Les économistes n’aiment pas les cadeaux

Par Jean Cornil

Quatre livres ster­ling (4,50 €). C’est le prix à payer depuis 2015 pour se recueillir sur la tombe de Karl Marx au cime­tière de Hih­gate à Londres. On pour­rait y voir le paroxysme de la vic­toire du capi­ta­lisme et de son excep­tion­nelle capa­ci­té à tout récu­pé­rer par une mar­chan­di­sa­tion abso­lue de tous les biens et tous les ser­vices. Mais est-ce aus­si anti­marxiste que cela parait ? Le cime­tière est pri­vé et l’entretien des sépul­tures exige un tra­vail per­ma­nent, lequel, selon l’auteur du Capi­tal, doit être jus­te­ment rémunéré…

Cette anec­dote, moins insi­gni­fiante qu’il n’y semble, témoigne de l’inexorable avan­cée de la moné­ta­ri­sa­tion du monde. L’argent, peut désor­mais, selon la for­mule du phi­lo­sophe Michaël San­del, à peu près tout ache­ter. Une cel­lule de pri­son amé­lio­rée, la concep­tion d’un enfant, la lec­ture d’un livre, le droit de tuer un rhi­no­cé­ros noir ou le numé­ro de GSM de votre méde­cin. Plus encore, vous pou­vez ache­ter sur inter­net les ser­vices d’une per­sonne qui pré­sen­te­ra des excuses à votre place, des dis­cours de mariage ou, peut-être un jour, un bébé à adop­ter comme l’a sug­gé­ré le juge amé­ri­cain Richard Pos­ner. Recou­rir au mar­ché pour attri­buer les nou­veau-nés pro­po­sés à l’adoption, vendre les bébés aux enchères et les payer au prix du mar­ché ? L’infernale logique du capi­ta­lisme n’a pas encore fran­chi cette limite.

Le pre­mier effet de ce funeste engre­nage est la cor­rup­tion du bien ou du ser­vice. Sa mise à prix trans­forme sa valeur et sa signi­fi­ca­tion. Le mar­ché évince la morale. Que vau­drait un prix Nobel ache­té, une rela­tion d’amitié tari­fée, un cadeau aus­si­tôt reven­du sur le net ? La mise sur le mar­ché d’un bien ou d’une valeur trans­forme toute la sym­bo­lique qui lui est atta­chée. Jean-Pierre Dupuy illustre cette cor­rup­tion par l’exemple du retard des parents dans les crèches israé­liennes. Vu le sur­croit de tra­vail des pué­ri­cul­trices suite aux retards des parents, les crèches déci­dèrent de faire payer une amende aux retar­da­taires, sup­po­sée engen­drer une cer­taine culpa­bi­li­té. Résul­tat ? Les parents arri­vèrent plus nom­breux en retard. « L’amende se vou­lait une sanc­tion morale. Le simple fait qu’elle se payât en argent la rabat­tit sur un échange d’un tout autre type, non plus mal contre mal, mais bien contre bien, ana­logue à l’achat d’un ser­vice mar­chand » écrit le philosophe.

Face à l’enlaidissement du monde et face à la vio­lence de l’argent, notam­ment dans les domaines du beau et de l’esthétique, com­ment renouer avec la quête éper­due de ce qui n’a pas de prix, tel que l’évoque super­be­ment Annie Le Brun ? En réaf­fir­mant la néces­si­té d’ériger de fermes balises au hors-com­merce. En lut­tant pour les biens com­muns de l’humanité. En prô­nant la gra­tui­té. Loin de conduire au gas­pillage et à la déres­pon­sa­bi­li­té, de mul­tiples ini­tia­tives, de l’eau à la res­tau­ra­tion sco­laire, des trans­ports en com­mun à la san­té, démontrent que la gra­tui­té est un puis­sant para­digme alter­na­tif à la mar­chan­di­sa­tion géné­ra­li­sée. Elle n’est pas une lubie de gosses de riches mais un pro­jet uni­ver­sel et éman­ci­pa­teur, comme l’analyse fine­ment Paul Ariès, face à l’austérité et aux sacri­fices qui oppressent les plus dému­nis. Réen­chan­ter la belle logique du don qui a tra­ver­sé l’histoire en contre­point de l’homme cupide des éco­no­mistes néo­clas­siques ont tou­jours en hor­reur des cadeaux.