Les mots toxiques de la fiscalité

Les mots qui disent l’impôt dans le dis­cours social – qu’il s’agisse de celui des ins­ti­tu­tions, des pou­voirs, de l’information, des médias, des acteurs en vue ou ano­nymes – sont plus toxiques pour la pen­sée col­lec­tive du temps que les maux de la fis­ca­li­té ne sont sup­po­sés l’être pour le « mal­heu­reux contri­buable ». L’ambition d’une culture, à la fois per­son­nelle et col­lec­tive, est d’en opé­rer la prise de conscience, condi­tion pre­mière d’une réap­pro­pria­tion pro­pre­ment poli­tique de l’instrument fis­cal. Florilège.

Toute forme d’augmentation du taux ou du volume d’imposition fis­cale est qua­li­fiée dans le dis­cours public cou­rant de (au choix) :

tour de vis fis­cal, c’est-à-dire de plus grande sévé­ri­té, de res­ser­re­ment du car­can fiscal ;

alour­dis­se­ment de la fis­ca­li­té pour rem­plir ou ren­flouer les caisses de l’État, lequel, enti­té ano­nyme et sans visage, est ain­si impli­ci­te­ment sup­po­sé mau­vais ges­tion­naire, dis­pen­dieux, gas­pilleur si pas sabor­deur de l’embarcation publique qu’il convient de remettre à flot ;

- charge fis­cale (plus ou trop) éle­vée, far­deau qui pèse sur la com­pé­ti­ti­vi­té de notre – ou nos – économie(s), ou bou­let atta­ché au pied du dyna­misme entre­pre­neu­rial, de la ren­ta­bi­li­té du travail ;

pres­sion fis­cale accen­tuée ou aggra­vée, étouf­fant les ini­tia­tives, décou­ra­geant la volon­té de tra­vailler et pres­sant le contri­buable « comme un citron » ;

- nou­velle ponc­tion, c’est-à-dire une atteinte à l’intégrité phy­sique, pri­vant l’individu ponc­tion­né d’une par­tie orga­nique, vitale, de lui-même ;

rage taxa­toire, for­mule qui a fait flo­rès dans les milieux libé­raux pour stig­ma­ti­ser, selon la défi­ni­tion que l’on retien­dra du terme pre­mier, le déchaî­ne­ment de vio­lence du fisc contre les contri­buables, la fureur d’imposition de l’État-Léviathan, la folle pas­sion de la gauche pour l’impôt, voire sa manie d’y suc­com­ber sans cesse ;

À l’inverse, les baisses du même taux d’imposition, les réduc­tions d’impôts ou des sommes impo­sables, quelles qu’elles soient, sont inva­ria­ble­ment assi­mi­lées, ou assi­mi­lables, à :

- des allè­ge­ments, des exo­né­ra­tions, des dégrè­ve­ments… et autres syno­nymes de sou­la­ge­ment d’un poids, de dis­pense ou d’exemption d’une obli­ga­tion, de libé­ra­tion d’une entrave…;

- des déduc­tions, des défal­ca­tions, des abat­te­ments, etc. qui, d’une niche fis­cale à l’autre, per­mettent de trans­for­mer des reve­nus impo­sables bruts en béné­fices nets, enfin…pas tou­jours si nets que cela si l’on veut bien prendre en consi­dé­ra­tion les moyens uti­li­sés, par­fois à la limite de la léga­li­té, dans cer­tains cas au-delà, pour réduire les sommes sou­mises à imposition ;

- de la créa­ti­vi­té, de l’ingé­nie­rie ou des astuces fis­cales, pré­ci­sé­ment, comme titrait la Libre Bel­gique du 17 juillet 2009 au sujet des moyens mis en œuvre par Elec­tra­bel pour ne pas payer d’impôts sur ses béné­fices au titre de l’Impôt des socié­tés en 2008. En Alle­magne, la com­plexi­té kaf­kaïenne de la légis­la­tion fis­cale et des armées d’experts payés au prix fort per­mettent aux grandes socié­tés du pays de sous­traire chaque année à l’imposition quelque 100 mil­liards d’euros (un tiers du PIB belge)1, soit la dif­fé­rence entre les béné­fices prou­vés des mul­ti­na­tio­nales alle­mandes et les sommes effec­ti­ve­ment taxées par Berlin ;

- des inci­tants ou des sti­mu­lants fis­caux, soit ce qui vivi­fie, for­ti­fie, rend plus per­for­mant, plus tonique, mais aus­si plus exal­tant ou exci­tant, bref ce qui fait se sen­tir plus léger ou aérien, une fois que l’on est débar­ras­sé (d’une par­tie plus ou moins sub­stan­tielle) de la pres­sion fiscale ;

- des avan­tages fis­caux quand les sti­mu­lants ponc­tuels se péren­nisent en ten­dance struc­tu­relle. À l’image de celle dont ont béné­fi­cié depuis une quin­zaine d’années (avec une brusque accé­lé­ra­tion à par­tir de 2000) les reve­nus les plus éle­vés et les entre­prises des pays de l’Union euro­péenne au fil des réduc­tions suc­ces­sives des taux d’imposition les concer­nant : ain­si, le taux d’imposition légale maxi­male sur les tranches supé­rieures de reve­nus des per­sonnes phy­siques a dimi­nué de 6,9 points de pourcent en moyenne dans la zone des 27 pays membres de l’UE entre 2000 et 2008 (avec des varia­tions impor­tantes entre les – 30 % en Bul­ga­rie et les + 4,9 % en Suède) ; au cours de la même période, le taux d’imposition sur les socié­tés a, lui, bais­sé, de 8,4 % pour s’établir à 23,5 % en moyenne dans cette zone2. Pour jus­ti­fier ces choix, les gou­ver­ne­ments concer­nés invoquent le sou­ci de se pré­mu­nir du risque de fuite des capi­taux à l’étranger – un risque qu’aucune étude n’a jamais démon­tré en dehors des cas de fraude fis­cale carac­té­ri­sée –, et la volon­té de boos­ter l’économie en encou­ra­geant la consom­ma­tion ou les inves­tis­se­ments des couches les plus aisées – au lieu de quoi on a assis­té à un déve­lop­pe­ment ver­ti­gi­neux du patri­moine finan­cier de ces mêmes caté­go­ries de reve­nus et une fuite de leurs capi­taux vers… la recherche de gains tou­jours plus spé­cu­la­tifs qui ont ali­men­té le gon­fle­ment de la bulle boursière ;

- un bou­clier fis­cal, pour reprendre la méta­phore uti­li­sée par le pré­sident fran­çais Sar­ko­zy pour dési­gner le moyen de se défendre qu’il a offert aux 3.506 contri­buables les plus aisés du pays face à l’agres­sion du fisc, bras armé, dans la vul­gate néo­li­bé­rale, de l’État pré­da­teur… La logique « pro­tec­trice » à l’œuvre ici relève pour­tant moins de la défense d’intérêts mena­cés en quoi que ce soit, que de la pré­ser­va­tion, voire de l’extension, de pri­vi­lèges dignes de l’Ancien Régime octroyés par le pou­voir sei­gneu­rial : cha­cun de ces contri­buables a ain­si « épar­gné » 116.193 €, soit le tiers des impôts qu’ils ont ver­sés, à mettre en regard des 25.136 € que repré­sente le reve­nu annuel médian des ménages fran­çais en 2005, année de réfé­rence3.

Vérités d’évidence et censure par gavage

La rhé­to­rique, on le voit, tra­hit l’évolution des rap­ports de force idéo­lo­gique et le camp dans lequel est pas­sé le pou­voir d’énonciation… auquel André Bre­ton attri­buait, en 1924, « la médio­cri­té de notre uni­vers ». Ce sont désor­mais les mots-lois de l’économie capi­ta­liste de mar­ché qui consti­tuent l’horizon men­tal des socié­tés et qui déclassent la poli­tique, avec son consen­te­ment, en tech­nique de gou­ver­nance sur le modèle de l’entreprise privée.

Les mots, note Pas­cal Durand4, ne tiennent leur force et leur pou­voir que de l’environnement cultu­rel spé­ci­fique dans lequel ils sont for­mu­lés, et de l’autorité de celui ou ceux qui les pro­noncent. En même temps, tout pou­voir construit sa légi­ti­mi­té en par­tie sur l’emprise qu’il exerce sur les esprits. Et celle-ci se forge à tra­vers la force d’évidence – son illu­sion, en fait – dont ce pou­voir par­vient à doter non seule­ment les mots qu’il uti­lise, mais aus­si les repré­sen­ta­tions, l’imaginaire que véhi­culent ces mots dans l’espace public.

À ce jeu, la répé­ti­tion décuple le poids d’évidence : répé­tée et réper­cu­tée à l’infini la seule énon­cia­tion finit par valoir preuve. L’idée reçue, à force d’être reçue, paraît se fon­der en véri­té. Ain­si, le fameux « Trop d’impôt tue l’impôt »…

De ce point de vue, la socié­té de com­mu­ni­ca­tion dans laquelle, dit-on, nous bai­gnons, accé­lère, den­si­fie et valide le grand tra­fic du dis­cours social sous la double pres­sion de sa puis­sance de répé­ti­tion du même, et de sa propre légi­ti­mi­té comme pou­voir à part entière : les mots qu’elle consacre font, comme elle, auto­ri­té. L’emprise du dis­cours social domi­nant s’alimente en boucle, par gavage, à ses propres effets d’énonciation : c’est ce que l’essayiste et poète Annie Le Brun appelle une « cen­sure par l’excès »5.

Pres­sion fis­cale, inci­tants ou avan­tages fis­caux sont ain­si incor­po­rés dans les sché­mas men­taux de l’époque comme des termes aux repré­sen­ta­tions, néga­tives ou posi­tives, rhé­to­ri­que­ment indis­cu­tables, devant être accep­tées comme tels… Ils deviennent des frag­ments du dis­cours ano­nyme, mis en exergue il y a long­temps déjà par Fran­çois Brune6, comme autant de « phrases impen­sées, de réflexions-réflexes, d’impératifs faus­se­ment évi­dents, de parole machi­nale ». Ce « lan­gage de syn­thèse », comme le défi­nit Annie Lebrun, se déve­loppe, en outre, en conti­nuel déni de réa­li­té, évo­quant ce qui n’est plus ou même ce qui n’existe pas. C’est très clair dans l’exemple des fameux para­dis fis­caux

Si sa cri­tique se veut, comme c’est le cas ici, ouver­te­ment idéo­lo­gique, le dis­cours ambiant qui nous imprègne, lui, affleure dans ses pro­pos, dans ses émer­gences révé­la­trices, comme une idéo­lo­gie qui ne dit pas son nom. Ce qui est explique qu’il (ou elle) est dif­fi­cile à sai­sir dans son ensemble tant il est à la fois imper­son­nel, mou­vant, mais aus­si spon­ta­né, pré­sent au cœur même des pro­pos et des images qui nous sont – ou nous semblent – si fami­lières. Le para­doxe ou le comble de la vio­lence du pro­ces­sus est le retour­ne­ment de nous-mêmes, au sens poli­cier du terme, qu’opère ce lan­gage dans un simu­lacre de liber­té : cha­cun s’approprie les mots du temps sans s’en rendre compte alors même que ce voca­bu­laire pseu­do scien­ti­fique expro­prie l’individu de lui-même, dépouille jour après jour celui-ci de la sin­gu­la­ri­té de sa pen­sée. En infu­sant la moindre de nos paroles, le flux du dis­cours quo­ti­dien, sou­tient Fran­çois Brune, « nous ins­crit mal­gré nous dans un vaste réseau de culture ano­nyme », en même temps qu’« il mine sans doute la phi­lo­so­phie pro­fonde de notre culture ».

« Le capitalisme est une culture »

Or, de quel lan­gage, de quel pou­voir, de quelle culture parle-t-on ici, à pro­pos des mots de la fis­ca­li­té, si ce ne sont ceux du sys­tème capi­ta­liste uni­ver­sel­le­ment domi­nant ? L’économiste Chris­tian Arns­per­ger le dit bien dans son der­nier ouvrage7 : « Le sys­tème capi­ta­liste actuel est deve­nu une culture, une forme de conscience col­lec­tive, où nous sommes tous pris, que nous le vou­lions ou non. Nous sommes des êtres capi­ta­listes. Pour répondre à leurs inquié­tudes exis­ten­tielles, à leur peur de la fra­gi­li­té, à leur angoisse de la mort, les êtres ont besoin de trou­ver un sens qui, pour l’instant, est four­ni par ce ’’champ capi­ta­liste’’ qui nous englobe tous. »8

Dans cette culture capi­ta­liste néo­li­bé­rale qui pro­duit ses effets depuis une tren­taine d’années, l’impôt est dia­bo­li­sé. C’est l’ennemi. Par­ti­cu­liè­re­ment en Bel­gique : la détes­ta­tion du fisc s’y nour­rit éga­le­ment de la légi­ti­mi­té his­to­ri­que­ment faible de l’appareil éta­tique cen­tral, long­temps assi­mi­lé à celui des puis­sances étran­gères occu­pantes, puis à celui d’une élite bour­geoise fran­co­phone anti­so­ciale et anti-fla­mande, enfin à celui des hol­dings finan­ciers et indus­triels qui ont lais­sé l’industrie wal­lonne en plan quand a son­né l’heure du déclin de celle-ci et des profits.

L’ab­sence d’un sens com­mun de l’État qui en résulte a d’ailleurs engen­dré une culture citoyenne que l’on peut qua­li­fier de « cynique » : les rap­ports que les Belges, en géné­ral, entre­tiennent avec la puis­sance publique en géné­ral sont mar­qués avant tout par la méfiance, un faible degré de civisme, la pri­mau­té de l’in­té­rêt per­son­nel, le clien­té­lisme, la fraude fis­cale, enfin, éri­gée en sport national.

En Bel­gique, les publi­ca­tions spé­cia­li­sées ou grand public qui annoncent « com­ment payer moins d’impôts » ou « com­ment se pro­té­ger du fisc » (en invo­quant jusqu’à la conven­tion euro­péenne des droits de l’Homme) pro­li­fèrent. Nombre de ban­quiers, avo­cats, notaires ou révi­seurs défendent auprès de leurs clients « la thèse qu’éluder l’impôt revient à faire le choix licite de la voie la moins impo­sée », comme le note le rap­port d’une com­mis­sion d’enquête par­le­men­taire récente9. En d’autres termes, ils aident à frau­der le fisc.

Que la Bel­gique, enfin, appa­raisse à la troi­sième place du clas­se­ment de la « pres­sion fis­cale » dans la zone euro, der­rière le Dane­mark et la Suède, avec des recettes fis­cales équi­va­lentes à 44 % de son PIB est per­çu davan­tage comme un titre d’infamie que comme une des rai­sons de l’excellence de ses sys­tèmes de soins de san­té et d’éducation fon­da­men­tale clas­sée, elle aus­si, à la troi­sième place… du clas­se­ment 2009 du World Eco­no­mic Forum, cette fois.

Contributions d’hier, taxes aujourd’hui

Le fisc, dans l’imaginaire social contem­po­rain, c’est autant, le gen­darme – l’autorité qui impose, dans tous les sens du terme, le niveau de contri­bu­tion qu’un par­ti­cu­lier doit payer – que le voleur ou le vam­pire. Pour preuve, dans le lan­gage fami­lier, « taxer », c’est aus­si voler, piquer, chou­ra­ver pour reprendre les termes popu­la­ri­sés en France par le chan­teur Renaud, entre autres : « Il m’a taxé mon cuir », « Elle m’a taxé d’une cigarette »…

Les taxes sont vécues, pour ain­si dire, comme une spo­lia­tion du bien pri­vé, ou, à tout le moins, comme une sorte de dîme pré­le­vée après coup sur le pro­duit de l’activité éco­no­mique au nom d’une sorte d’arbitraire éta­tique tout puis­sant : c’est la même image qu’entretient, en France, la notion de pré­lè­ve­ments obli­ga­toires, qui désigne l’ensemble des impôts et des coti­sa­tions sociales.

De même, la sub­sti­tu­tion de plus en plus cou­rante dans le par­ler quo­ti­dien du mot taxe à celui d’impôt est révé­la­trice d’un glis­se­ment plus idéo­lo­gique que séman­tique : le pro­ces­sus d’imposition, l’impôt, est confon­du avec la somme fixée par l’imposition, à savoir la taxe. On peut en déduire l’hypothèse de la supré­ma­tie des chiffres sur les fonc­tions col­lec­tives : le contri­buable moderne ne voit dans la fonc­tion fis­cale que la somme qui lui est « ponc­tion­née » par le fisc, tan­dis que sont « zap­pées » de son ima­gi­naire les pres­ta­tions qui, en contre­par­tie, sont four­nies par l’Etat à l’ensemble de la col­lec­ti­vi­té, indi­vi­dus comme entreprises.

Il a ces­sé en tout cas, désor­mais, de par­ler de ce qu’il « remet aux contri­bu­tions » : ça c’était avant, sous l’ère sociale-démo­crate, key­né­sienne, des années 1945 – 1975. Les « contri­bu­tions », alors, dans le lan­gage popu­laire de l’époque, c’étaient aus­si bien les bureaux per­cep­teurs de l’impôt (« Tu vas aux Contri­bu­tions ? ») que la part indi­vi­duelle payée par chaque membre de la socié­té, sa contri­bu­tion, au pro­ces­sus col­lec­tif de finan­ce­ment par l’impôt des ser­vices publics, gra­tuits ou abor­dables pour tous.

Les idéaux de l’état social

Aujourd’hui, les ser­vices publics font par­tie inté­grante de l’existence de tout un cha­cun comme la chose la plus nor­male du monde. Mais c’est davan­tage le volet ser­vice que l’individu retient sans tou­jours per­ce­voir que, der­rière leur orga­ni­sa­tion, se cache un modèle public de socié­té qui tra­duit une aspi­ra­tion à davan­tage d’égalité et de citoyen­ne­té sociale.

L’égalité d’abord. En pro­por­tion de leurs reve­nus et de leurs contri­bu­tions à l’impôt (direct et indi­rect) et à la Sécu­ri­té sociale, les ménages « pauvres » reçoivent en moyenne plus en termes de dépenses publiques que les ménages plus aisés.

La citoyen­ne­té ensuite. Le socio­logue Robert Cas­tel a mis en exergue le concept de pro­prié­té sociale pour dési­gner la par­ti­ci­pa­tion des indi­vi­dus non-pro­prié­taires à des biens et des ser­vices col­lec­tifs dont l’État social est le pro­mo­teur. C’est en effet le rôle de la puis­sance publique en démo­cra­tie, sou­tient Corinne Gobin10, que de pro­duire sans cesse de la « socié­té », par le biais des pres­ta­tions d’institutions déli­vrées, plus ou moins for­te­ment, de l’emprise des logiques mar­chandes de ren­ta­bi­li­té et de valo­ri­sa­tion du capital.

Même chose, d’ailleurs, en amont, côté finan­ce­ment du bien public : ver­ser au « pot com­mun » des impôts, des taxes et des coti­sa­tions sociales est un des signes et fac­teurs de la cohé­sion sociale, en ce sens que cela implique, consciem­ment ou non, pour les citoyens une volon­té de vivre ensemble, un « sen­ti­ment de com­mu­nau­té de des­tin que ne néces­site pas l’anonymat des rap­ports mar­chands »11.

De la mise en œuvre, au moins par­tielle, de ces idéaux pen­dant près de trente ans a résul­té une forte adhé­sion de la popu­la­tion à l’État social, à ses ins­ti­tu­tions et à ses méca­nismes. Avec l’enraiement de ceux-ci consé­cu­tif à la « révo­lu­tion » néo­li­bé­rale des années 1980, la confiance envers l’autorité publique et son action s’est for­te­ment éro­dée. De même, le sens civique et col­lec­tif des contri­bu­tions a reflué : l’individu capi­ta­liste d’Arnsperger crie haro sur les taxes qui le frappent au portefeuille.

La main invisible du politique

Certes, suite au « sep­tembre noir » ban­caire, le dis­cours poli­tique sur l’impôt a chan­gé par rap­port à l’époque où les can­di­dats aux élec­tions, de droite, sur­tout, mais aus­si de gauche, mar­te­laient lors de chaque cam­pagne un pro­gramme clien­té­liste de baisses de charges fis­cales et sociales sans finan­ce­ment alter­na­tif des fonc­tions col­lec­tives de l’État.

Mais si l’impôt n’est plus frap­pé d’hérésie aujourd’hui, son dis­cret retour en grâce cor­res­pond à une approche essen­tiel­le­ment tech­no-bud­gé­taire (redres­ser les finances publiques mises à mal par la crise) ou à des argu­ments de mora­li­sa­tion du capi­ta­lisme (taxer les banques pour faire payer les res­pon­sables du désastre). Avec le risque que ce res­sort éthique ne soit pré­texte à dépo­li­ti­ser le débat autour de la ques­tion fis­cale, comme, d’ailleurs, à élu­der une véri­table réforme, poli­tique et éco­no­mique, du sys­tème capitaliste.

Or, on ne peut espé­rer chan­ger la conscience col­lec­tive du temps, et res­tau­rer la confiance indis­pen­sable envers le et la poli­tique, que par une action et un dis­cours poli­tique volon­ta­riste, à tra­vers des options claires et assu­mées comme telles, recon­nais­sant ouver­te­ment à la fis­ca­li­té un sta­tut non de variable d’ajustement pour un moment dif­fi­cile à pas­ser, mais d’outil impor­tant, valo­ri­sé et socia­le­ment juste au ser­vice d’une vraie ambi­tion réformatrice.

Ce n’est que de la sorte que le poli­tique peut espé­rer par­ve­nir à convaincre l’individu citoyen, tiraillé entre ses pul­sions égoïstes et son désir de vivre-ensemble, de pré­fé­rer le gou­ver­ne­ment de la puis­sance publique, réha­bi­li­tée à ses yeux, à la gou­ver­nance tech­no-bureau­cra­tique des règles juri­diques et morales. Cela revient à le trai­ter en adulte, de croire en sa capa­ci­té de dis­cer­ne­ment et de contri­bu­tion indi­vi­duelle au bien com­mun. Pour que le citoyen puisse lâcher la main invi­sible du mar­ché à laquelle il s’accroche par peur exis­ten­tielle, il faut d’abord que le poli­tique lui tende une main à nou­veau visible.

  1. « L’Allemagne, para­dis fis­cal des entre­prises », L’Écho, 08.09.2009
  2. « Taxa­tion Trends in the Euro­pean Union »
  3. Guillaume DUVAL, « Il n’y a pas que le bou­clier fis­cal ! », www.alternatives-economiques.fr, 17.03.2009.
  4. Les nou­veaux mots du pou­voir, Aden, 2008.
  5. « Le lan­gage reste une arme que cha­cun peut se réap­pro­prier », Phi­lo­so­phie Maga­zine, février 2009.
  6. « Les médias pensent comme moi ! » Frag­ments du dis­cours ano­nymes, L’Harmattan, 1993
  7. Éthique de l’existence post-capi­ta­liste. Pour un mili­tan­tisme exis­ten­tiel, La nuit sur­veillée, 2009.
  8. « Le capi­ta­lisme n’incarne pas la liber­té. Nous visons juste avec le mau­vais fusil », L’Écho, 12.09.2009.
  9. « La lutte contre la fraude, une prio­ri­té », La Libre Entre­prise, 27.06.2009.
  10. « Les faus­saires de l’Europe sociale », Le Monde diplo­ma­tique, octobre 2005
  11. Guillaume DUVAL, Le libé­ra­lisme n’a pas d’avenir. Big busi­ness, mar­chés et démo­cra­tie, La Découverte/Alternatives éco­no­miques, 2003.

Ce texte est initialement paru dans le Cahiers de l’Éducation permanente N°35 "Merci l'impôt", PAC Éditions, 2010

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