Les nouveaux prolétaires, discours et réalités sociologiques

Illustration : Fabienne Loodts

La rhé­to­rique est un ins­tru­ment poli­tique redou­ta­ble­ment effi­cace. Il n’est alors pas ano­din que les ouvriers, et encore plus les pro­lé­taires, dis­pa­raissent pro­gres­si­ve­ment des dis­cours publics, rem­pla­cés par les plus consen­suels « col­la­bo­ra­teurs » ou « tra­vailleurs » quand on veut faire un appel du pied aux classes popu­laires. Mais les logiques der­rière ces termes ne sont pas les mêmes, et ce nou­veau voca­bu­laire ris­que­rait de nous faire oublier les inéga­li­tés qui struc­turent pro­fon­dé­ment la socié­té de tra­vail en régime capitaliste.

Les dis­cours tenus dans le monde éco­no­mique depuis quelques décen­nies valo­risent la col­la­bo­ra­tion et l’engagement col­lec­tif pour une entre­prise qui serait le sup­port de pro­jets com­muns. Les sala­riés d’exécution deviennent des « équi­piers », les cadres des « mana­gers » ou autre « ani­ma­teurs d’équipe ». Sur la scène poli­tique, les dis­cours se mul­ti­plient, en France mais pas seule­ment, met­tant en avant les « tra­vailleurs » et la « valeur tra­vail ». Ces notions risquent fort de divi­ser les classes popu­laires, ce qui n’est sans doute pas pour déplaire à leurs uti­li­sa­teurs. D’abord, elles effacent les fron­tières entre dif­fé­rents types de tra­vailleurs (cadres et ouvriers, le com­bat pour­tant n’est pas le même), elles mettent de côté les sta­tuts d’emploi et les pro­tec­tions – plus ou moins solides — qui les accom­pagnent. Et sur­tout, elles divisent ceux qui ont un emploi et estiment être les seuls à tra­vailler, de ceux qui ne feraient que pro­fi­ter du sys­tème en recou­rant aux allo­ca­tions. La stig­ma­ti­sa­tion de « l’assistanat » passe donc aus­si par l’abandon d’un voca­bu­laire clas­siste. Celui-là qui pose les classes sociales comme prin­ci­pales lignes de frac­ture du monde social et qui, de ce fait, insiste sur les inté­rêts diver­gents des domi­nés et des domi­nants du régime capi­ta­liste, des « ouvriers pro­lé­taires » et des « bour­geois capi­ta­listes » aurait dit Marx.

Aujourd’hui, cette classe des domi­nés au tra­vail n’est plus la même que lors de la Révo­lu­tion indus­trielle. Elle n’est plus assi­mi­lable au sala­riat dans son ensemble, du fait de l’extension de cette rela­tion de tra­vail et de ce mode de rému­né­ra­tion à la qua­si-tota­li­té de la popu­la­tion, y com­pris aux cadres diri­geants. Dans le cadre de la ter­tia­ri­sa­tion des éco­no­mies les plus riches, elle ne com­porte plus uni­que­ment des ouvriers. Et elle ne s’arrête plus à la fron­tière de l’activité, en rai­son du chô­mage per­sis­tant qui fait de notre socié­té de tra­vail une socié­té en mal d’emplois.

Et pour­tant, les rai­sons de par­ler de la vio­lence des rela­tions de tra­vail res­tent nom­breuses. Le voca­bu­laire clas­siste a encore du sens. D’abord parce que les ouvriers n’ont pas dis­pa­ru, loin s’en faut : ils repré­sentent un quart de la popu­la­tion active, et près du tiers des hommes en emploi. En outre, la socié­té de ser­vices n’apporte pas que du mieux-vivre mais aus­si du tra­vail non-qua­li­fié et peu rému­né­ré dans le ter­tiaire, qui incombe essen­tiel­le­ment aux femmes. Plus de la moi­tié des sala­riés sont expo­sés à une forme de péni­bi­li­té phy­sique dans le tra­vail aujourd’hui.

NOTRE SOCIéTé PRODUIT DES PROLéTAIRES

Les classes popu­laires n’ont ain­si pas recu­lé si l’on comp­ta­bi­lise ouvriers et employés non qua­li­fiés comme leur cœur. Et l’on peut aus­si comp­ter dans leurs rangs les chô­meurs et les per­sonnes en situa­tion de sous-emploi ou d’emplois dits « aty­piques » (CDD, inté­rim…) qui repré­sentent désor­mais jusqu’à 80% des embauches. L’« armée de réserve » dont par­lait Marx semble donc plus que jamais d’actualité, ren­for­çant encore le pou­voir patro­nal et la vul­né­ra­bi­li­té sala­riale, puisque le licen­cie­ment est alors la menace per­ma­nente et la crise, le pré­texte idéal. Les rap­ports de domi­na­tion ne s’arrêtent pas aux portes de l’entreprise mais débordent lar­ge­ment sur le reste de la vie. Le non-tra­vail par exemple entame à la fois la situa­tion maté­rielle, l’organisation per­son­nelle et la ges­tion fami­liale, et donne lieu à une stig­ma­ti­sa­tion qui génère un fort sen­ti­ment d’« inuti­li­té sociale ». Ain­si, notre socié­té de tra­vail conti­nue de pro­duire des pro­lé­taires au sens des domi­nés de la socié­té capi­ta­liste, dont l’emploi et les pro­tec­tions qui l’accompagnent sont dis­con­ti­nus et incer­tains, ce qui altère leur situa­tion maté­rielle ain­si que leur capa­ci­té à se pro­je­ter dans l’avenir et ce, tant au niveau pro­fes­sion­nel que personnel.

La ques­tion qui se pose alors est celle des capa­ci­tés d’organisation com­mune et de résis­tance de ces pro­lé­taires. Plu­sieurs freins peuvent être iden­ti­fiés. Comme le disait Bour­dieu, « la pré­ca­ri­té affecte pro­fon­dé­ment celui ou celle qui la subit ; en ren­dant tout l’avenir incer­tain, elle inter­dit toute anti­ci­pa­tion ration­nelle et, en par­ti­cu­lier, ce mini­mum de croyance et d’espérance en l’avenir qu’il faut pour pou­voir se révol­ter, sur­tout col­lec­ti­ve­ment, contre le pré­sent, même le plus into­lé­rable ». De sur­croît, il est dif­fi­cile de se mobi­li­ser sur une iden­ti­té stig­ma­ti­sée, à moins de par­ve­nir à « retour­ner le stig­mate », comme l’expliquait le socio­logue amé­ri­cain Erving Goff­man, c’est-à-dire à ne pas se lais­ser impo­ser une vision néga­tive de ce que l’on est, à reprendre son iden­ti­té en main. La résis­tance a donc besoin de struc­tures et de moyens, mais aus­si de dis­cours qui s’opposent à l’idéologie domi­nante et rouvrent le champ des possibles.

Sarah Abdelnour est sociologue, enseignante et chercheuse à l’Université Paris Dauphine. Elle est l’auteure du livre Les nouveaux prolétaires parus aux Éditions Textuel en 2012. Ce texte initialement paru le 23 février 2012 sur le blog de l'auteure  est reproduit avec son aimable autorisation. Titre modifié et intertitre rajouté par nos soins.

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