Le vertige intellectuel me dépasse complètement. Je ne dois rien comprendre à mon époque. D’un côté les études scientifiques de plus en plus nombreuses, nous prédisent le basculement du monde dans les prochaines décennies. De l’autre, nos décideurs, de la politique à la culture, raisonnent et agissent à partir des schémas du 20e siècle.
Transformations accélérées de la nature, croissances productives comme unique solution, consommations illimitées comme sens de l’existence. La crise n’est qu’une panne, un passage désagréable avant de retrouver le chemin, certes modernisé et légèrement décarbonisé, d’un âge d’or à l’image des années d’Après-guerre.
Quel décalage, quel hiatus entre les débats économico-sociétaux qui saturent les médias en ronronnant les solutions du passé et les prédictions catastrophiques de penseurs et de savants. Un gouffre entre les prophéties sur l’effondrement programmé des écosystèmes et le cadre mental archaïque qu’il préside aux controverses satisfaites à propos de l’actualité. La césure n’est plus tant entre un capitalisme débridé et une social-démocratie essoufflée, qui conserve une pertinence de surface, qu’entre l’optimisme béat de la très mesurée transition écologique et l’anthropologie aussi noire qu’implacable que nous fournissent les données de plus en plus inquiétantes des relevés scientifiques.
Une étude collective, publiée par la très sérieuse revue Nature, décrit notre planète au bord d’un seuil critique qui modifierait radicalement nos conditions de vie. Le responsable ? L’homme. Le dernier seuil en date ? La révolution néolithique il y a 12.000 ans. Et pendant cette advenue d’un changement d’ère, nos élites dissertent et se confrontent sur la relance des industries, le maintien du pouvoir d’achat ou la géopolitique la plus traditionnelle. Loin de moi l’idée que ces thèmes ne soient pas décisifs pour la vie de chacun, ici et maintenant, surtout pour les plus humbles broyés par les mutations économiques. Mais ne pas les inscrire dans l’anticipation de la dévastation qui s’annonce est totalement irresponsable, du moins si l’on possède le sens de la prolongation de la destinée humaine.
Ce fossé entre ce que nous pensons, nous croyons et ce que nous savons, comme l’explique Jean-Pierre Dupuy, est proprement ahurissant. Pour celui qui veut tenter d’un peu moins mal décrypter son époque, au-delà des scansions électorales et des divertissements olympiques. Une frontière cérébrale nous coupe en deux. Nous agissons comme si le grand réservoir de la nature était illimité, paisible et à notre entière disposition. Mais un regard un peu sérieux, au-delà des nouvelles du soir ou de la petite phrase sur les réseaux sociaux, sur les analyses scientifiques nous laisse apeurés et affolés. Sans verser dans le scientisme, qui sont les fous et qui sont les sages ?
Entrevoir la catastrophe, décrite par l’étude de Nature, à proprement inimaginable pour les esprits de chacun d’entre nous, est le seul moyen d’obtenir une chance de l’éviter. « À quoi pouvaient donc bien penser nos parents ? Pourquoi ne se sont-ils pas réveillés alors qu’ils pouvaient encore le faire ? ». Cette citation d’Al Gore illustre ce que pourront penser nos descendants de notre somnolence morale et de notre gigantesque erreur intellectuelle. Mais, à la fin des fins, peut-être est-ce le destin de l’homme de cheminer vers le néant, la tête emplie de rires et de promesses ?