Les bibliothèques publiques, terrain d’aventure démocratique

Illustration : Fanny Dreyer

Il y a dans le ser­vice public beau­coup de métiers remar­quables mais celui de biblio­thé­caire est sin­gu­lier. Car lire trans­forme celui qui lit. On ne fait donc pas pro­fes­sion de don­ner à lire sans une cer­taine idée de l’homme.

Cou­sine de l’école publique, la biblio­thèque a tou­jours pen­sé les ser­vices qu’elle offre aux citoyens en termes d’humanisme et d’émancipation sociale. Car si elle peut être un véhi­cule d’évasion, la lec­ture est aus­si l’outil qui per­met de se faire un point de vue sur le monde ; elle est « un moyen de déve­lop­pe­ment et de prise de conscience en vue d’une par­ti­ci­pa­tion », comme le dit Mar­cel Deprez dans Biblio­thèque et édu­ca­tion per­ma­nente.

Mais, 25 ans après le vote du décret sur le ser­vice public de la lec­ture qui moder­ni­sait la loi his­to­rique vou­lue par Jules Des­trée dans les années 20, la ques­tion sociale s’est radi­ca­le­ment trans­for­mée : chô­mage de masse, exclu­sion, sans abris, vio­lence dans les cités, crise de l’école, jeu­nesse mul­ti­cul­tu­relle… Com­ment le biblio­thé­caire tra­vaille-t-il aujourd’hui avec ceux qui vivent ces situa­tions et les inéga­li­tés qu’elles engendrent ?

LA CRISE

Ni luxe, ni bien­fai­sance, le ser­vice public de la lec­ture est plus poli­tique que social. Fille de la démo­cra­tie, la biblio­thèque publique est un lieu légi­time, solen­nel, emblé­ma­tique. Un monu­ment au cœur de la cité. C’est un lieu pour tous. Un seul ser­vice, un seul public. Éga­li­té d’accès, éga­li­té d’apprentissage. Ses mis­sions res­tent inchan­gées : éman­ci­pa­tion, iden­ti­té per­son­nelle, inté­gra­tion sociale.

Elle a néan­moins décou­vert qu’être pour tous n’est pas tou­jours être pour cha­cun, ni qu’offrir un ser­vice unique signi­fie for­cé­ment être ouvert tout le temps à tous en même temps. « Il ne suf­fit pas d’aller vers les gens, il faut par­tir d’eux » dit très jus­te­ment Michel Piriou, pré­sident de l’Association fran­çaise pour la lec­ture. Bon nombre d’expériences, à cet égard, se mènent en Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles avec des asso­cia­tions d’alphabétisation. C’est toute la dyna­mique, par exemple, des classes de lec­ture, lan­cée par le Centre de coopé­ra­tion éducative.

Par­mi les formes de l’exclusion, on le sait, l’illettrisme. Sous le mot, un peu froid et savant, se révèle une véri­table détresse de lec­ture et d’écriture. Même ouverte, la porte est close. Et qui dit pro­blèmes d’écriture, dit le plus sou­vent aus­si pro­blèmes d’oralité, pro­blèmes de lan­gage en géné­ral. Or, l’exclusion du lan­gage c’est tou­jours l’échec sco­laire, presque tou­jours l’échec de vie.

Les nou­velles tech­no­lo­gies n’y changent rien. Chance extra­or­di­naire pour ceux qui se les appro­prient, elles sont en com­plé­men­ta­ri­té et non en concur­rence avec le livre et l’imprimé. Pour les exclus du lan­gage, elles ne sont qu’un obs­tacle supplémentaire.

Sur papier ou sur écran, la lec­ture est la clé des autres pra­tiques cultu­relles. Ou, tout sim­ple­ment, « la » clé.

Dans ces lieux où lire n’est pas don­né, un livre, une biblio­thèque servent avant tout à ouvrir un espace. Pour y habi­ter et deve­nir par soi-même, plu­tôt que d’être seule­ment l’objet des dis­cours et des déci­sions des autres. Ce « saut en dehors » du même, vers un ailleurs, peut être le début de la construc­tion d’un vrai « chez soi », asso­cié, para­doxa­le­ment, à la décou­verte d’un lieu loin­tain, hors du quo­ti­dien : « L’agrandissement de l’espace exté­rieur per­met un agran­dis­se­ment de l’espace inté­rieur » explique l’anthropologue Michèle Petit.

La biblio­thèque est bien un espace de liber­té. Le lieu est ouvert et ses fron­tières sont désor­mais à l’intérieur : entre l’espace encore sacré des livres et celui, sau­vage, de l’animation. Fron­tières ou pas­se­relles : 90 % des élèves ren­contrent le livre et le plai­sir de lire à la biblio­thèque, dans le cadre d’animations. On parle ici de lec­ture gra­tuite, dans tous les sens du terme, non obli­ga­toire ou pres­crite, aus­si, donc. Non uti­li­taire. Dans la coopé­ra­tion avec les orga­nismes d’alphabétisation, les biblio­thé­caires n’ont pas voca­tion à se sub­sti­tuer aux for­ma­teurs ; leur valeur ajou­tée est du côté de l’accès au plai­sir de lire, aux pers­pec­tives nou­velles qu’ouvre l’imaginaire des livres, de la littérature.

Dans le miroir de la crise, la biblio­thèque s’étonne pour­tant de se décou­vrir d’abord lieu de ren­contre : un mee­ting point, une cafète. Les ados lui réclament de la convi­via­li­té sous les formes inat­ten­dues du sofa et des magazines.

UN HAVRE DE PAIX

La biblio­thèque est deve­nue accueillante. C’est un havre de paix, de silence. À l’abri du loge­ment fami­lial trop petit, trop bruyant. On y vient pour se voir au calme. Ou pour tra­vailler à l’aise.

Le phé­no­mène est en croissance.L’occupation de l’espace phy­sique de la biblio­thèque à des fins d’études ne modi­fie pas pour autant la courbe en déclin des taux d’emprunt des docu­ments ou de consul­ta­tion des col­lec­tions sur place. Elle ne dit rien non plus de la direc­tion et de la force du chan­ge­ment cultu­rel, sur lequel on ne se lasse pas de s’interroger dans les ins­ti­tu­tions de la culture à l’heure de l’hyper connec­ti­vi­té et de l’accélération du temps social. Mais entre la baisse conti­nue des indi­ca­teurs tra­di­tion­nels et le pari du redé­ploie­ment numé­rique, de l’emprunt et la lec­ture 2.0, et de la média­tion-conseil à dis­tance, sur les réseaux sociaux, note Chris­tophe Evans de la Biblio­thèque publique d’information de Paris, il est utile de prendre en consi­dé­ra­tion la manière dont les usages contem­po­rains des biblio­thèques (la demande) peuvent façon­ner l’offre qui cor­res­pond à un tel espace cultu­rel de lec­ture publique.

Espace de ren­contre et de connexion, la biblio­thèque contem­po­raine est donc aus­si appré­ciée pour les pos­si­bi­li­tés d’isolement et de décon­nexion rela­tives qu’elle auto­rise. Rela­tives, car on y vient aus­si avec ses amis, avec le télé­phone por­table acti­vé et l’ordinateur per­son­nel connec­té. Mais les usages obser­vés montrent que ces jeunes publics évitent en géné­ral les sources de dis­trac­tion ou de para­si­tage de l’effort de concen­tra­tion aux­quelles leurs appli­ca­tions exposent l’individu moderne en per­ma­nence. Preuve que le cadre influence l’usage. Il per­met une trans­for­ma­tion de soi ; le carac­tère nor­mé et nor­ma­tif de la biblio­thèque par­ti­cipe de l’apprentissage de la pos­ture de l’étudiant, de la concen­tra­tion à l’écart de l’agitation du monde exté­rieur et de l’omniprésence du marché.

De ce point de vue, la biblio­thèque du 21e siècle a une belle carte à jouer. Au moment où on com­mence à entendre par­ler de « décon­nexion volon­taire », et plu­tôt que cher­cher à tout prix à s’adapter au temps mor­ti­fère de la socié­té de l’accélération, elle peut conti­nuer à offrir à des publics dif­fé­ren­ciés des espaces ou des temps de décé­lé­ra­tion et d’inactualité, de per­di­tion dans l’ailleurs, dans le non-pré­sent, dans l’autre. Avec les autres. Avec l’universel. Avec soi-même. À ce titre, elle est sta­tion sur le long che­min de la liberté.

UN LIEU D’ÉCHANGE

Jusqu’ici le biblio­thé­caire savait, l’usager igno­rait. À pré­sent ils échangent leurs savoirs. Il est moins ques­tion d’apprentissage que de par­tage des savoirs. Le par­tage des savoirs c’est le contraire de la pri­va­ti­sa­tion des savoirs. Le savoir des lec­teurs entre dans la biblio­thèque. Les jeunes en savent plus sur l’usage de l’ordinateur et d’internet que les biblio­thé­caires qui leur pro­posent l’accès à ces outils. Sans par­ler de la culture « jeune » dont la plu­part des adultes ignorent le b.a. ba. On n’échange d’ailleurs pas que des savoirs. On échange aus­si ses racines : raconte-moi tes contes, je te chan­te­rai mes comp­tines. La biblio­thèque devient ain­si un lieu d’écoute, d’étonnement, de décou­verte. On boit le café. On papote. On lit « avec », on lit à haute voix, on raconte, on fait du théâtre, on met en scène. La biblio­thèque est un lieu de plai­sir. De rigo­lade même. Il y a un espe­ran­to du rire.

LE QUARTIER

La condi­tion de ces trans­for­ma­tions, c’est le quar­tier. De muni­ci­pale, la biblio­thèque est deve­nue de quar­tier. Pas­ser de la muni­ci­pa­li­té au quar­tier : chan­ge­ment radi­cal de sta­tut. Le quar­tier est tou­jours dit dif­fi­cile. Il est ce qui est quand la ville a explo­sé sous la vio­lence de la réa­li­té sociale. Le public des quar­tiers est éloi­gné et il faut s’en rap­pro­cher. Le maître-mot de ce tra­vail est la proxi­mi­té. Il s’agit de récon­ci­lier les habi­tants avec leur quar­tier et de récon­ci­lier les quar­tiers avec la ville. Co-habi­ter, apprendre à vivre ensemble, recréer la ville, ça se construit. Le biblio­thé­caire était le gar­dien des livres. Le voi­ci navi­ga­teur, guide, car­to­graphe. Mais aus­si un acteur. Un par­te­naire. Un tra­vailleur social de ter­rain. Une maman (« Je veux qui fasse prop’, je veux qui fasse beau »). Un conteur. Un inter­prète. Il a pour par­te­naires et amis les ate­liers créa­tifs, les centres d’expression, les écoles, les écoles de devoir, les mai­sons de jeunes. Il offre des espaces de réunion pour les asso­cia­tions. Il informe sur les acti­vi­tés du quartier.

AIMER

Il a de la patience le biblio­thé­caire. Il prend du temps, avance len­te­ment. Il a de la per­sé­vé­rance. Il a certes des com­pé­tences. Mais sur­tout de l’appétence. Il écoute. Lui qui aime clas­ser et ran­ger, le voi­ci qui appré­cie aus­si le désordre. Il aime les livres et sait les faire aimer. « Un biblio­thé­caire c’est quelqu’un qui arrive à faire ren­trer dans la biblio­thèque quelqu’un qui ne sait pas lire et à lui don­ner l’envie de res­sor­tir avec un livre ». Il tra­vaille per­sonne par per­sonne. Pas avec tous mais avec cha­cun. Comme l’instituteur, il ne fait pas décli­ner son iden­ti­té au lec­teur, il apprend à connaître son nom. C’est ain­si que naissent des citoyens. Des hommes libres.

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