Les sages et les fous

Par Jean Cornil

Photo : CC BY 2.0 par Beatrice Murch

Le ver­tige intel­lec­tuel me dépasse com­plè­te­ment. Je ne dois rien com­prendre à mon époque. D’un côté les études scien­ti­fiques de plus en plus nom­breuses, nous pré­disent le bas­cu­le­ment du monde dans les pro­chaines décen­nies. De l’autre, nos déci­deurs, de la poli­tique à la culture, rai­sonnent et agissent à par­tir des sché­mas du 20siècle.

Trans­for­ma­tions accé­lé­rées de la nature, crois­sances pro­duc­tives comme unique solu­tion, consom­ma­tions illi­mi­tées comme sens de l’existence. La crise n’est qu’une panne, un pas­sage désa­gréable avant de retrou­ver le che­min, certes moder­ni­sé et légè­re­ment décar­bo­ni­sé, d’un âge d’or à l’image des années d’Après-guerre.

Quel déca­lage, quel hia­tus entre les débats éco­no­mi­co-socié­taux qui saturent les médias en ron­ron­nant les solu­tions du pas­sé et les pré­dic­tions catas­tro­phiques de pen­seurs et de savants. Un gouffre entre les pro­phé­ties sur l’effondrement pro­gram­mé des éco­sys­tèmes et le cadre men­tal archaïque qu’il pré­side aux contro­verses satis­faites à pro­pos de l’actualité. La césure n’est plus tant entre un capi­ta­lisme débri­dé et une social-démo­cra­tie essouf­flée, qui conserve une per­ti­nence de sur­face, qu’entre l’optimisme béat de la très mesu­rée tran­si­tion éco­lo­gique et l’anthropologie aus­si noire qu’implacable que nous four­nissent les don­nées de plus en plus inquié­tantes des rele­vés scientifiques.

Une étude col­lec­tive, publiée par la très sérieuse revue Nature, décrit notre pla­nète au bord d’un seuil cri­tique qui modi­fie­rait radi­ca­le­ment nos condi­tions de vie. Le res­pon­sable ? L’homme. Le der­nier seuil en date ? La révo­lu­tion néo­li­thique il y a 12.000 ans. Et pen­dant cette adve­nue d’un chan­ge­ment d’ère, nos élites dis­sertent et se confrontent sur la relance des indus­tries, le main­tien du pou­voir d’achat ou la géo­po­li­tique la plus tra­di­tion­nelle. Loin de moi l’idée que ces thèmes ne soient pas déci­sifs pour la vie de cha­cun, ici et main­te­nant, sur­tout pour les plus humbles broyés par les muta­tions éco­no­miques. Mais ne pas les ins­crire dans l’anticipation de la dévas­ta­tion qui s’annonce est tota­le­ment irres­pon­sable, du moins si l’on pos­sède le sens de la pro­lon­ga­tion de la des­ti­née humaine.

Ce fos­sé entre ce que nous pen­sons, nous croyons et ce que nous savons, comme l’explique Jean-Pierre Dupuy, est pro­pre­ment ahu­ris­sant. Pour celui qui veut ten­ter d’un peu moins mal décryp­ter son époque, au-delà des scan­sions élec­to­rales et des diver­tis­se­ments olym­piques. Une fron­tière céré­brale nous coupe en deux. Nous agis­sons comme si le grand réser­voir de la nature était illi­mi­té, pai­sible et à notre entière dis­po­si­tion. Mais un regard un peu sérieux, au-delà des nou­velles du soir ou de la petite phrase sur les réseaux sociaux, sur les ana­lyses scien­ti­fiques nous laisse apeu­rés et affo­lés. Sans ver­ser dans le scien­tisme, qui sont les fous et qui sont les sages ?

Entre­voir la catas­trophe, décrite par l’étude de Nature, à pro­pre­ment inima­gi­nable pour les esprits de cha­cun d’entre nous, est le seul moyen d’obtenir une chance de l’éviter. « À quoi pou­vaient donc bien pen­ser nos parents ? Pour­quoi ne se sont-ils pas réveillés alors qu’ils pou­vaient encore le faire ? ». Cette cita­tion d’Al Gore illustre ce que pour­ront pen­ser nos des­cen­dants de notre som­no­lence morale et de notre gigan­tesque erreur intel­lec­tuelle. Mais, à la fin des fins, peut-être est-ce le des­tin de l’homme de che­mi­ner vers le néant, la tête emplie de rires et de promesses ?