela que je suis tellement positive sur les révolutions arabes actuelles. Pour la première fois depuis au moins cinquante ans on voit les citoyens du monde arabe s’approprier le champ politique. Eux, les citoyens, pas les partis, ce sont les citoyens en Égypte, en Tunisie qui ont ranimé la société civile arabe de demain.