Les nouveaux visages de Molenbeek

Illustration : Vida Dena

Hans Van­de­can­de­laere, his­to­rien et écri­vain, est l’auteur de « In Molen­beek », un récit de voyage à tra­vers une des com­munes les plus stig­ma­ti­sées de Bel­gique. Véri­table suc­cès de librai­rie en Flandre, sa paru­tion en fran­çais n’est mal­heu­reu­se­ment pas pré­vue pour l’instant, faute d’éditeur inté­res­sé. Pour­tant, le manque est criant, côté fran­co­phone, d’un ouvrage docu­men­té issue d’une recherche de ter­rain. Celui qui réa­lise éga­le­ment des balades gui­dées de la com­mune et conseille les jour­na­listes inter­na­tio­naux y mélange anthro­po­lo­gie, socio­lo­gie et jour­na­lisme pour don­ner une image plus nuan­cée que celle habi­tuel­le­ment ser­vie par les médias au sujet du « Vieux Molen­beek », un ter­ri­toire en métamorphose.

Atten­tion, nous pré­vient Hans d’entrée de jeu lors de notre entre­tien, « je traite essen­tiel­le­ment du quar­tier du Vieux Molen­beek (le « Molen­beek his­to­rique ») c’est-à-dire du noyau médié­val autour de la Place com­mu­nale, ces 25 der­nières années ». Si le péri­mètre est cir­cons­crit, l’ambition n’en reste pas moins grande. À par­tir de près de 150 entre­tiens d’acteurs sociaux, cultu­rels, reli­gieux, d’habitants, de com­mer­çants, de profs, etc. qu’il a ren­con­trés durant trois ans, il dresse un por­trait tout en nuance d’un quar­tier dont les 18.500 habi­tants sont constam­ment cari­ca­tu­rés par les médias, en essayant d’aller au-delà des cli­chés, de l’islam et de la pau­vre­té. Avec une focale large : « J’ai essayé de com­prendre ce quar­tier à tra­vers un spectre thé­ma­tique kaléi­do­sco­pique : l’enseignement, la jeu­nesse, la reli­gion, les migra­tions, la crise du loge­ment, mais aus­si le réamé­na­ge­ment urbain, la pro­duc­tion de richesse des start-ups et du com­merce inter­na­tio­nal, l’associatif… »

MÉTAMORPHOSES URBAINES

L’autre objec­tif de son livre, c’est de rendre compte des nou­velles dyna­miques urbaines qu’il a obser­vées : « Depuis près de 10 ans, on voit le centre de Bruxelles avan­cer vers l’Ouest. Il englo­be­ra à terme le Vieux Molen­beek. La zone du canal n’est plus la fron­tière men­tale abso­lue qu’elle a pu être ! » Et de citer touts les lofts qui se sont construits, le Mei­nin­ger Hotel, le nou­veau musée d’art urbain MIMA ou encore le réamé­na­ge­ment de la Place com­mu­nale (« un bijou ») où se sont récem­ment ins­tal­lés un res­to thaï et un bar à smoo­thie, « ce qui était inima­gi­nable il y a encore 10 ans ! ». Ces méta­mor­phoses ne sont d’ailleurs pas sans entrai­ner des risques de gen­tri­fi­ca­tion dans un quar­tier mar­qué par un fort manque de loge­ments décents et salubres à prix acces­sible. Même si pour le moment, le quar­tier reste mixte, cer­tains ménages par­mi les plus modestes ont déjà dû quit­ter une zone qui devient pro­gres­si­ve­ment impayable.

De plus en plus de nou­veaux groupes « découvrent » donc ou s’installent dans la com­mune : classe moyenne, tou­ristes, peut-être à terme des hommes d’affaires. Hans Van­de­can­de­laere évoque donc des ques­tions qui vont se poser à terme : « com­ment les com­mer­çants magh­ré­bins vont-ils s’adapter à ces nou­veaux groupes de consom­ma­teurs et diver­si­fier leur com­merce ? » Mais éga­le­ment des ques­tions plus socié­tales : « quel impact y aura-t-il à se mon­trer ouver­te­ment homo­sexuel dans la rue, ce qui est pro­blé­ma­tique aujourd’hui ? Quel impact aus­si pour les femmes dans l’espace public ? » Les nou­velles migra­tions, pro­ve­nant prin­ci­pa­le­ment des pays de l’Est et d’Afrique noire, peuvent aus­si chan­ger la donne d’un quar­tier per­çu pour l’instant comme presque uni­que­ment peu­plé de « Maro­cains ». Car l’image du « Molen­beek, Mar­ra­kech de Bruxelles » est à inter­ro­ger : « Il faut arrê­ter de faire des « Maro­cains » un bloc mono­li­thique ». Car, outre les nou­veaux habi­tants déjà cités qui bous­culent la démo­gra­phie du quar­tier, « si les Magh­ré­bins res­tent certes majo­ri­taires, ils sont loin de consti­tuer un tout homo­gène. Ain­si, « de 1ère, 2ème ou 3ème géné­ra­tions, avec ou sans papiers, arri­vés récem­ment du Maroc, d’Algérie ou nés ici, ou encore d’origine maro­cains mais pro­ve­nant d’autre pays d’Europe comme les Pays-Bas, l’Espagne ou l’Italie, si l’on rentre dans le détail, on s’aperçoit qu’il est en réa­li­té frac­tion­né en mul­tiples sous-groupes qui ont cha­cun leurs propres pra­tiques, leurs propres dis­cours et qui ne vivent pas les mêmes réalités. » 

UN VILLAGE EN ÉVOLUTION

Molen­beek n’est pas comme on l’entend sou­vent un ghet­to où les habi­tants ne sor­ti­raient jamais de leur quar­tier : « Un ghet­to non. Un côté vil­lage oui. Si les per­sonnes plus âgées sont peut-être plus ancrées dans ce vil­lage, les Maro­cains récem­ment venu d’Espagne par exemple, se sentent très peu reliés au quar­tier. Ils ne vont pas du tout avoir de dis­cours type « notre quar­tier ». Pour se for­mer, les jeunes sont bien obli­gés de sor­tir d’une com­mune qui n’a qu’une seule école secon­daire et aucune uni­ver­si­té. Et même par­mi les jeunes disons « pro­blé­ma­tique », ceux qui trainent dans la rue et qui s’identifient for­te­ment avec le quar­tier type « Molem, c’est à nous », leur mobi­li­té est bien plus large et suit toute la zone du canal : ils se déplacent à Schaer­beek ou à Ander­lecht. » Le côté vil­lage se retrouve aus­si dans un cer­tain nombre de « règles qui sont dic­tées par la reli­gion et la culture. Par exemple, les femmes maro­caines musul­manes ne vont pas fumer dans le quar­tier. Elles vont le faire au centre-ville de Bruxelles, mais pas dans un salon de thé à Molen­beek. Même si d’autres luttent pour ça, je connais des musul­manes très impli­quées asso­cia­ti­ve­ment qui pra­tiquent l’envahissement des salons de thé pour y impo­ser plus de mixi­té. » Et lorsqu’on lui parle de la sor­tie du cor­res­pon­dant de Libé­ra­tion Jean Qua­tre­mer sur Molen­beek comme étant « l’Arabie Saou­dite » et où la plu­part des femmes seraient voi­lées, Hans rétorque : « Que cette per­sonne vienne juste voir les choses sur place ! Rien que le voile, not an issue [pas un pro­blème ndlr], le nombre de fois qu’on voit des copines ensemble, cer­taines por­tant le voile, d’autres pas ! On doit être dans le 50/50 entre femmes musul­manes voi­lées et non voi­lées, à part peut-être le mar­ché du jeu­di où là elles sont à 90 % voi­lées, ce qui s’explique peut-être par le fait que ce sont sur­tout des femmes âgées, d’une géné­ra­tion plus tra­di­tio­na­liste, qui vont faire le mar­ché.»

Ceci étant, Molen­beek reste une zone urbaine où l’islam est très for­te­ment pré­sent : « Le Vieux Molen­beek est plu­tôt un quar­tier conser­va­teur au niveau éthique où il y a de fortes chances qu’on soit contre l’avortement, l’euthanasie, le sexe avant le mariage, etc. Il ne faut pas juger et condam­ner, mais prendre ce conser­va­tisme comme un point de départ, voir les dyna­miques à l’œuvre et les évo­lu­tions pos­sibles tout en sachant qu’on ne peut pas espé­rer que tout le monde s’émancipe à un rythme unique et uni­forme impo­sé par une socié­té large. Il faut aller pas à pas. » Et de poin­ter par exemple le fait de mettre des hommes et des femmes ensemble pour voir un spec­tacle pré­pa­ré par des femmes du quar­tier, inima­gi­nable il y a 10 ans et qui devient pos­sible aujourd’hui. Ou une mixi­té appa­rem­ment de mieux en mieux accep­tée dans les ate­liers artis­tiques alors qu’elle était com­pli­quée à réa­li­ser il y a quelques années. Rien n’est figé donc, il est néces­saire de por­ter un regard dyna­mique sur la situa­tion et de mesu­rer le che­min par­cou­ru. « Même s’il ne faut pas négli­ger non plus le fait qu’il y a aus­si en paral­lèle un mou­ve­ment vers de nou­velles formes de conser­va­tismes et vers une ultraor­tho­doxie. Il y a les deux en même temps. »

MOLENBEEK FACE AU MIROIR MÉDIATIQUE

Face à l’image d’un Molen­beek coupe-gorge sou­vent décrit média­ti­que­ment, Hans indique que « dans le Vieux Molen­beek, si l’on croit les chiffres de la police, la cri­mi­na­li­té est en baisse. Molen­beek n’est plus le far-west qu’elle a pu être. Je pense qu’il faut faire une dis­tinc­tion entre la cri­mi­na­li­té réelle et la per­cep­tion émo­tion­nelle de la sécu­ri­té. » Par rap­port à ce der­nier point, il reste des défis : « Le deal reste encore trop visible à mon sens. La lutte contre l’insalubrité doit être menée de manière encore plus ambi­tieuse, tout comme celle contre le har­cè­le­ment de rue des femmes. » Un har­cè­le­ment qui touche d’ailleurs aus­si des femmes voi­lées. « Il y a tout un bou­lot à faire à ce niveau. Mais il n’y a sûre­ment pas de « no-go zones », c’est-à-dire de zones où la police ne pour­rait pas rentrer. »

Sou­vent mise en avant, la situa­tion catas­tro­phique de l’emploi (très pré­oc­cu­pante avec 30 % de chô­mage et un taux qui dépasse les 40 % pour les moins de 25 ans) ne doit pas non plus mas­quer d’autres dyna­miques en cours : « Molen­beek n’est pas que pau­vre­té et chô­mage. N’oublions pas qu’il y a 70 % des actifs qui tra­vaillent et pro­duisent des richesses. Richesse cultu­relle du sec­teur asso­cia­tif, mais aus­si pro­duc­tion éco­no­mique des start-ups atti­rées par les loyers modé­rés, des com­mer­çants, des entre­pre­neurs d’import-export tout à fait mon­dia­li­sé qui passent leur temps à voya­ger. Il y a près de 400 entre­pre­neurs rien que dans ce tout petit quartier. »

Par rap­port à l’image d’un Molen­beek sou­te­nant ter­ro­risme et dji­ha­disme, Hans rap­pelle que s’il existe, dans le cadre de réseaux cri­mi­nels, un groupe infime à l’échelle de la com­mune qui s’entraide et peut béné­fi­cier de l’appui d’un cercle de proches, on est loin de l’omerta sup­po­sée et du sou­tien géné­ra­li­sé de tout un quar­tier ou de toute une com­mu­nau­té deve­nue au contraire très consciente des dan­gers de la radi­ca­li­sa­tion. Si les pre­miers par­tis en Syrie au début de la guerre civile ont pu pas­ser un temps pour des héros allant com­battre « Bachar le bou­cher », à une époque où per­sonne ne fai­sait rien contre lui, les images de déca­pi­ta­tion de Daesh et les atten­tats de Paris et Bruxelles ont fini par dis­cré­di­ter tota­le­ment les dji­ha­distes au sein du quar­tier. « Ils sont una­ni­me­ment condam­nés. Chez les jeunes, le 22 mars, c’était le choc total, ils espé­raient même que les auteurs n’étaient pas arabes, car ça allait for­cé­ment leur retom­ber des­sus. Et lorsque Jan Jam­bon a décla­ré que des gens avaient dan­sé pour fêter les atten­tats, ça a offus­qué beau­coup de monde ici, qui était tout autant mar­qué que le reste de la Bel­gique par les évè­ne­ments. Il ne faut pas oublier que Loub­na Laf­qui­ri, qui habi­tait Molen­beek, a lais­sé la vie à Mael­beek. »

In Molenbeek, Hans Vandecandelaere, Epo, 2015

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