Les mobilisations sociales dans les interstices de l’information

Photo : André Delier

En réac­tion à la grève géné­rale du 30 jan­vier 2012 s’est dres­sé, comme rare­ment, un dis­cours de ques­tion­ne­ment uni­la­té­ral et sys­té­ma­tique de la légi­ti­mi­té de l’action syn­di­cale. Cette rhé­to­rique a été por­tée à la fois dans et par les médias d’information. Que nous dit cette contre-mobi­li­sa­tion média­tique ? Com­ment s’exprime-t-elle, en dehors des espaces consa­crés du com­men­taire ou de l’éditorial, dans les formes et les tech­niques du jour­na­lisme qui, loin d’être neutres, imposent leurs manières de lire le réel ? Et, plus lar­ge­ment, com­ment expli­quer cette vision com­mune spon­ta­née de la part d’observateurs pré­ten­dus impar­tiaux qui s’érigent de fait en juges d’exception ?

La rhé­to­rique de « la prise en otages » des usa­gers et de l’économie n’a rien de nou­veau. Le 1er décembre 2011, déjà, à la veille de la grande mani­fes­ta­tion du front com­mun syn­di­cal, la Libre Bel­gique annon­çait la cou­leur dans son face-à-face quo­ti­dien : « La manif de ven­dre­di est-elle légi­time ? »

Mais le par­ti pris anti­syn­di­cal a revê­tu, cette fois, une dimen­sion nou­velle, tant il s’est avé­ré una­nime dans son déploie­ment, res­ser­ré dans ses angles d’attaque, intran­si­geant dans son oubli de l’argumentaire de fond du front com­mun syndical…

La pro­blé­ma­ti­sa­tion (la mise en scène, en forme et en mots) de l’évènement a ain­si exclu d’emblée qu’il puisse exis­ter des alter­na­tives aux réformes gou­ver­ne­men­tales des sys­tèmes de (pré)retraite et d’allocations de chô­mage. En résu­mé : on n’a pas le choix ! TINA, donc : le fameux slo­gan « There Is No Alter­na­tive / Il n’y a pas d’alternative » de l’ex-première ministre conser­va­trice bri­tan­nique Mar­ga­ret That­cher. À quoi bon cette grève, dès lors ?

Il est par­fai­te­ment légi­time que les jour­na­listes inter­rogent la per­ti­nence d’un mou­ve­ment de grève géné­rale. Mais on est en droit d’attendre d’une infor­ma­tion véri­ta­ble­ment indé­pen­dante, sans être neutre pour autant, un cadrage plus large que les seuls ques­tion­ne­ments de l’utilité, de la moder­ni­té, de la res­pon­sa­bi­li­té ou de la légi­ti­mi­té de l’action sociale.

C’est un trait com­mun de la cou­ver­ture média­tique mains­tream aujourd’hui : elle porte tou­jours davan­tage sur la repré­sen­ta­ti­vi­té, le sta­tut ou le réa­lisme des mobi­li­sa­tions sociales que sur les repré­sen­ta­tions, les pro­ces­sus ou le réel véhi­cu­lés par celles-ci. Pour­tant doté a prio­ri d’un capi­tal de sym­pa­thie plus éle­vé auprès des jour­na­listes, le mou­ve­ment des jeunes indi­gnés se voit, lui, ren­voyé à son manque de pro­gramme, de struc­ture, ou d’identité reven­di­ca­tive, bien plus sou­vent qu’à sa démarche ou à son pro­pos effectifs.

LE DISCOURS ANONYME DE L’ÉVIDENCE

Certes, les res­pon­sables syn­di­caux ont eu lar­ge­ment l’opportunité de s’exprimer à tra­vers les médias. Mais qua­si­ment exclu­si­ve­ment pour y être som­més de se jus­ti­fier : « Est-ce que ça ne va pas trop loin ? Est-ce que vous cau­tion­nez ces actions ? ».

Les rai­sons de l’arrêt de tra­vail et les pro­po­si­tions por­tées par le front com­mun syn­di­cal sont, en revanche, res­tées très mar­gi­nales, quand elles n’étaient pas tout sim­ple­ment absentes, dans la hié­rar­chi­sa­tion de l’information, dans les titres de une ou d’ouverture, dans les angles de trai­te­ment des repor­tages en radio et en télé­vi­sion, dans la nature des ques­tions posées aux acteurs.

Or, c’est dans les inter­stices de ce niveau de lec­ture et d’écriture des énon­cés jour­na­lis­tiques, ain­si que dans les non-dits ou non-trai­tés, tout autant que dans les façons de dire et de nom­mer une mobi­li­sa­tion sociale, que s’opère le for­ma­tage d’un « dis­cours ano­nyme » de l’évidence. Concrè­te­ment, la véri­té de ce qui est dési­gné paraît pré­exis­ter à l’énoncé ; elle semble pré­sup­po­sée, comme déter­mi­née a prio­ri. Exemple : « l’impopularité de la grève », nomi­na­li­sée, mais jamais démon­trée de manière contradictoire.

Du coup, le com­bat enga­gé par les syn­di­cats pour impo­ser le bien-fon­dé de leur point de vue et de leurs reven­di­ca­tions s’est dou­blé d’une épreuve de force sym­bo­lique pour faire recon­naître la légi­ti­mi­té de leur action en tant que force col­lec­tive et struc­tu­rante du conflit social.

N’est-ce pas là, pré­ci­sé­ment, d’ailleurs, ce qu’on leur reproche fon­da­men­ta­le­ment, aux « vieux » syn­di­cats : ral­lu­mer le feu d’une conflic­tua­li­té sociale dépas­sée, car peu effi­ciente dans son approche des défis du pré­sent, et, plus encore, de l’avenir ?

On se sou­vient que c’est ce même dis­cours qui a pré­si­dé à l’intronisation effec­tive de l’ère néo­li­bé­rale : en 1981, le nou­veau pré­sident des États-Unis, Ronald Rea­gan, met­tait fin sans ména­ge­ment à la longue grève des aiguilleurs du ciel, en fai­sant licen­cier du jour au len­de­main 11.000 membres du per­son­nel, rem­pla­cés par d’autres, fraî­che­ment recru­tés pour se mon­trer plus flexibles et plus modernes.

Son émule bri­tan­nique Mar­ga­ret That­cher fit de même en matant le mou­ve­ment social des mineurs anglais, trois ans plus tard, de manière à se débar­ras­ser de toute résis­tance syn­di­cale. « La conscience col­lec­tive, ça n’existe pas », mar­te­lait celle qu’on appe­lait la Dame de fer… Ou, du moins, ça ne devait pas exis­ter, dans sa vision idéo­lo­gique des choses. Car, ain­si que le note un docu­ment offi­ciel de l’époque du Par­ti conser­va­teur, « ce qui menace la nation, ce n’est pas l’existence des classes, mais l’existence d’un sen­ti­ment de classes ».

L’ANGLE MORT DE L’INFORMATION

Notre époque a refou­lé la conflic­tua­li­té sociale comme outil de struc­tu­ra­tion et de pro­grès de la vie démo­cra­tique pour la rem­pla­cer par l’imaginaire consen­suel de la « ges­tion », d’une part, le culte com­pé­ti­tif du résul­tat et de la per­for­mance, d’autre part. Ce qui a per­mis, ana­lyse le socio­logue Matéo Ala­luf, de faire adop­ter par les caté­go­ries domi­nées de la socié­té les modes de pen­sée des couches domi­nantes. À l’encontre de leurs propres inté­rêts, donc…

En témoigne, ici, la fic­tion maintes fois évo­quée d’une com­mu­nau­té de des­tin dans l’adversité. Face à « la crise », nous serions en effet « tous dans la même galère », unis par un com­mun inté­rêt. Pauvre ou riche, syn­di­qué ou non, nous serions tous appe­lés à ramer dans la même direc­tion, de manière à « remettre les choses en ordre » au plus vite.

C’est que s’échineraient à ne pas vou­loir com­prendre les syn­di­cats : leur mobi­li­sa­tion, dans cette lec­ture, appa­raît, pour ain­si dire, comme un fac­teur de divi­sion de l’union sacrée. Stu­pé­fiant hold-up rhé­to­rique sur le sens même de la solidarité…

Si l’image a pu s’imposer, c’est qu’en ver­tu de la même logique d’effacement rhé­to­rique et nor­ma­tive de la conflic­tua­li­té sociale, il n’y a eu, dans le cadrage géné­ral de la grève, ni dési­gna­tion expli­cite des res­pon­sables pre­miers et des gagnants ultimes (ce sont les mêmes) de la crise, ni éclai­rage du réseau d’autorités de déci­sion entre­croi­sées à l’œuvre. C’est l’angle mort du trai­te­ment jour­na­lis­tique du mou­ve­ment du 30 jan­vier. Ce qui a ren­du d’autant moins acces­sible une lec­ture glo­bale, com­plexe, de l’événement, et donc une com­pré­hen­sion poli­tique des choses.

Heu­reu­se­ment pour la pro­fes­sion, un des siens, un jour­na­liste irlan­dais, dont l’interview cir­cule sur la Toile, a eu, lui, la pré­sence d’esprit ou l’indépendance de pen­sée suf­fi­sante pour mettre en exergue ces non-dits, en même temps qu’il les a sou­mis à un haut res­pon­sable de la Banque cen­trale euro­péenne, Klaus Masuch : que répon­drait-il à un chauf­feur de taxi de Dublin, lui a deman­dé, à plu­sieurs reprises, Vincent Browne, si celui-ci l’interrogerait sur la rai­son pour laquelle les citoyens irlan­dais ordi­naires doivent consa­crer des for­tunes à épon­ger des dettes non garan­ties dont ils ne sont en rien res­pon­sables ? Le repré­sen­tant de la BCE, après avoir ten­té d’esquiver, n’a tout sim­ple­ment pas trou­vé de réponse…

À cet égard, la ques­tion de Vincent Browne est en quelque sorte au jour­na­lisme ce que la grève géné­rale est à la démo­cra­tie : le pou­voir, le devoir même, de contes­ter l’ordre des choses lorsque la légi­ti­mi­té démo­cra­tique de la sou­ve­rai­ne­té paraît mise en péril.

LA PUISSANCE D’AGIR DÉTOURNÉE

« Nos » médias d’information ont fait exac­te­ment l’inverse en adop­tant, de manière spon­ta­née, un point de vue de dis­cré­di­ta­tion de la grève au nom, entre autres motifs, du tort cau­sé à l’économie. L’argument est édi­fiant : il revient à indexer l’intérêt géné­ral sur la valeur action­na­riale et l’exigence de ren­ta­bi­li­té. L’efficacité d’abord, puis, à titre secon­daire, la démocratie…

De ce point de vue, l’injonction à la res­pon­sa­bi­li­té adres­sée au front com­mun syn­di­cal ne peut qu’obscurcir un peu plus l’imaginaire et l’horizon démo­cra­tique. Car elle enferme un peu plus encore les gens dans la peur de se pro­je­ter dans l’avenir res­sen­ti comme une menace, dans la tris­tesse de vivre un pré­sent sans pro­messes, et dans le seul désir de consom­ma­tion comme manière d’être. « Toute évo­ca­tion du futur a ten­dance à nous inhi­ber, à nous pani­quer, constate le phi­lo­sophe Miguel Bena­sayag. Com­ment bou­ger si nous n’avons pas la moti­va­tion d’une pro­messe ? ».

C’est bien ce qui rend si ingrate la posi­tion des syn­di­cats dans l’action sociale. A for­tio­ri lorsque celle-ci est per­çue et pré­sen­tée comme pure­ment « défensive ».

A contra­rio, la par­ti­ci­pa­tion à une entre­prise de pro­tes­ta­tion sociale (grève, mani­fes­ta­tion, occu­pa­tion d’une place publique…) pro­cure le sen­ti­ment, col­lec­tif et indi­vi­duel, d’avoir prise sur le réel, d’agir et de se battre pour quelque chose d’utile et juste. C’est là expé­ri­men­ter un incom­pa­rable air de liber­té, d’ouverture des pos­sibles et de puis­sance d’agir : cela même que le tur­bo-capi­ta­lisme et la tech­no-sou­ve­rai­ne­té en marche ont réus­si à cap­tu­rer et à détour­ner en nous.

L’incapacité de l’information d’actualité de « posi­ti­ver » socia­le­ment ou de lire poli­ti­que­ment, au sens le plus pro­fond du terme, les mou­ve­ments de contes­ta­tion ou de refus actuels en dit plus, en fin de compte, sur les médias eux-mêmes et leurs propres enfer­me­ments que sur la grève et les syndicats.

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