Les habits neufs de la bête 

Pepinochet, Pepe Le Pen, Pepe Trump... autant de déclinaison du mème Pepe The Frog, diffusées par l'extrême droite sur le net.

Certes, l’extrême droite actuelle n’est plus celle d’hier. Mais si les éti­quettes valsent (alt right, popu­listes, nou­velle droite, droites extrêmes…) et qu’un ver­nis de moder­ni­té numé­rique recouvre les pro­pos, les bases demeurent : un dis­cours anti-Lumières qui vise à saper ce qui reste de nos démo­cra­ties. Ico Maly est pro­fes­seur à l’université de Til­bourg (Pays-Bas), spé­cia­liste de la culture et des médias numé­rique. Il est l’auteur du remar­qué Nieuw rechts. Son livre tente de retra­cer l’arbre généa­lo­gique intel­lec­tuel des droites et les recon­fi­gu­ra­tions en cours pour cer­ner ces « nou­velles droites » entre per­ma­nence et chan­ge­ment. Il s’attarde éga­le­ment sur les méthodes de com­mu­ni­ca­tion numé­riques inno­vantes qu’elles déve­loppent et qui expliquent une par­tie de son succès.

Deux axes par­courent le livre Nieuw rechts d’Ico Maly1 D’une part, le fait que c’est un même cou­rant de pen­sée anti-Lumières qui ins­pirent tout autant Donald Trump que la N‑VA (et la plu­part des nou­velles droites occi­den­tales). Par­mi les intel­lec­tuels qui le com­posent, citons le phi­lo­sophe Edmund Burke, le phi­lo­sophe Johann Gott­fried von Her­der, l’historien Frie­drich Mei­necke, Oswald Spen­gler sans oublier Roger Scru­ton et Alain de Benoist. Ces pen­seurs anti-Lumières rêvent d’un monde de nations et de régions sou­ve­raines et homo­gènes sur le plan ethnoculturel.

D’autre part, Maly montre com­ment ces nou­velles droites sont inno­va­trices en termes de méthodes pour tou­cher leurs publics poten­tiels. Elles recourent notam­ment à un « popu­lisme algo­rith­mique » – pro­cé­dé par lequel des algo­rithmes sont uti­li­sés pour construire un peuple. Trump a ain­si fait appel à la socié­té Cam­bridge Ana­ly­ti­ca, diri­gée par le mil­liar­daire réac­tion­naire Robert Mer­cer qui, en recou­rant à des mil­lions de don­nées liées aux clics, a pu cibler des niches élec­to­rales, notam­ment en pos­tant des dark posts2 sur cer­tains fils pri­vés de membres de Face­book. Ain­si, « le popu­liste contem­po­rain uti­lise les réseaux sociaux pour s’attaquer aux médias domi­nants et para­doxa­le­ment, cela lui per­met d’obtenir de l’attention dans ces médias » (p. 46). Le Vlaams Belang n’a pas fait autre chose lors de la cam­pagne pour les élec­tions du 26 mai 2019, et a joué son va-tout en misant son tré­sor de guerre sur l’occupation des réseaux sociaux numé­riques. Avec un cer­tain succès.

La nouvelle droite des anti-Lumières

Nous assis­tons à l’heure actuelle à une redé­fi­ni­tion de la droite qui s’inspire d’Alain de Benoist, fon­da­teur du GRECE (Grou­pe­ment de Recherche et d’Etudes pour la Civi­li­sa­tion Euro­péenne), un think tank d’extrême-droite. Les tenants de la nou­velle droite veulent, en réac­tion à mai 68, une nou­velle nar­ra­tion du com­bat poli­tique, cultu­rel et idéo­lo­gique mené depuis deux siècles contre les Lumières qui se tra­duit par une « nou­velle moder­ni­té qui ne repose pas sur les droits humains uni­ver­sels, une démo­cra­tie éclai­rée ou des idéaux comme la liber­té et l’égalité » (p. 12).

Selon eux, l’inégalité serait l’ordre natu­rel. Si les par­tis de droite avaient accep­té au len­de­main de la Deuxième Guerre mon­diale le cadre des­si­né par la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’Homme avec les prin­cipes d’égalité (fût-elle seule­ment des chances) et de liber­té comme fon­de­ment de la démo­cra­tie, ceux-ci sont aujourd’hui de plus en plus tra­ver­sés par un cli­vage entre ceux qui veulent res­ter dans ce cadre et ceux qui sou­haitent en sortir.

En Europe, les par­tis natio­na­listes ont pris fait et cause pour les per­dants de la mon­dia­li­sa­tion, avec une rhé­to­rique contre l’immigration. Ils pro­meuvent plu­tôt un État acteur moral qui doit être auto­ri­taire et veiller à l’ordre des nations, des tra­di­tions et du tis­su social. Et nous vivons actuel­le­ment selon Maly une accé­lé­ra­tion de ce phé­no­mène : « La mon­dia­li­sa­tion néo­li­bé­rale crée une accé­lé­ra­tion par le biais du déman­tè­le­ment de l’État social, l’évidement de la démo­cra­tie, la domi­na­tion du mar­ché, le pas­sage à une éco­no­mie post­in­dus­trielle, une aug­men­ta­tion de l’immigration et une mon­tée du natio­na­lisme eth­no­cul­tu­rel en guise de réponse : tous ces chan­ge­ments sont éga­le­ment liés à divers déve­lop­pe­ments tech­no­lo­giques qui rendent la glo­ba­li­sa­tion tan­gible. » (p. 105) Les inéga­li­tés crois­santes, la pau­vre­té, les salaires en berne, la pré­ca­ri­té, les délo­ca­li­sa­tions et l’accroissement de l’immigration créent un monde instable. Depuis deux décen­nies, la nou­velle droite capi­ta­lise sur les per­dants autoch­tones de la mon­dia­li­sa­tion avec un dis­cours qui s’en prend à « l’élite cos­mo­po­lite » et au « poli­ti­que­ment cor­rect ». Et qui, sur­tout, pointe le mul­ti­cul­tu­ra­lisme et la mon­dia­li­sa­tion comme ori­gine de la dégé­né­res­cence de la nation.

Alain de Benoist et ses dis­ciples ont sou­vent été pré­sen­tés comme les tenants d’un « gram­scisme de droite » : ils rejettent le racisme bio­lo­gique mais pré­co­nise plu­tôt un racisme cultu­rel dans lequel s’inscrivent les par­ti­sans d’un natio­na­lisme eth­no­cul­tu­rel. Ain­si, pour la N‑VA, il existe un peuple fla­mand qui a pro­duit sa propre culture et qui doit res­ter domi­nant, sinon, il risque le déclin. Si à l’époque du Pre­mier ministre Jean-Luc Dehaene (1992 – 1997), l’intégration se fai­sait encore par le tra­vail, elle s’opère à pré­sent par la langue, les normes et les valeurs.

La guerre cultu­relle semble en passe d’être rem­por­tée puis­qu’« aujourd’hui, la nou­velle droite a acquis l’hégémonie sur la démo­cra­tie, l’immigration, l’intégration et même les droits humains. » (p. 169) Bon nombre des pré­misses anti-Lumières font ain­si main­te­nant par­tie des idées domi­nantes. Elles sont per­çues comme une atti­tude réa­liste. Ain­si, l’idée pro­pa­gée par la nou­velle droite selon laquelle l’immigration est une menace et doit être arrê­tée est deve­nue hégé­mo­nique. Si les décla­ra­tions du par­ti d’extrême droite Vlaams Blok « aan­pas­sen of opkras­sen » (« s’adapter ou déga­ger ») sus­ci­taient il y a vingt ans une levée de bou­cliers, aujourd’hui Gwen­do­lyn Rut­ten, pré­si­dente du par­ti libé­ral fla­mand Open Vld, peut ain­si affir­mer dans l’indifférence la plus totale : « Doe nor­maal of ga weg ! » (« Com­porte-toi cor­rec­te­ment ou barre-toi ! »).

Nouvelle droite 2.0

Une des rai­sons de cette hégé­mo­nie acquise est notam­ment liée au fait que cette constel­la­tion est un « phé­no­mène idéo­lo­gique poly­cen­trique trans­na­tio­nal for­te­ment ancré dans la struc­ture éco­no­mique et numé­rique glo­bale et néo­li­bé­rale (FPÖ, AfD, Front natio­nal, Bri­tish Natio­nal Par­ty, UKIP) » (p. 155). En effet, « la struc­ture, la culture et l’idéologie de la Nou­velle droite sont le pro­duit de la numé­ri­sa­tion et de la mon­dia­li­sa­tion » (p. 155). Maly déve­loppe lon­gue­ment ce pro­ces­sus pour mon­trer com­ment des com­mu­ni­ca­tions pré­ten­du­ment sati­riques deviennent vite virales. Cette vira­li­té per­met­tant de construire un peuple numé­rique. Elle est le fruit d’une part de la pré­sence sur inter­net d’une pléiade de forums (4chan, 8chan, Red­dit) , de forums de dis­cus­sion néo­na­zis (comme Storm­front, reti­ré du net après le mas­sacre de Char­lot­tes­ville), de pages Face­book (comme « Make Vlaan­de­ren Great Again » qui ont été à l’initiative de la dis­tri­bu­tion de dra­peaux col­la­bos au fes­ti­val Puk­kel­pop, Schild en vrien­den, ou encore de Fiere Vlaamse Memes groupe anti-wal­lon, anti-gauche et anti-immi­grés). Sur ces pages et forums pré­sents un peu par­tout en Occi­dent, des mèmes3 rances sont repris en masse sur la toile, légè­re­ment adap­tés loca­le­ment. Citons par exemple Theo Fran­cken en tenue d’empereur du Moyen-âge, char­gé de défendre nos valeurs ou encore Pepe the frog, per­son­nage de gre­nouille deve­nu sym­bole de haine mais aus­si mas­cotte, et signe de ral­lie­ment de l’extrême-droite mondiale.

Mais la vira­li­té résulte aus­si de la « culture du troll » qui consiste à pos­ter des avis et des com­men­taires pro­vo­ca­teurs sur des réseaux sociaux numé­riques comme Twit­ter ou Face­book ou sur les forums afin de déclen­cher des réac­tions émo­tion­nelles et de créer arti­fi­ciel­le­ment des controverses.

Cet ordre numé­rique est donc un mou­ve­ment poly­cen­trique qui dis­pose d’un réper­toire com­mun d’actions col­lec­tives. Cette constel­la­tion répond au nom d’alt right, abré­via­tion de alter­na­tive right, (« droite alter­na­tive ») qui désigne au Etats-Unis ce cou­rant réac­tion­naire qui rejette la droite conser­va­trice clas­sique. Maly la défi­nit comme un « ensemble éla­bo­ré de pla­te­formes, groupes d’actions, boites à idées, ins­ti­tuts, édi­teurs et intel­lec­tuels actifs dans diverses niches idéo­lo­giques et thé­ma­tiques » (p. 131), conçu pour pou­voir inté­grer les réseaux sociaux. Dans cette optique, la culture du troll s’avère être deve­nue un véri­table sup­port de la lutte poli­tique au 21e siècle. Ico Maly va même jusqu’à affir­mer que le « média numé­rique est au 21e siècle ce que les salons étaient au 18e ou les halles au 19e siècle. Les indi­vi­dus se muent en mili­tants dans les niches d’Internet et les mili­tants deviennent des masses enga­gées poli­ti­que­ment et poli­ti­sées » (p. 221).

Riposter pour la survie de la démocratie

Force est de consta­ter en sui­vant Ico Maly que « les anti-Lumières ont quit­té les marges, le natio­na­lisme cultu­rel est deve­nu l’étalon ; en com­bi­nai­son avec le néo­li­bé­ra­lisme, le natio­na­lisme a conduit à une nor­ma­li­sa­tion des posi­tions anti-éga­li­taires et à une attaque contre le prin­cipe de l’égalité et de l’état démo­cra­tique redis­tri­bu­teur… Le racisme cultu­rel est deve­nu mains­tream sous la forme d’une rhé­to­rique xéno­phobe et contre l’immigration (au nom d’un pré­ten­du réa­lisme) […] et dans les débats sur l’intégration et l’immigration, l’identité est réduite à une iden­ti­té eth­no­cul­tu­relle ou natio­nale » (pp. 241 – 242). Cer­taines idées de la nou­velle droite sont actuel­le­ment por­tées par les élites poli­tiques et éco­no­miques en Occi­dent, pra­ti­que­ment tous par­tis confon­dus. La démo­cra­tie se voit redé­fi­nie, elle n’a plus rien à voir avec le concept his­to­rique de démo­cra­tie et encore moins avec la démo­cra­tie des Lumières : « L’essence de la démo­cra­tie devient son homo­gé­néi­té et non l’aspiration à l’égalité ; sans l’homogénéité eth­no­cul­tu­relle, la démo­cra­tie n’est pas viable » (p. 260). Les pro­pos de Bart De Wever sui­vant les­quels la Bel­gique comp­te­rait deux démo­cra­ties prennent d’ailleurs un tout autre sens éclai­rés par l’analyse de Maly.

La nou­velle droite crée ain­si « une anti-démo­cra­tie qui n’est pas néces­sai­re­ment une dic­ta­ture, [mais] une démo­cra­tie dénuée de l’idéologie radi­cale des Lumières, elle est inté­grée dans la moder­ni­té alter­na­tive et elle se nour­rit de l’idéologie anti-Lumières » (p. 262). Ce constat rend oiseux le débat visant à savoir si ces par­tis sont de droite ou d’extrême droite et ren­force par contre l’importance de la radi­ca­li­sa­tion de la démo­cra­tie et de sa réap­pro­pria­tion comme riposte.

  1. Ico Maly, Nieuw Rechts, Epo, 2018. Sauf indi­ca­tions contraires, toutes les cita­tions de cet article sont extraites de ce livre et tra­duites par mes soins.
  2. Un dark post est une publi­ca­tion payante très ciblée qui n’est dis­po­nible que pour un public sélec­tion­né. Sur Face­book, ce sont les fameux « mes­sages sponsorisés ».
  3. Un mème est un conte­nu média­tique (une image, une pho­to, une phrase…) ou un concept qui se pro­page sur inter­net. Le propre du « mème » est d’être réuti­li­sé, modi­fié et sor­ti de son contexte original.

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