« Je reviendrai et nous serons des millions » (Túpac Katari)
Avril 2011. Je suis assis dans un grand immeuble de La Paz, la capitale politique de la République de Bolivie. Séminaire sur la lutte contre les discriminations, dans un pays qui compte plus de 60% de sa population d’origine indienne. A mes côtés la représentante des Nations-Unies pour les droits de l’homme et la ministre de la Justice, Nilda Copa.
Nilda Copa est jeune, indienne, habillée selon les traditions vestimentaires de l’indianité. Jupe de couleurs vives et haut chapeau noir arrondi. Ses deux téléphones portables n’arrêtent pas de grésiller. Ses conseillers, en costume-cravate, virevoltent autour de leur Ministre. Au premier rang, un blanc moustachu, général des forces armées de la Bolivie. A ses côtés, un des hauts responsables de la Marine, dans ce pays qui a perdu son accès à la mer.
La symbolique me frappe. Les militaires qui écoutent avec attention la ministre du président Evo Morales. Quel renversement ! Il y a encore quelques décennies, l’Amérique latine illustrait les peuples écrasés sous la botte des juntes armées. Pinochet et Vileda qui avaient anéanti les espérances de l’unité populaire de Salvador Allende et les processus égalitaires à Buenos-Aires. Aujourd’hui, à La Paz, tout en haut de la Cordillère, dans ce pays où a été assassiné le Che et capturé Klaus Barbie, dans ce pays où, pour la première fois, un président est d’origine indienne, les traditionnels représentants de l’ordre, de la sécurité, souvent de l’oppression et de la torture, attendent sagement et respectueusement la fin du discours de la ministre, issue de l’indianité. Sommes-nous toujours dans la même Amérique latine ?
Quelques jours auparavant, je traversais le Pérou, de Cusco au lac Titicaca, en pleine campagne présidentielle. Le candidat de la gauche, Ollanta Humala, est arrivé en tête du premier tour. Suivi par la fille de Fujimori, l’ancien chef de l’Etat, corrompu et traduit devant les tribunaux. Rien n’indiquait qu’Ollanta allait l’emporter tant les forces conservatrices, les médias, l’oligarchie foncière, les intérêts multinationaux, sont puissants. Le verdict est tombé le 5 juin : il a été élu président du Pérou. Imaginez un peu la victoire d’un indien à Lima. Après la Bolivie, l’Equateur, le Venezuela. Après la victoire des forces de la solidarité à Montevideo, à Brasilia, à Buenos-Aires, au-delà des différences politiques et des spécificités nationales. A quelques malheureuses exceptions près, de Bogota à Santiago, c’est maintenant quasi tout un continent qui bascule dans les espoirs de solidarité et de fraternité. Vu l’état de la gauche en Europe et ailleurs dans le monde, voilà une formidable bouffée d’air pour le droit des peuples et la dignité des damnés de la terre.
La veille, au soir d’une rencontre très émouvante avec la communauté afro-bolivienne de La Paz, des citoyens encore plus discriminés que les indiens par l’arrogance métis et créole de la bourgeoisie locale, nous avons assisté au spectacle « Les veines ouvertes de l’Amérique latine » d’après le superbe récit d’Eduardo Galeano, paru en 1971. Une saisissante reconstitution de toutes les dominations, des Espagnols aux Français, des Anglais aux Américains, et de tous les esclavages qui ont décimé hommes, femmes et enfants pendant des siècles. Pour le sucre, le café, le caoutchouc, l’or, l’argent, le gaz, le pétrole, la coca. Et toutes les résistances qui se sont levées, de Bolivar à Sandino, de Lula à Correa, pour refuser l’ordre dominant du capitalisme occidental. Des civilisations se sont effondrées, des Mayas aux Incas. Des peuples exterminés, par la variole et la dictature. Des militants martyrisés, de Victor Jara à tous ces anonymes disparus et dont les mères, inlassablement, réclament justice. Aujourd’hui, après tant de souffrances et de tragédies, les peuples de tout un continent dressent le poing.
Ce poing dressé, cette revanche des peuples tant massacrés torturés, niés dans leurs identités, dominés et exploités par l’Europe puis par les successives administrations de Washington, s’illustrent magnifiquement par l’arrivée au pouvoir de Morales et de Chavez, de Kirchner et de Dilma Rousseff, de Correa et maintenant de Ollanta. Chacun, à son rythme et selon les circonstances nationales, veut rompre avec le néo-libéralisme, plus ou moins encadré par des régimes militaires, qui a prévalu pendant des décennies. Les politiques sociales, la défense de l’environnement, la réappropriation par l’Etat de son rôle moteur dans l’économie, la nationalisation, plus ou moins avancée, des ressources naturelles, malgré l’opposition, parfois violente, des aristocraties et des propriétaires fermiers, toutes ces politiques courageuses, bien éloignées des atermoiements de la sociale-démocratie du vieux continent, représentent aujourd’hui un phare pour la gauche mondiale.
Ce qui me frappe, c’est souvent l’exceptionnelle désinformation en Europe sur ces processus de transformation sociale et culturelle. Quelle erreur. Quel contresens. De Caracas à La Paz, la presse, totalement libre, tire à boulets continus, via les chaînes de télévisions privées, contre les gouvernements démocratiquement élus. Dans la capitale du Venezuela, j’ai arpenté les sentiers des bidonvilles, perchés sur les hauteurs : des centres de santé, des coopératives alimentaires, des créations culturelles. Dans celle de la Bolivie, Sucre, jusqu’il y a peu, les femmes ne pouvaient pas accéder aux places publiques en costume traditionnel. Une insupportable discrimination à laquelle le gouvernement Morales a mis fin.
Ce printemps des peuples en Amérique latine lève les enthousiasmes et les résistances. Mais ces métamorphoses restent fragiles tant les ennemis de la plèbe sont vigoureux et déterminés, de la critique des armes aux armes de la critique. Une des plus grandes figures intellectuelles de notre temps, Alvaro Garcia Linera, intellectuel engagé aux côtés du « Nelson Mandela de l’Amérique latine », vice-président d’Evo Morales, inspiré par Antonio Gramsci et Pierre Bourdieu, évoque dans certains textes ce point de bifurcation d’un État, d’une révolution, d’un processus radical de changement social et culturel. Ce point de bifurcation, ce moment de confrontation des forces, est proche, pense-t-il, pour son pays. Il l’est pour tout un continent. C’est historique. C’est aussi le moment de ne pas trop hésiter pour une gauche européenne, parfois trop sensible aux sirènes du compromis et d’une propagande qui veut étouffer, sous le nom de populisme, l’émancipation des peuples. El pueblo, unido, jamás…